Chapitre 37 - Anomalies
Margot s'était assise sur le fauteuil comme on lui avait demandé. La jolie rousse gardait les bras croisés sur sa poitrine. Les yeux fermés, elle tentait de visualiser la structure de l'instance et des failles à proximité. Si elle y parvenait, elle aurait aussi voulu définir la signature magique des personnes présentes dans le tribunal.
Elle ne discernait rien. Pire encore, le vieil homme en face d'elle, qu'elle savait important, ne dégageait pas la moindre trace. Là où elle aurait dû voir la signature d'un humain de base, à défaut d'un sorcier, il n'y avait qu'une tâche obscure et impénétrable. Peut-être n'était-il même pas présent en réalité ? Il s'adressait à ses sbires et même, à Gregor, mais elle ne sentait pas la moindre fibre de sa présence lorsqu'elle portait autour d'elle son regard magique. D'ailleurs, le tribunal lui-même semblait entouré d'un néant muet de toute information.
Margot rassemblait toutes ses ressources mentales afin de continuer à réfléchir. Elle ne comprenait pas. Elle n'avait jamais rencontré pareille situation. Plus que tout, elle s'était fourvoyée sur la Fondation et ceux qui pourchassaient les siens. Elle avait toujours cru à un ramassis d'Aveugles effrayés et obtus, dont la traque n'avait pas changé depuis des siècles. Elle savait qu'ils employaient des traitres comme Wagner, mais cela ne changeait pas grand-chose à la représentation qu'elle s'était faite d'eux. Une pathétique petite bande, avec des wagons de retard sur elle.
L'instance dans laquelle elle se trouvait ne correspondait pas à cette image. Pire encore, le vieil homme n'avait rien en commun avec Wagner. Elle ne voyait pas. Il lui semblait qu'il faisait corps avec la trame de l'instance, ce qui n'avait aucun sens...
Le cœur de Margot battait fort. Elle entendait les pulsations contre ses tympans. Sa respiration s'accélérait. La panique se faufilait dans ses pensées. Il fallait qu'elle se calme, et qu'elle se raccroche à une image positive. La sorcière laissa échapper un soupir exaspéré. A cet instant précis, il n'y avait qu'un sentiment de découragement qui prédominait.
Machinalement, Gregor porta à ses lèvres la minuscule tasse de thé. Il but. Thé à la vanille, apparemment. Il pouvait bien être empoisonné, il s'en foutait. Margot avait décroché. Elle s'était réfugiée dans ses pensées et il ne fallait pas compter sur elle pour le moment. Le chasseur de primes observa son environnement.
La salle était immense et offrait de nombreuses possibilités pour se protéger. Le mobilier comptait quelques objets en bois massif et en métal susceptibles de servir d'armes improvisées. Les types qui surveillaient aux extrémités du tribunal ressemblaient à des peons, mais il pouvait se tromper. En excluant fake-Lucy, il ne restait plus que les deux militaires et le papi. Que dalle...
Gregor termina son thé et eut un rire nerveux.
– Ravi que vous preniez la situation avec le sourire, dit le vieil homme.
– Excusez-moi, mais personne ne nous a présenté. Je ne parle pas à des inconnus.
Spengler attrapa le chasseur de primes par les cheveux et lui tordit brutalement le cou.
– Du respect quand tu t'adresses au Premier Secrétaire, misérable.
– Du calme, Commandeur. Hostile 24 tente une dernière bravade. J'imagine qu'il s'agit d'un moyen d'évacuer sa nervosité.
Spengler relâcha Gregor avec rudesse.
– Vous devez vous douter de qui je suis, non ?
– Le chef de la Fondation, je suppose ?
– Oh non, les trois dirigeants de notre noble institution ne se déplacent pas pour une simple affaire comme celle qui nous rassemble aujourd'hui. Je n'en suis que l'humble Premier Secrétaire.
