Chapitre 28 - Retraite discrète
Pauline s'ennuyait.
Elle regardait passer les touristes devant sa table de café, tout en scrollant sur son Samsung. Elle n'avait jamais compris tous ces gens qui promenaient des chiens débiles le long d'une laisse. Juste sous son nez, une vieille dame en bermuda hideux avait sorti un petit sac en plastique afin de ramasser la crotte de son immonde saucisse sur pattes. Vraiment ? Les gens étaient fous. Écœurée, Pauline plissa le nez et détourna le regard. Elle but une gorgée de son cappuccino, soudain d'humeur massacrante.
Jamais elle n'aurait dû se morfondre à Bénodet, une station balnéaire moisie de Bretagne, alors que Max et les autres s'éclataient en ce moment même au Ferret. Mais sa cousine se mariait, et elle n'avait pas été assez convaincante auprès de ses parents pour refuser. Son père lui avait rappelé qu'il payait tous les mois ses études de commerce et son appartement, et qu'un juste retour des choses serait qu'elle se préoccupe de temps en temps des événements familiaux importants. Coincée. La voilà obligée de perdre trois jours en Bretagne...
Pauline touilla rageusement, comme si le cappuccino était responsable de tous ses malheurs. Son regard se posa sur la femme qui s'était assise sur le banc de la promenade en bord de plage. Une rousse, dans le genre canon. Ses cheveux bouclés retombaient en larges boucles souples sur ses épaules bronzées. La meuf portait des espadrilles compensées et une robe multicolore dont Pauline ne parvenait pas à deviner la marque. Ça aurait pu être Desigual, mais c'était pas ça. Une sous-marque, peut-être, mais la meuf semblait friquée.
La rousse fit glisser ses lunettes de soleil excentriques et son regard se planta dans le sien. Des yeux verts, tellement verts que ce devait être des lentilles. Un truc d'allumeuse. Pauline tourna la tête vers la mer. Elle avait trop maté, grillée ! Elle termina son cappuccino et quitta le café. Quel bled infâme...
Margot observa la jeune femme partir dans la précipitation. Elle priait pour qu'il ne s'agisse que d'une coïncidence. Depuis leur arrivée en Bretagne, elle avait tendance à voir des agents de la Fondation partout. Bien sûr, elle se trompait. Si tel avait été le cas, ils auraient déjà subi une attaque. Gregor n'était pas moins sur les nerfs : il avait installé des caméras de surveillance discrètes à l'extérieur de leur petite location. Lui aussi s'attendait à ce que leurs ennemis les retrouvent facilement.
Margot était déprimée.
Sa vie avait complètement dérapé depuis que Lucy y avait fait irruption. Elle avait perdu son instance. Une cible peinte en rouge brillait sur son dos. Tous les assassins de Sorciers devaient avoir son dossier sur le bureau. Et Gaston avait été tué. Le bon sens lui dictait de disparaître loin de l'Instance-Terre, et d'oublier tout ce bazar. Pourtant, elle se refusait à fuir. Elle savait la jeune fille était encore vivante. Elle ignorait comment, mais elle en était certaine. Ensuite, à cause d'elle, la famille de Gregor courait un grand danger. Elle ne pourrait pas supporter d'avoir le sang des proches de son ami sur la conscience. Enfin, elle avait découvert un joyau brut et commencé à le tailler, le polir, et elle avait envie de voir ce qu'elle en obtiendrait.
Lucy était unique.
Elle la soupçonnait d'avoir des pouvoirs magiques qui dépassaient de loin tout ce dont elle avait fait l'expérience jusqu'ici. Si elle était habile, les bénéfices pour elle seraient incalculables.
Margot soupira. Son contact ne viendrait pas. Il avait paru inquiet au téléphone. Tant-pis. Elle ne connaissait ce Voyant que de réputation. Et celle-ci n'était pas très bonne. Heureusement, elle avait pris ses précautions et ne lui avait rien dit de révélateur ou de compromettant. Elle remonta la promenade en admirant la vue magnifique. La lumière claire et brillante du soleil faisait miroiter les vagues ondulées sur cette langue de mer. Quelques bateaux, des paddles et des kayaks glissaient entre les deux plages où les touristes profitaient de ce mois d'aout ensoleillé. Aucun d'entre eux n'imaginait qu'une sorcière les observait, et que cette dernière était capable de créer des failles dans lesquelles ils pourraient disparaître.
