La faille grésillait.

Des filaments magiques s'en échappaient comme s'il y avait une tempête, de l'autre côté. Par intermittence, elle disparaissait totalement si bien que pas un Voyant censé n'aurait songé à l'emprunter. Qui sait ce qu'il trouverait de l'autre côté ? Un Aveugle ne l'aurait pas remarquée, bien sûr. Pour le chasseur de prime, cela se voyait comme une publicité de 4 mètres par 3 éclairée par des néons fluorescents.

Gregor passa une main à l'intérieur. Il sentit un picotement désagréable sur sa peau, ainsi qu'un peu de vent. Rien qui eut pu le convaincre d'abandonner Margot. Elle avait toujours pu compter sur lui. Et aujourd'hui, plus que jamais, il voulait lui montrer qu'il était un homme à la hauteur de sa confiance. Son dernier message résonnait dans la tête de Gregor, telle une sentence.

« Il y en a partout. Des monstres. Si je suis morte tu dois prévenir Béji. Viens vite et prends tes armes. »

Son Sig Sauer P210 avec plaquettes en bois quadrillé dressé devant lui, le chasseur de primes traversa la faille instable. Un choc électrique le traversa. Il suffoqua quelques secondes avant de reprendre son souffle, ce qui était anormal. Un coup d'œil autour de lui le rassura cependant. L'instance existait toujours, même si elle avait subi une altération majeure. Gregor n'avait jamais rencontré une telle situation, excepté peut-être lorsqu'il était parti à la recherche de Lucy. Se pouvait-il que ce soit encore l'œuvre de la gamine ?

Quelque chose avait explosé façon popcorn l'instance personnelle de Margot.

Il s'enfonça dans la forêt rendue obscure par la nuit. En jetant un coup d'œil vers le ciel, il eut le déplaisir de voir l'ampleur des dommages. Les branches les plus hautes se balançaient comme d'habitude au rythme du vent léger, mais elles ne laissaient apparaître aucune étoile. A la place, des éclairs électriques bleutés et silencieux fracturaient la voute céleste de l'instance. La structure même semblait brisée car des filaments de magie grésillaient dans la nuit, dévoilant par intermittence un néant effrayant quand le ciel lui-même disparaissait.

Seul point positif, personne ne l'avait encore flingué. Quant aux monstres dont avait parlé Margot, Gregor préférait se dire qu'elle avait exagéré pour le faire venir plus vite. Un autre détail cependant maintenait sa vigilance au niveau maximal. En temps normal, les bruits apaisants du bois auraient dû être concurrencés par celui, tout aussi agréable, de l'océan. A la place, le bruit d'un torrent en fureur, d'une chute d'eau puissante et le grondement sourd d'un glissement de terrain emplissait la nuit électrique. Les épaules rentrées, le chasseur de primes se rendit vers la plage. Au pas de course, mais sans courir, il observait tout autour de lui. Il s'attendait à chaque instant à voir surgir un ennemi de la Fondation.

A sa droite, la villa avait les baies vitrées fracassées et les fenêtres grandes ouvertes. Sur la terrasse, le cadavre de Gaston, le gros matou de la sorcière, gisait dans son sang coagulé. Tué par balles, apparemment. Gregor n'eut pas le loisir de s'émouvoir. A une centaine de mètres de lui, un spectacle effrayant retint toute son attention. Une crevasse gigantesque avalait avec fracas l'océan ainsi que la plage elle-même. Le grondement assourdissant du sable et des flots qui s'abimaient dans le vide faisait trembler le sol. Il devait s'agir d'une faille, mais de taille cyclopéenne. A travers l'ouverture, le chasseur de primes discernait des bribes de mondes ou d'instances qui n'auraient jamais dû être visibles depuis son point de vue.