Le vieil homme sourit de nouveau. Ses dents brillaient et la peau de son visage se tendit, comme si la maigreur extrême ne lui permettait que difficilement une telle gymnastique.
– Et c'est quoi, l'affaire en question ? demanda Gregor, autant pour gagner du temps que pour comprendre la singulière personne qui lui faisait face.
– La jeune fille, que vous avez eu la faiblesse de vouloir aider. Elle est dangereuse. Vous autres, Aberrations, ne mesurez pas la dangerosité de vos aptitudes contre-nature.
– Comment ça dangereuse, ce n'est qu'une gamine !
– Elle est jeune, certes. Elle a cependant démontré des capacités de nuisance hors du commun. Elle a détruit la trame de notre monde.
– Vous parlez de Montpellier ? Allons, ses pouvoirs se sont manifestés à ce moment-là ! Elle ne comprenait pas ce qu'elle faisait.
– En quoi cela est une excuse ? Chacune des incisions que vous autres, Aberrations, pratiquez sur la trame de notre univers sont autant de cicatrices Vous souillez une grande œuvre dont vous ne comprenez rien.
– Mais vous en savez quoi, vous ?
Le vieil homme obligea Gregor à baisser les yeux. Le chasseur de primes ne pouvait pas soutenir ceux, gris et délavés, du dignitaire de la Fondation.
– J'en sais beaucoup plus que vous n'en serez jamais. La jeune fille a un pouvoir de nuisance que nous ne pouvons tolérer. Elle, plus que tout autre.
– Elle a déjà beaucoup changé, gémit Gregor.
– Aucune importance.
– Si vous laissez Margot la former, Lucy ne fera pas de vagues et personne ne sera dangereux pour qui que ce soit. Les sorciers ne font de mal à personne, monsieur.
Gregor eut un geste d'agacement. Il sentit immédiatement le canon d'un fusil mitrailleur contre ses omoplates.
– Je peux vous poser une question ?
– Je ne suis pas ici pour assouvir votre curiosité, mais faites. Ce sera ensuite à mon tour de vous interroger, si vous le permettez.
Le vioque ne se comportait pas comme une brute. Il laissait son chien de garde se salir les mains à sa place. Le chasseur de primes espérait que ces civilités lui permettraient d'obtenir un sursis, et peut-être même la vie sauve.
– Ce décor, c'est un tribunal ? Cela veut dire que nous avons la possibilité de nous défendre ?
– Est-ce l'impression que cela donne ?
– Ça dépend, vous nous accusez de quoi ?
– Être des Aberrations, répondit le Premier Secrétaire avec une trace de lassitude dans la voix. Non prévus et non prévisibles. Des virus qu'il convient de retirer du système. Vous pensez pouvoir me convaincre ?
– Oui, mentit Gregor. Tout accusé a le droit de se défendre. Même au Moyen-Age, il y avait des avocats ! Vous devez nous laisser cette opportunité, sinon votre tribunal ne rime à rien.
Le Commandeur Spengler s'était rapproché de l'Hostile 24. Les muscles contractés, l'officier de la Fondation se retenait de ne pas écraser le crâne de ce déchet avec la crosse métallique de son arme. Personne ne pouvait s'adresser comme cela au Premier Secrétaire. L'agent Harris, attentive, avait suivi son mouvement. Fidèle à ses instructions, elle s'efforçait d'obéir aux ordres, quitte à débriefer dans sa tête une fois les événements passés. Elle se tenait juste derrière l'épaule de la sorcière rousse qui continuait d'être absente. Si l'ordre venait, elle la tuerait.
Il ne fallait pas réfléchir aux ordres. Pourtant, Harris n'avait pas compris l'exécution de la fille brune. Il n'y avait aucun dossier sur elle. Plus perturbant encore, il semblait que le Premier Secrétaire soit à l'origine de cette instance, et qu'il l'ait modifié lui-même afin de créer cette mise en scène. Harris comprenait que la Fondation utilise quelques Sorciers, rigoureusement contrôlés, afin de se battre à armes égales contre les Aberrations. Néanmoins, si l'un de leurs leaders était lui-même l'un de ceux qu'ils combattaient, cela changeait la perspective de leur combat. La jeune femme se demandait même si cela ne changeait pas tout.
