Chapitre 39 - Glissement de terrain
Le vieil homme scrutait l'horizon, complètement immobile. Sa silhouette décharnée, impression accentuée par son costume noir et cintré, se dressait au sommet de la colline comme un tronc carbonisé. Identique à une statue, il gardait les yeux ouverts sans les cligner. Margot se demandait même s'il avait besoin de respirer.
Le brouillard électrique n'avait duré que quelques secondes. La chevelure rousse de Margot, flamboyante comme un feu de fin d'été, semblait danser dans l'air. Chaque mèche grésillait d'un éclat irréel et magnétique. La sorcière ne remarqua pas le phénomène. Elle aussi observait autour d'elle, perturbée par ce nouveau changement de décor, ainsi que par la présence du dignitaire de la Fondation à ses côtés. Cette fois-ci, elle en était certaine, ce n'était l'environnement qui avait changé, il s'agissait d'eux-mêmes qui s'étaient déplacés !
L'Agent Harris avait failli perdre l'équilibre. Par réflexe, elle s'était accrochée à l'épaule de la sorcière. Bouche bée, la jeune femme reconnaissait l'entrée de l'instance par laquelle elle était arrivée, à Bordeaux. Ils étaient retournés sur les hauteurs, avec le lac paisible en contrebas. Elle se souvenait des dalles en pierre, qui lui rappelaient celles qu'elle avait vu lors de son voyage en Grèce, au printemps. Le ciel avait changé de physionomie. De gros nuages noirs et boursoufflés menaçaient de se déverser sur les collines qui bordaient le lac. Harris lâcha brusquement Margot et se retint de s'excuser. La sorcière lui paraissait moins dangereuse que son patron. Elle se demandait ce que le Premier Secrétaire pouvait encore faire. Elle avait honte, mais elle pensait à lui en premier quand elle utilisait le terme « d'aberration », et non à la sorcière rousse.
– Comment faites-vous ? demanda Margot. La magie ne permet pas de nous téléporter.
Le vieil homme ne réagit pas. Etait-il encore présent à l'intérieur de cette carcasse rachitique ?
– Ce que vous appelez magie, répondit-il enfin, dans un souffle, ce ne sont que des bêtises d'enfants mal éduqués. Vous ne comprenez pas ce que vous maniez. Vous altérez. Vous souillez. Vous méritez cent fois le sort que je vous réserve.
– Mais la téléportation ?
Le corps du Premier Secrétaire se contracta, comme s'il reprenait vie. Il se tourna lentement vers l'Agent Harris en ignorant totalement Margot. La jeune voyante se sentit très vulnérable.
– La jeune aberration que nous traquons a enfin réagi à notre piège. Je n'ai pas de doutes qu'elle va nous rejoindre d'ici peu. Surveillez notre prisonnière. Je ne veux pas être dérangé. Attachez-là, voulez-vous ? Vous devez bien avoir des menottes, non ?
– Oui, monsieur.
– Très bien, mettez-lui. Maintenant.
Le vieil homme se désintéressa ensuite des deux femmes. Il fit quelques pas en direction du lac. Le dos tourné, il se figea de nouveau en attendant sa proie. Un léger crépitement d'énergie magique le traversa et il disparut complètement pendant quelques instants, mais ce fut très rapide et elles ne remarquèrent pas.
L'Agent Harris sortit ses menottes de la main gauche. Elle dévisageait la sorcière afin de sonder ses intentions. Elle était prête à se servir de son fusil mitrailleur tout en espérant ne pas avoir à le faire.
– Je ne comprends rien, mais j'ai l'impression que toi non plus.
– Taisez-vous. Vos mains derrière le dos.
– Ton patron, il n'est pas ce qu'il prétend être. Si la Fondation protège l'humanité des dérives de la magie alors il fait quoi, lui ?
– Je n'ai pas envie d'en discuter avec vous.
Margot réprima son envie de secouer l'agent de la Fondation.
– Tu ne vas pas pouvoir te cacher la réalité très longtemps. Réfléchis à qui fait quoi, ici.
– Vos mains...
Harris s'apprêtait à l'attacher lorsque l'explosion eut lieu.
Elle fut projetée sur les dalles. Sa tête frappa violemment le sol. Elle remarqua à peine Margot qui criait quelque chose, elle aussi à terre. Non, Harris avait les yeux rivés sur la scène irréelle juste devant elle.
L'instance s'était littéralement déchirée. Des lambeaux de ciel, misérables fanions dont les nuages déversaient une pluie saccadée et sanguine, encadraient un paysage qui n'avait rien de commun avec celui qui environnait l'agent Harris. L'explosion avait soufflé l'instance et déversait une tempête d'énergie électrique. Au-delà de la cicatrice céleste, la voyante discernait avec stupéfaction les toits géométriques des entrepôts bordelais. L'instance déchiquetée par l'onde de choc se désagrégeait et des pans entiers de la colline chutaient à l'intérieur de la faille de la taille de dix terrains de football. Fascinée, Harris observait avec un mélange de fascination et d'horreur la catastrophe. Elle ne doutait pas que sa dernière heure était arrivée. Les bras ouverts, elle attendait la sentence, en acceptant cette fin grandiose et violente.
Margot de son côté, ne resta pas longtemps stupéfaite. Elle n'avait jamais entendu parler d'une fracture de cette taille, mais plus rien ne l'étonnait quand il s'agissait de Lucy. C'était sa protégée, elle aurait pu le parier. Elle ressentait la force de sa colère à chaque bourrasque brûlante de l'été caniculaire bordelais qui pénétrait dans la vallée paradisiaque du vieil homme. Nul doute que l'explication allait faire des dégâts, et la sorcière avait l'humilité de comprendre qu'elle ne jouait pas dans la même catégorie. Elle se précipita en direction de la première faille, celle par laquelle elle avait pénétré dans l'instance. La colline glissait inexorablement à l'intérieur de la plaie béante et gigantesque. Le grondement de la roche que l'énergie magique broyait, ainsi que l'eau du lac et celui de la pluie qui s'écrasaient sur les entrepôts ravagés par les avalanches de matières, rendaient impossible toute communication.