Hypnotisé par le phénomène magique qui avalait peu à peu l'instance de sa patronne, il eut toutes les peines à détacher son regard. Quoi qu'il fasse ici, quoi qu'il tente, il devait faire vite. Qui sait combien de temps l'instance résisterait encore à la fracture ? Par chance, la Fondation semblait avoir vidé les lieux. Sinon, il aurait servi de cible facile, immobile et stupide sur le bord de la terrasse. Gregor commença sa fouille méthodique. La boule au ventre, il craignait le pire. Parfois, les cauchemars se réalisaient dans la réalité. Margot semblait disparue. La Fondation devait l'avoir enlevée, ou bien son cadavre et celui de Lucy avait été abandonnés quelque part...

Gregor fit le tour de la villa en un temps record. Sans se soucier d'être discret, il appelait les deux femmes. Seule Dita lui répondit par un miaulement courroucé. La vieille chatte acariâtre attendait devant sa gamelle au milieu des bris de verre.

– C'est pas trop le moment, Dita. Tu sais si ta maitresse est encore là ?

Bien sûr, la chatte ne répondit pas. Elle miaula seulement, plus geignarde que jamais. Gregor l'attrapa et la déposa à l'extérieur. Il la laissa en plan sans plus se soucier d'elle.

– Voilà, ne va pas te couper, minette.

Il s'enfonça dans la forêt, plus inquiet que jamais. Il errait entre les arbres, exaspéré de ne pouvoir chercher avec plus de précision. Il appelait dans la nuit, sa voix au-dessus du grondement affreux qui venait de la plage. Il devait avoir progressé de 500 mètres lorsqu'il reconnut la petite clairière avec les deux bancs en pierre et le bassin sculpté. Il y avait une faille ici, vers San Francisco s'il se rappelait bien. Simone, ses tisanes et son accent improbable. Se pouvait-il que Margot ait trouvé refuge chez sa copine de là-bas ? Gregor se rapprocha de la faille sans être convaincu. Pourquoi cette faille plutôt qu'une autre ? L'instance de sa patronne en était truffée.

C'est à cet instant qu'il la vit. Recroquevillée derrière le bassin sculpté, Margot était allongée, le visage orienté vers le sol. Gregor se précipita vers elle. Il la redressa délicatement. Sa tête pendait sans la moindre résistance. Paniqué, le chasseur de primes chercha le pouls sur la gorge délicate et fine qui l'avait tant de fois troublé. Rien. Il gémit de désespoir. Du sang à moitié séché tâchait la robe de la sorcière. Il se pencha et se rapprocha de sa bouche charnue et glaciale. Pas moyen de savoir si elle respirait, même faiblement.

– Non, non, non !

Gregor sentit une vague de désespoir le submerger. Il n'était pas revenu assez vite. Il n'avait pas pu protéger Margot. Des larmes perlèrent. Il enfouit la tête de celle qu'il appelait sa patronne, non, de son amie, contre son cou.

La sorcière avait ouvert les yeux. Elle murmura d'une voix faible.

– Tu m'étouffes.

Gregor poussa un grognement de soulagement. Il couvrit le visage blafard de Margot de baisers, tout en laissant échapper un rire incontrôlé.

– C'est moche de profiter de ma faiblesse.

– C'est pas le moment de faire la maligne. J'ai vraiment cru que tu étais morte. Tu es blessée ?

– Les... Il y avait des bêtes. Il y en a une qui m'a ouvert le bras. Ca a beaucoup saigné mais je crois pas que ce soit grave. Avec le choc, j'ai dû me coucher.

Gregor aurait voulu rester des heures avec la sorcière dans ses bras, leurs visages à quelques centimètres l'un de l'autre. Il voyait sa poitrine délicieuse se soulever au rythme de sa respiration. Malgré leur situation catastrophique, il ne pouvait s'empêcher de s'émouvoir de leur proximité. Pourtant, rien ne se prêtait à ce type d'émotion.

– Tu fais une drôle de tête, Gregor. Je ne suis pas en train de mourir.

– Alors, il vaut mieux dégager d'ici. La Fondation peut revenir d'un moment à l'autre.

– Oui, ils reviendront. Sauf si mon instance se disloque.

– Enlève le « sauf ». C'est la fin ici.

– Je ne peux pas tout laisser se détruire...