– Vous surinterprétez le décor que j'ai choisi pour cette rencontre, répondit le vieil homme. Vous n'avez aucun droit ici, à part celui que je pourrais vous accorder si je le jugeais nécessaire. Quant au Moyen-Age, ne parlez pas de ce dont vous ignorez tout.
– D'accord. Ce décor est donc inutile...
Dans un geste d'humeur, rare chez lui, le Premier Secrétaire claqua sa paume de main sur le plateau de son bureau. L'impertinence de ce Voyant atteignait des sommets. L'Hostile 24 n'avait rien à lui apprendre, après tout. La sorcière rousse probablement pas plus, mais le Premier Secrétaire était curieux de l'interroger à propos de la jeune fille qui possédait un indice de puissance de 6759 sur l'échelle de Chamblers. Toute cette mise en scène était pour cette Lucy.
Et la gamine brillait toujours par son absence.
L'atmosphère de l'immense tribunal grésilla. Pendant une longue seconde, il n'y eu qu'une obscurité oppressante, et le battement de paupière suivant, le tribunal avait disparu, avec son lustre, son vernis et ses richesses. Désormais, Gregor était assis derrière une table bancale et graisseuse. A ses côtés, Margot avait failli tomber sur la paille pourrie et souillée qui recouvrait le sol inégal. Elle avait les yeux grands ouverts, stupéfaite. Avaient-ils changé d'instance sans se déplacer ? Ou bien c'était l'instance elle-même qui avait changé instantanément ? Dans les deux cas, c'était impossible. Il y avait des règles et des limites à la magie, et ce changement soudain n'en respectait aucunes.
Gregor jeta un coup d'œil autour de lui. Ils se trouvaient dans une sorte de prison puante et médiévale, avec tout ce qui allait avec, la cheminée et ses braises, les outils sinistres et l'atmosphère irrespirable. Le chasseur de primes avait surtout noté un détail. Les types qui gardaient le tribunal avaient disparu dans l'opération, ainsi que le cadavre de cette pauvre Anya. Il ne restait que la vieille momie avec ses deux militaires, et fake-Lucy avec son sourire inexpressif. Les deux paramilitaires, en revanche, regardaient autour d'eux. Eux aussi semblaient ne pas comprendre ce qu'il s'était passé.
Le vieil homme observait Gregor avec un sourire qui n'avait plus rien de sympathique. Toujours assis dans son fauteuil ergonomique et moderne, il n'avait jamais paru plus anachronique.
– L'environnement vous satisfait, maintenant ?
– C'est douillet... Comment vous avez fait ça ?
– Assez de questions. C'est à moi d'en poser.
Gregor allait réagir quand Margot lui pressa l'avant-bras. Il se tut, soulagé que son amie ait repris le contrôle d'elle-même. La sorcière leva ses mains en signe de paix. Elle se redressa lentement. L'Agent Harris jeta un coup d'œil à Spengler, qui attendit un signe du Premier Secrétaire à son tour. Le vieil homme acquiesça.
Margot se rapprocha de l'âtre où rougeoyait des braises. Leur lumière vacillante projetait des ombres longues et menaçantes sur les murs inégaux et recouverts de crasse. Elle observa les vestiges du feu avec attention. Au bout de quelques secondes, elle s'adressa au vieil homme.
– Qui êtes-vous ? L'instance dans laquelle nous sommes, vous la modelez instantanément, en un claquement de doigt, et c'est magnifique. Pourquoi vous nous détestez tant ? Vous êtes un sorcier... meilleur que ce que je croyais possible.
