Chapitre 34 - Le dilemme de Peter Parker
La femme poussait son caddy au rayon des alcools. Ses yeux, enfoncés sous des cernes sombres, se posaient sur les différentes bouteilles de vin rouge. Elle en attrapa plusieurs et lut les informations inscrites sur les étiquettes, puis les reposa. Trop chères. Elle se baissa finalement et en choisit quatre parmi celles à moins de 3 euros. Ce serait bien suffisant. En passant, elle attrapa le bourbon premier prix en 70 cl. Direction, les gâteaux apéritifs.
Un peu plus loin, le visage dissimulé dans un sweat à capuche, Lucy pleurait en silence. Ses épaules s'étaient affaissées sous l'effet de l'émotion. Dès qu'elle avait aperçu sa mère, elle n'avait pu retenir le flot de larmes. A présent, elle se rendait compte combien la présence de sa maman qu'elle pensait détester lui avait manquée. Elle aurait donné n'importe quoi pour se lover dans ses bras décharnés, sans se formaliser de son odeur d'alcoolo-tabagique. Un simple câlin.
– Ça va mademoiselle, vous allez bien ?
Un vieux monsieur s'était penché en direction de Lucy. Il allait poser une main sur son épaule mais il se ravisa.
– Je peux vous aider ? Il ne faut pas pleurer, à votre âge.
– Non, merci. Vous ne pouvez rien pour moi.
Lucy s'éloigna et partit se chercher des biscuits et une bouteille d'eau. C'est lorsqu'elle parvint à la caisse qu'elle se rendit compte qu'elle n'avait pas d'argent. Elle hésitait. Elle pouvait tenter la course vers l'extérieur. Ce n'était cependant pas la chose la plus intelligente à faire si elle voulait rester discrète. Eh merde, elle avait soif. La jeune sorcière pensait pouvoir être capable de créer des faux billets potables, mais il lui faudrait un peu de temps et surtout, un modèle.
– Je vais payer pour mademoiselle, entendit-elle, à l'attention de la caissière.
Le vieux monsieur lui fit un sourire et cligna de l'œil. Il posa sa carte sur le boitier sans contact. Un bip informatique informa que la bouteille d'eau et les biscuits pouvaient officiellement quitter le magasin.
– Merci beaucoup.
– Gardez le sourire. Tous vos problèmes vont s'arranger, j'en suis sûr.
Le monsieur retourna à ses courses et Lucy sortit dans la chaleur montpelliéraine de cet été qui n'en finissait pas. Elle respirait fort, en proie à de multiples émotions. Sa mère, d'abord. Elle se rendait compte à présent que ça ne lui faisait pas rien d'être interdite de revenir chez elle, aussi nul soit son chez-soi. Ces salauds de la Fondation ne perdaient rien pour attendre. Sa vie toute cabossée, elle avait de la valeur. Et il y avait ce papi. Elle ne savait pas qui il était. Mais il l'avait vue et il l'avait aidée.
Elle se remit à pleurer.
Lucy essaya de se détendre. Elle prit quelques grandes inspirations, consciente d'avoir les nerfs en pelote. La prochaine destination n'allait pas améliorer la situation. La jeune fille essuya son nez morveux à la manche du sweat et s'éloigna de la grande surface. La dernière chose dont elle avait besoin, c'est que sa mère ne la surprenne ici. Ou quelqu'un d'autre qui pouvait la reconnaitre.
Elle descendit la rue jusqu'au tramway. Elle se demandait si Romi serait chez elle ou en train de traîner quelque part. Dans les films, il y avait toujours des affiches lorsqu'une fille disparaissait. Genre, sur tous les poteaux, aux arrêts et sur les vitrines des magasins. Dans la vraie vie, il n'y avait rien. Tout le monde se foutait qu'une meuf de 16 ans se soit évaporée. Lucy rumina sur cette triste réalité. Renfrognée, elle observait les gens qui vaquaient à leur vie comme de sales égoïstes. Pas un pour s'inquiéter d'une fille en danger.