La sorcière remonta la rue et s'enfonça dans le quartier résidentiel. Elle poussa un portail qui donnait sur un petit jardin beaucoup trop minéral. Les quelques plantes en pots et le carré d'herbes juste devant la terrasse en carrelage n'étaient pas exactement la définition d'un « petit coin de nature » pour Margot. La propriétaire n'avait pas la même notion de jardin que Margot, mais elle avait accepté d'être payé en liquide et n'avait pas demandé de papiers d'identité pour la location. Deux qualités suffisantes.
Gregor était vautré sur le canapé, torse nu et en maillot de bains. Moon et Dita le collaient, profondément endormies. Les sourcils froncés, il contemplait ses orteils comme si ces derniers pouvaient lui apporter une réponse quelconque. Margot considéra son corps fin et musclé, qui suggérait une vie active et non ce laisser-aller de vacancier. Son chasseur de primes ne manquait pas de charme, elle devait bien se l'avouer. Pourtant, à cet instant précis, avachi, il ressemblait à l'ombre de lui-même
– Ton dynamisme fait plaisir à voir.
Gregor se redressa et lui adressa un regard lourd de reproches. Il n'était pas d'humeur à plaisanter. Rien ne s'était déroulé comme prévu jusqu'ici. Il assimilait leur fuite en Bretagne à un exil.
– Je ne vois pas ce que je peux faire, ici. Je n'aurais jamais pensé que nous allions nous cacher, et jouer les touristes.
– Je n'en ai pas l'intention, répondit la sorcière d'un ton légèrement sec, ce que ne remarqua pas Gregor. Parfois, prendre un peu de recul n'est pas une perte de temps. On ne peut pas courir dans tous les sens comme un poulet sans tête. Il faut se faire oublier, et réfléchir à comment nous allons régler notre problème « Fondation ».
– Et donc pour y parvenir, on va à la plage, on va bouffer des crêpes et se gaver de cidre ? C'est ça ?
Margot inspira profondément, sujette à une subite lassitude. Gregor en profita pour observer sans la moindre discrétion sa jolie poitrine. Il agissait délibérément avec grossièreté. La sorcière avait toujours apprécié les flirts avec son chasseur de primes, en se demandant si elle y succomberait un jour. Aujourd'hui, Gregor se comportait comme un imbécile.
Sensible à la tension ambiante, Dita s'étira. Elle bailla longuement puis sauta sur le sol. Elle se dirigea vers sa gamelle dans la cuisine américaine. Elle préférait s'éloigner de ses humains quand la tension montait.
– Okay... Tout d'abord, je ne bois pas de cidre, moi. Plutôt mourir. Et je n'ai pas envie de crêpes. Ensuite, j'aimerais que tu restes professionnel, à défaut du reste. Nous sommes en retrait, mais cela ne veut pas dire inactifs.
Le chasseur de primes se redressa et enfila un t-shirt. Message reçu.
Tous deux s'éloignèrent l'un de l'autre afin de retrouver leur calme. Gregor bricola son système de surveillance tout le reste de l'après-midi, tandis que Margot voulut prendre connaissance du quartier, sans préciser de quelle manière. Elle sortit pour ne revenir que pour l'heure du dîner. Ils roulèrent un quart d'heure sur les routes étroites et verdoyantes de la campagne finistérienne. Une voiture de location qui ne valait rien, comparée à sa grosse Volvo. Gregor soupira à plusieurs reprises, les yeux rivés sur la route sinueuse. Margot ressentait sa déprime sans pouvoir être certaine de son origine exacte. Elle espérait ne pas en être la cause directe, mais le chasseur de primes avait de toute façon de nombreuses raisons de broyer du noir. Elle se retint de poser une main sur la cuisse de son ami pour le réconforter. Elle avait peur que cela ne soit mal interprété.
– Ca va nous faire du bien. Reprendre des forces n'est jamais une perte de temps.
Gregor grogna en guise de réponse.
– Et j'adore les fruits de mer, moi.
Le restaurant se situait juste à côté d'une plage. Installés à une table excentrée, avec une vue magnifique sur la mer, Margot et Gregor attendaient leur plateau de fruit de mer avec un verre de vin blanc sec. Le chasseur de primes regarda à travers son verre ballon et posa une question qui lui brulait les lèvres depuis leur arrivée en Bretagne.
– Pour Lucy, on fait quoi ? Je repars à sa recherche ? Tu n'arrêtes pas de dire qu'elle est
vivante.