Le Premier Secrétaire s'esclaffa. Un horrible son inarticulé et sec s'échappa de sa gorge. Le rire mourut progressivement dans sa gorge ridée et striée de veinules. Il fit un signe à la jeune femme de se rapprocher. Margot surmonta sa répulsion et obéit. Elle plongea son regard vert vif dans celui, pâle et délavé, du dirigeant de la Fondation.
– Vous ne pourriez être plus éloignée de la vérité, mademoiselle. Je ne suis pas, et je n'ai jamais été un sorcier.
– Vous êtes un maitre dans l'art de créer des instances. Vous maitrisez les failles mieux que le meilleur des sorciers que j'ai rencontrés. Vous êtes quoi, alors ?
Le Premier Secrétaire s'était levé, lui aussi. Son crâne touchait presque le plafond trop bas de la salle de torture exiguë. Le Commandeur Spengler se contracta. A sa connaissance, le noble organisateur de la Fondation n'avait pas quitté Washington depuis des décennies. Il pourrait bien ne pas réagir si la sorcière tentait une quelconque perfidie. L'Agent Harris, elle aussi, se tenait prête à intervenir. La fausse Lucy se dandinait d'un pied sur l'autre, en réajustant constamment sa chevelure. Gregor avait remarqué ce petit miracle. Plus personne ne se souciait de lui. Il savait aussi que s'il tentait quoi que soit de maladroit, il condamnait Margot.
Le chasseur de primes resta immobile. Il attendrait le bon moment.
– Vous autres, vous n'auriez jamais dû exister, dit le Premier Secrétaire. Ce n'était pas prévu comme ça.
– Qu'est-ce qui était prévu, alors ?
– Des créatures simples, dont l'évolution perpétuelle n'aurait pas fini de nous ravir.
– Je ne comprends pas, monsieur. Qui ça, nous ?
– Les premiers d'entre vous qui sont apparus, nous les avons éliminés de suite. C'était facile, vous n'étiez pas nombreux et faciles à repérer. D'autres créateurs d'univers ont décidé de laisser faire. Après tout, le principe était de laisser prospérer la vie. Je n'étais pas de cet avis, bien sûr. Vous étiez une anomalie. Et les anomalies, on les répare ou on les désassemble.
Margot ne parvenait pas à croire ce qu'elle entendait. Cet homme était-il vraiment ce que suggérait ses propos ? Elle avait mille questions qui se bousculaient dans sa tête.
– Je suis parvenu à garder la Terre propre très longtemps mais je ne pouvais pas empêcher les aberrations humaines des autres univers de venir ici. Avec le temps, vous avez prospéré. Dans l'ombre, comme des cafards.
Une moue de dégoût apparut sur le visage du Premier Secrétaire.
– Je suis déçu. Mon stratagème était destiné à attirer la jeune aberration que vous avez décidé de prendre sous votre protection. Elle n'est pas venue.
– Elle ne viendra pas, s'exclama Margot qui se rapprocha encore du vieil homme. Elle doit être loin, à l'heure qu'il est. Je pourrais la retrouver et lui ordonner de se tenir éloignée de l'Instance-Terre à tout jamais. Elle m'écoute, moi. Je pourrais vous débarrasser d'elle sans la moindre effusion de sang.
La main exsangue du Premier Secrétaire s'attarda sur le visage de Margot, qui ferma les yeux en tremblant. Il glissa sur sa bouche charnue.
– Experte en tromperie et fille du mensonge. Vous pensez que je n'ai pas appris à apprécier les promesses des vôtres, au fil des millénaires ? Cette Lucy doit disparaitre. Et vous aussi.
Un raclement indiqua un mouvement précipité. Gregor avait ramassé une barre en fer. Il frappa de toutes ses forces en direction de Spengler. La barre atteint le canon du fusil du colosse qui voltigea à l'autre bout de la cave.
---
Notes de l'auteur :
Il m'a donné du fil à retordre, ce chapitre ! Beaucoup de monde, et pas envie de foirer le final, forcément. J'espère que cela vous plait.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top