Lucy savait qu'elle était injuste. Les gens n'avaient aucun moyen de savoir quelles épreuves elle traversait. Les sorciers ne les appelaient pas les Aveugles pour rien ! Elle sortit du tramway et fut prise d'une nouvelle bouffée d'émotions. Ce Kebab, elle y avait bouffé des dizaines de fois. Ce resto coréen faisait les Bubble Tea les plus cools de Montpellier. Et ce magasin de fringues l'avait interdite à vie car elle s'était fait choper en train de voler une fois de trop. Ce quartier, c'était son quotidien. La lumière, les odeurs et même, le vieux clodo qui demandait du fric, elle les connaissait par cœur.
Les parents de Romi logeaient dans un immeuble au premier étage, avec une petite terrasse. Lucy s'assit sur le trottoir en face quelques balcons plus loin, à l'ombre sur les marches d'une résidence. Il n'y avait plus qu'à attendre. Avec un peu de chance, sa meilleure amie se montrerait dans pas trop longtemps. Lucy ouvrit la bouteille d'eau et but. Elle sortit plusieurs biscuits. Elle n'avait pas faim mais il fallait qu'elle avale quelque chose. Elle regrettait que les Primordiaux aient tout fait pour éviter que les Sorciers ne trafiquent l'Instance-Terre. Sinon, elle se serait créée un transat et un bon burger.
La nuit tombait. Lucy avait mal aux fesses à force d'être restée assise. Elle avait envie de faire pipi. Elle en avait marre de poireauter. Si cela se trouvait, Romi n'était même pas chez elle ! C'était un plan débile de se pointer ici, et d'attendre. Au lieu de partir de suite, Lucy réfléchit à ce qu'elle pouvait faire maintenant qu'elle avait des pouvoirs. Margot lui avait toujours dit de ne jamais focaliser dans un lieu public, du fait de l'extrême vulnérabilité d'un sorcier qui se concentrait. Pourtant, il lui semblait qu'elle parvenait toujours à garder un œil sur la réalité autour d'elle, contrairement à ce que lui avait dit Red-Head.
Eh merde. De toute façon, qu'est-ce qui pouvait mal tourner ?
Lucy posa la bouteille d'eau et fixa intensément l'immeuble de Romi. Elle avait vite compris comment réveiller sa seconde vue. Toujours selon Red-Head, celle-ci ne fonctionnait que dans ses propres instances ou celles des autres dont on parvenait à percer la magie. Jamais dans une instance complexe et vieille de millions d'années comme la Terre. Mais Lucy savait depuis San Francisco que les règles de son mentor ne s'appliquaient pas forcément à elle.
Les fils magiques apparurent peu à peu, entrelacs légèrement lumineux et bleutés. En faisant le vide, Lucy eut conscience des millions d'organismes qui évoluaient autour d'elle, du plus complexe au plus simple. Elle découvrit qu'il y avait deux Humains dans l'appartement de son amie. A travers le mur de béton, elle voyait son amie avachie sur son lit, en train d'écrire sur son téléphone. A qui parlait-elle, pensa Lucy, le cœur serré. Un mec ? Ou alors une autre fille ? Romane l'avait peut-être déjà remplacée en tant que meilleure amie ? Elle l'apercevait grâce à sa vision de sorcière, c'est-à-dire comme une combinaison fabuleuse de terminaisons électriques. Lucy sentit sa poitrine se comprimer sous l'effet de la contrariété.
Elle aurait dû pouvoir traverser la rue et sonner. En deux minutes, elle aurait pu être avec Romi, et lui raconter. Elle avait tant de choses à lui dire ! La meuf, elle était pas prête ! Lucy éclata de rire toute seule, les larmes aux yeux. Elle en aurait, des choses à révéler aux autres... Pourtant, la jeune sorcière savait que ce n'était pas une bonne idée. Il lui fallait garder le secret, bien sûr. Pour pas les mettre en danger. Il disait quoi, le mec de Spiderman ? De grands pouvoirs impliquaient... un truc. Lucy ne parvenait pas à s'en rappeler. Elle avait retenu l'essentiel cependant : quand tu avais quelque chose de spécial, tu le gardais pour toi. En parler à ses proches, c'était les mettre en danger. Il ne fallait pas que vos ennemis puissent les approcher.