– Pas maintenant. D'abord nous devons régler pas mal de choses, tu ne penses pas ?
Le chasseur de primes ne répondit pas. Il avait l'impression que tout se jouait en ce moment même, et lui posait son gros cul dans un restaurant, à se gaver de coquillages. Il venait de parler à son frère au téléphone. Marie-Garance et les enfants étaient repartis en vacances loin de la demeure familiale. Iris était devenue une proie pour la Fondation et il faudrait régler le problème avant une catastrophe. Il ne doutait pas un instant que Margot et lui faisaient l'objet d'une recherche active, et que tous leurs amis et contacts couraient également un grave danger. Yimito referait surface en temps voulu, avec des solutions ou non. Enfin, il y avait Lucy... Alors, leurs petites vacances au bord de la mer ne lui paraissaient pas l'action la plus intelligente qui soit.
– Réfléchir et agir à tête reposée, continua Margot, c'est ce dont nous avons besoin.
– Ok. Donc réfléchissons. Tu proposes quoi, pour la Fondation ? Je n'ai pas envie de les voir débarquer une nouvelle fois. Nous n'aurons pas toujours autant de chance.
– Précisément. Nous devons provoquer leur arrivée au moment et à l'endroit qui nous arrange.
– Un piège ?
– Pourquoi pas ? Ils doivent se creuser la tête pour nous retrouver. Faisons en sorte qu'ils le fassent à notre avantage. Pour l'instant on a toujours réagi comme des lièvres pris dans les phares d'une voiture.
Ils continuèrent leur repas jusqu'à ce que le plateau soit vide et la poubelle de table remplie. Gregor finit la bouteille et en recommanda une seconde. Margot le laissa boire. Parfois, une bonne cuite avait un effet salvateur... une fois la gueule de bois terminée bien sûr.
Les deux amis se promenèrent sur la petite plage. Le ciel étoilé se reflétait sur les vagues, et la lune, pleine et lumineuse, projetait un éclat argenté sur le sable parsemé de grappes d'algues luisantes. La brise chargée d'odeurs marines plus ou moins fortes incommodait Gregor qui avait eu son content de poiscaille.
Des couples déambulaient, leurs conversations se mêlant au doux murmure des vagues. Non loin, un groupe de jeunes partageait des histoires en cercle, tout en vidant des packs de bière.
Tandis qu'ils remontaient sur la grève maçonnée, la sorcière indiqua une villa aux volets en bois qui aurait eu besoin d'un bon coup de peinture.
– Tu la vois ?
– De quoi tu parles ? Une faille ?
– Oui. Dissimulée, mais visible pour moi. Elle est active en tous cas.
– Je ne vois rien. Tu veux qu'on aille leur dire bonjour ?
– Non, je n'ai pas dit ça. Et j'en ai marre de ton humour acide.
– Ok, désolé. Je te promets... Dès demain, je redeviens le Gregor normal.
Margot eut encore une fois envie de prendre son ami dans ses bras. Et une fois encore, elle se retint. Elle ne voulait pas savoir ce qu'il adviendrait ensuite. Ils n'avaient pas le luxe pour une romance...
– Détends-toi, ce n'est pas grave. Non, je pensais juste à ces failles... Rares, bien sûr, mais quand même. La Fondation ne peut pas tout contrôler. Il leur faudrait des milliers de voyants en permanence. Nous sommes en sécurité si nous restons discrets. Et toute cette activité magique, partout dans le monde, est notre meilleure protection.
Déçu, Gregor comprit qu'ils n'utiliseraient pas de failles aujourd'hui, ni ne passeraient une fin de soirée amusante. Il valait peut-être mieux, avec ce qu'il avait bu. Ils retournèrent jusqu'à leur voiture et ce fut Margot qui conduisit.
Un piège. Ce n'était pas une mauvaise idée. Mais cela comportait de nombreux risques. Margot réfléchissait et elle ne savait pas vraiment comment s'y prendre.
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Notes de l'auteur :
Le chapitre aurait pu s'appeler "retraite en tension". Nos deux héros ne savent pas vraiment quoi faire et redoutent d'agir inconsidérément. Qu'ils se reposent, ils ne pourront plus d'ici peu de temps.
J'espère que cet intermède à Bénodet vous a plus plu que Pauline :D
Merci pour vos retours, et de continuer à me lire.
La suite bientôt !
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