Sans réfléchir, Gregor caressa le visage de Margot. Sur sa joue, puis ses jolies lèvres charnues et roses.

– Alors, on va sauver ce qu'il faut, ou plutôt ce que nous pouvons encore.

– Oui... Mes chats, et mes trésors.

– Promis, répondit le chasseur de primes, sans parler du sort de Gaston. Sinon, qui a pu faire un truc pareil ?

Il tendit la paume de main vers le ciel fracturé.

– A ton avis ?

– Lucy ? C'est complètement dingue. Il faut que Yimito revienne. J'espère qu'il trouvera vite cet endroit où ils pourront s'occuper d'elle.

Margot se redressa complètement. Elle vacilla puis retrouva son équilibre, en prenant appui sur l'épaule de Gregor. Elle lui montra d'un geste ses bagages abandonnés.

– Cette instance est brûlée aux yeux de la Fondation. Ca me saigne de le dire, mais je n'y remettrai plus les pieds, même si elle survivait à ça..

Gregor savait tout ce que cette instance signifiait pour sa patronne. Pour son amie. Il prit les bagages et se dirigea vers la villa.

– Je n'ai pas envie d'être aspiré par la crevasse sur la plage. Il va falloir qu'on fasse vite, pour tes affaires.

– Ce n'est pas mon intention de trainer ici.

Le sol tremblait, victime d'un séisme invisible et annonciateur de la destruction imminente des lieux. Margot, secondée par Gregor, transporta un maximum d'objets et de documents dans une minuscule instance dans laquelle le chasseur de primes reconnut nombre des trésors qu'il avait lui-même récupéré pour le compte de son amie. Il déposa sur une étagère la lanterne tarabiscotée qu'il était allé chercher il y a peu. Cela lui semblait appartenir à un lointain passé.

Les larmes aux yeux, Margot ressortit de sa chambre avec un sac de sport plein à craquer. Elle le traina dans l'instance qui se résumait une grosse boite de 20 mètres carrés pourvue d'étagères. Elle referma l'unique faille qui menait à cette cache. Le chasseur de primes la prit une nouvelle fois dans ses bras. Il savait combien l'épreuve était difficile pour elle.

– Bon, il nous reste plus qu'à récupérer Dita et Moon, et on s'en va.

– Ou ça ? Tu as un plan ?

– Il faut nous mettre en vacances de toute activité magique. Faire profil bas tout en restant aux aguets. Je sais où on va.

– Je te suis, de toute façon.

La sorcière sourit avec lassitude. Le cœur du chasseur de primes s'emballa. Et plus encore lorsqu'elle se rapprocha de lui et déposa un tendre baiser sur ses lèvres.

– Je sais. Je te suis tellement reconnaissante.

Dans le ciel, les éclairs électriques alternaient avec des déflagrations plus importantes, qui fracturaient l'essence de l'instance elle-même. Dans la tête de Gregor, la même déflagration, en plus monumental, encore. Les deux amis filèrent à l'autre bout des bois et disparurent dans une instance dissimulée derrière deux érables communs. Gregor n'avait jamais emprunté celle-ci. Quelques minutes plus tard, la faille avait été détruite par la sorcière.

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Notes de l'auteur :

Je suis vraiment désolé pour l'attente ! Un mois, c'est long. C'est la durée de mon relâchement cet été. Cela m'a permis quand même de digérer le début de l'histoire, et de savoir plus précisément ce que je veux faire de l'histoire, et là où je ne veux pas aller.

Bon ! Margot et son instance adorée, c'est terminé ! Elle a perdu un chat, et Lucy. Gregor lui, a plus que jamais espoir que la belle sorcière rousse se laisse séduire par sa fidélité et son amitié. Mais la situation est critique. Les héros sont dispersés, recherchés, blessés... et la Fondation semble intouchable.

Dans le prochain chapitre, il sera question de Lucy. Et de Wagner. Il s'intitule le bûcher.

Merci pour vos votes et vos commentaires. Et merci pour le résultat du concours Wattpad § Vous - 10eme édition, ou les juges ont eut la gentillesse de 'octroyer le premier prix pour Instances !