Lucy aperçut sa meilleure amie quitter son lit, se diriger vers ce qu'elle savait être la salle de bain et se préparer. Elle s'apprêtait à sortir, à coup sûr ! La jeune fille se recroquevilla sur son trottoir. Celle avec laquelle elle avait passé tant d'heures à délirer, passa à moins de 10 mètres d'elle. Romi se dirigeait soit vers le centre-ville, soit vers le tram. Lucy aurait pu lui crier son nom. C'était si facile. Mue par une sorte de désir malsain, la jeune sorcière décida de suivre discrètement son amie, genre mission secrète. Elle voulait savoir où elle se rendait. Chez Gaétane, cette pétasse ? Pas possible, elle aurait préféré crever. Chez Sybille ? Non plus, elles s'étaient engueulées à cause d'Antonin. Ou chez un mec.
Lucy parvint à suivre sa meilleure amie sans se faire remarquer. Elle fut grandement aidée par le fait que cette dernière ne se retourna pas une seule fois. Elle n'avait aucune raison de penser qu'elle était suivie. Durant tout le trajet, cette histoire de Spiderman tourna dans la tête de la jeune fille. Les superhéros, ça gardait le secret. Ça restait dans l'ombre. Ça prenait ses responsabilités.
Romane ne prit pas le tram. Elle se dirigeait à pied vers le quartier historique. Enhardie, Lucy la suivait à moins de vingt mètres. Il suffisait que Romi se retourne et elle lui aurait tout raconté. Elle hallucinerait, c'est certain. En chemin, la jeune sorcière ne manqua de remarquer un changement majeur dans la ville. Quelque chose avait irrémédiablement été modifié. Durant sa filature, elle discerna plusieurs failles. Toutes marquaient la présence d'une instance. Certaines pouvaient être de modestes cagibis destinés à planquer un butin quelconque. D'autres pouvaient ouvrir sur des réalités plus ambitieuses. Certaines, comme à San Francisco, dataient d'il y a longtemps et scintillaient à peine, probablement visibles de Lucy seule.
Le monde avait changé. Les yeux de Lucy ne le voyaient plus du tout comme auparavant. Plus encore, elle n'avait plus rien à voir avec la meuf d'avant. Si elle racontait tout à Romi, elle pouvait passer pour une menteuse, ou même un monstre. En tous cas, elle ne pouvait pas prévoir quelle serait sa réaction.
Soudain, Lucy se rappelait de la phrase, la fameuse, du film. De grands pouvoirs impliquent de la fermer. C'était évident. La fermer ! Le pouvoir isolait. Elle ralentit et laissa son amie s'éloigner. Elle n'osa pas se dire son « ancienne » amie, même si elle se doutait qu'il y avait peu de chances qu'elles se revoient un jour. Si Lucy survivait à la traque de la Fondation, il n'était pas certain qu'elle revienne un jour à Montpellier. Romi, sa mère et tous les autres la croyaient morte, et c'était peut-être mieux ainsi.
Spiderman aurait été fière d'elle. S'il avait existé, bien sûr.
Cette nuit-là, Lucy se créa une instance de taille réduite afin de dormir dans une chambre confortable et sécurisée. Elle ne manqua pas de se créer le plus gros burger de ses rêves. Après une bonne nuit de sommeil, elle se demandait quelle serait sa prochaine étape. Ce furent les circonstances qui décidèrent pour elle. Une faille monstrueuse, du genre de celles qu'elle avait provoquées récemment, déchira la réalité de l'Instance-Terre quelque part à Bordeaux. Se pouvait-il qu'une autre personne ne révèle des pouvoirs du genre des siens ? Il ne valait mieux pas. Dans son sillage, toute une faune de sorciers ou de tueurs ne manqueraient pas d'apparaître, attirés par l'odeur du sang. Ou alors, cette faille avait quelque chose à voir avec elle ?
Deux heures après sa création, l'ouverture se transforma et devint plus discrète. Le phénomène ne rassura pas Lucy. Il pouvait s'agir d'un piège, après tout. Il ne lui restait plus qu'à décider si elle allait voir de quoi il s'agissait... ou si elle disparaissait pour de bon.
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Notes de l'auteur :
Pas grand chose à ajouter, à part merci pour vos encouragements !
Prochain chapitre avec Yimito, dans pas longtemps du tout.
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