Margot escalada sans se retourner la colline effondrée à quatre pattes. Elle agrippait les mottes d'herbes ou, quand elle y parvenait, les dalles qui se déchaussaient au fur et à mesure que l'instance entière glissait dans la cassure géante. Elle se fichait de la mercenaire en treillis, avec ses menottes et son fusil. Elle se fichait encore plus du vieux dignitaire de la Fondation, qui avait très probablement d'autres préoccupations que de la surveiller.
Autour d'elle, tout se disloquait. Les arbres du verger se déracinaient avec force craquements sinistres. Ils glissaient sur l'herbe, attirés par le gouffre gourmand qui avalait tout. Margot pensa plusieurs fois être emportée par l'un d'eux. Des branches sournoises la déséquilibrèrent. Elle glissa plusieurs fois, paniquée à l'idée de chuter. Elle se retint à tout ce qui tenait encore dans l'instance, et continuait sa progression vers la faille. Derrière son épaule, elle crut entendre un hurlement terrifié.
Ce devait être la jeune femme noire, emportée par la folie magique. La sorcière ne ressentit rien. Elle avait de grande chance de subir le même sort. Il ne lui restait pourtant que quelques mètres pour atteindre l'élégante faille par laquelle elle avait pénétré dans ce lieu maudit.
Avec l'énergie du désespoir, Margot grognait comme un animal pris au piège. La paroi ne cessait de se redresser, et son ascension s'apparentait de plus en plus à de l'escalade, les mousquetons et la roche solide en moins. Elle s'écorcha les deux mains. Un caillou roula à pleine vitesse et rebondit avec violence sur son arcade sourcilière. Elle sentit aussitôt le liquide chaud couler jusqu'à son menton. Au prix de nouveaux efforts, elle atteignit enfin la faille et passa à travers. Elle laissait derrière elle la folie.
Seule, elle avait abandonné tout le monde derrière elle. Elle n'eut pas le temps de s'apitoyer sur elle-même ni de penser au chasseur de primes. De l'autre côté de la faille, le chaos avait rattrapé Bordeaux.
La faille géante perçait le ciel nocturne de la capitale girondine. Elle devait se voir où que l'on se situe dans la ville, et à des kilomètres à la ronde. Le grondement obligea Margot à se protéger les oreilles avec les mains. Le sol tremblait. Le contenu de l'instance elle-même se déversait avec fureur et menaçait d'ensevelir le quartier tout entier. Le lac, délogé de son lit naturel, se libérait en une cascade déchainée. Ses eaux rendues noires par la nuit, chutaient avec une violence mortelle, emportant boue, arbres et rochers sur son passage.
Les eaux se fracassèrent contre les entrepôts. Elles engloutissaient véhicules et machines. Elles réduisirent les structures en miettes dans un chaos d'écume et de métal. Une onde de choc traversa les rues, mêlant hurlements, sirènes et grondement des flots déchaînés.
Margot rassembla ses dernières forces et se concentra afin de créer une minuscule instance pour s'y réfugier. Malheureusement, épuisée et choquée, elle ne réussit qu'à s'épuiser encore plus. Elle se servit d'un vélo échoué sur un trottoir et s'éloigna le plus loin possible du chaos. Autour d'elle, la population paniquée l'imitait, hébétée et criant au jugement dernier.
Lorsque toutes les collines eurent elles-aussi chuté, le village de carte postale que la sorcière avait traversé s'écrasa enfin sur la butte de plusieurs centaines de mètres de haut, fumante et ruisselante. Les vestiges en pierre du tribunal, ainsi qu'une colonne inexplicablement fichée dans la terre, trôneraient désormais sur cette nouvelle montagne.
Lorsque le calme revint, ce ne fut qu'un silence incrédule. Un lac s'étendait parmi les ruines, sa surface lisse trahissant l'ombre du drame passé.
Margot avait fui. Elle pédala aussi longtemps qu'elle en fut capable, avec parfois de l'eau jusqu'aux chevilles. Elle se mêla bientôt à la population hébétée qui observait le cauchemar incompréhensible. Des millions de tonnes de terre, d'eau, de végétations et donc, le simili village, avaient redessiné l'ancien quartier industriel. La sorcière se demandait comment les autorités et les scientifiques pourraient expliquer le phénomène.
Le choc de la catastrophe passée, la ville réagit enfin. Des sirènes retentirent. Des gyrophares rivalisèrent avec les incendies qui s'étaient déclarés par dizaines. Une nouvelle série d'explosions fit trembler le sol. Des rets de lumières aveuglantes fendirent le ciel, mais ce n'était pas des éclairs. Des craquements monstrueux emplissaient l'atmosphère, comme si la trame de l'Instance-Terre elle-même subissaient des dommages irréversibles. Quoi qu'il se passe à l'instant même, c'était d'ordre magique et à une échelle inédite pour Margot. La sorcière priait pour que Lucy ne fasse pas n'importe quoi.
Cette nuit-là, les victimes se compteraient par centaines. Il y aurait un avant et un après, Margot le savait. Tandis qu'elle reprenait son souffle, des véhicules de l'armée déboulèrent dans la rue. Elle crut apercevoir des grésillements d'énergie magique, quelque part, sur la nouvelle montagne, mais elle n'aurait pas pu le jurer.
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Notes de l'auteur :
Rien à dire. La suite très vite !^^
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