La jeune fille créait à une vitesse impressionnante. Elle tissait une faille avec une minutie d'orfèvre. Des milliers de fils de magie se croisaient et se décroisaient dans une danse compliquée, puis se resserraient au fur et à mesure de la création. Visuellement, c'était parfait. Et Margot ne doutait pas que les règles imposées par Lucy le seraient aussi.

La chaleur était accablante.

A l'ombre d'un muret de briques, Margot surveillait le quartier résidentiel écrasé par la température. D'un geste nonchalant du poignet, elle cherchait un peu de fraicheur avec son éventail, mais elle ne brassait qu'un air brûlant et sec.

– Dépêche-toi. Je ne sais pas pourquoi j'ai dit oui !

– Tu seras bien contente quand j'aurai terminé.

– Ne parle pas. Tu ne peux pas parler pendant que tu focalises ton pouvoir.

Lucy ne répondit pas. Elle ne faisait plus la liste de ce qui était impossible et interdit selon Red-Head, et qu'elle réalisait quand même. Elle prétendait par exemple qu'elle pourrait créer une faille jusqu'à l'instance de Margot qui serait perméable à certains effets de la Terre. Aux ondes Wifi, surtout. « Impossible » avait dit la rabat-joie. Lucy tissait une faille bien plus cool que celle qu'elle avait emprunté jusqu'ici, et si cela fonctionnait, Schtroumpf Râleuse serait la première à en bénéficier.

Margot n'aimait pas être ici. Il y avait trop de maisons, trop de fenêtres avec des gens pour les observer. Leur excursion à San Francisco avait été agréable, mais pas forcément raisonnable. Peut-être devraient-elles s'éloigner de l'Instance-Terre, le temps que la Fondation et les autres fanatiques les oublient. Elle observa la jeune fille qui regardait dans le vide, en pleine création d'une soi-disant faille d'un nouveau type.

– Écoute Lucy, on devrait rentrer.

– J'ai presque terminé. Je veux voir si ma faille fonctionne.

La sorcière soupira. Elle aurait dû hausser le ton. Un mentor n'hésitait-il pas à imposer ses manières en se fichant de l'opinion du jeune à former ? Un professeur se devait d'être autoritaire, et montrer la voie à suivre sans se soucier des plaintes de l'élève. Margot ne se plaisait pas dans ce rôle de mégère. D'un autre côté, elle avait peut-être à apprendre des méthodes de la jeune fille ? Elle se concentra et observa le travail magique en cours.

La finesse du tissage la stupéfiait. Lorsque l'excitation magique due à la création serait retombée, la faille disparaitrait à la vue de tous. Margot y compris. Elle se força cependant à continuer son enseignement, fusse-t-il uniquement théorique.

– Ta faille doit rester hermétique et invisible. Notre survie en dépend.

– Je sais, marmonna Lucy, qui transpirait.

– Ce doit être invisible.

– T'inquiète, je gère.

La jeune fille lissa ses deux mèches roses derrière ses oreilles percées à de multiples endroits. Elle sortit son téléphone et chercha les Wifi disponibles. Une bonne dizaine dans ce quartier résidentiel. Le téléphone en main, elle traversa sa faille. Et poussa un petit cri de joie. Cela fonctionnait ! Elles se trouvaient devant la terrasse et la liste des Wifi continuaient d'apparaître. La jeune fille se précipita dans la villa et vérifia dans chacune des pièces.

– Ta chambre est un poil trop loin. Ça capte quand même mais tu auras du mal à voir en 4K. Ailleurs c'est nickel !

Margot, qui l'avait rejointe dans le salon, la félicita sans effusion de joie particulière. Elle avait traversé la nouvelle faille, tout en sachant qu'elle n'aurait pas pu découvrir son emplacement si Lucy ne lui avait pas expliqué exactement où. Margot n'avait pas l'habitude de se sentir faible.

– Si tu n'as pas encore d'abonnements, c'est le moment de le faire ! Je me charge de nous coller sur le Wifi d'une des maisons, et toi, tu nous prends Spotify, Netflix, Disney+ et tout le reste !

Surexcitée, Lucy s'applaudit elle-même en sautillant. Elle n'avait que seize ans, et cela se voyait plus que jamais. La sorcière se détendit. Après tout, accéder à Internet ici lui serait très utile.

– Et le téléphone fonctionne aussi, c'est cadeau !

Fière d'elle, Lucy se dirigea vers la cuisine et se servit un grand verre de jus de fruit. Elle retourna dans le salon et se vautra dans l'un des fauteuils. Elle pianota sur son téléphone et gloussa de joie. Cela fonctionnait. Elle swippa avec délectation sur son compte TikTok.

Margot observa son élève. Lui donner une nouvelle carte SIM semblait devenir urgent. Voire, prioritaire. Elle mesurait l'importance de la technologie pour la jeune fille. Ce détail, comme tant d'autres, lui avait échappé. Elle ignorait tout de cette gamine... Elle ne lui avait pas suffisamment parlé, preuve qu'elle n'avait pas encore endossé pleinement son rôle de mentor. Lucy n'avait de son côté pas réalisé qui elle était devenue. Margot aurait dû anticiper. La gamine ne pouvait pas se transformer comme par... magie.

La sorcière se précipita dans sa chambre et sortit une enveloppe qui contenait de nombreuses cartes prépayées ainsi que plusieurs téléphones neufs achetés lors de leur virée à San Francisco. Elle en tendit une à Lucy et lui ordonna de l'utiliser de suite. Et oui, qu'elle change de numéro et ne soit plus joignable, c'était le but. La jeune fille accepta de mauvaise grâce, consciente que c'était inévitable.

La sorcière avait besoin de s'isoler. Laissant la jeune fille à la découverte de son nouveau joujou, Margot se rendit sur la terrasse. Une légère brise de vent soulevait ses longues mèches ondulées et rousses. Elle lissa sa robe en coton léger et remarqua que le vernis de l'un de ses ongles avait un accroc. Pas grave. Elle fixa un point sur l'horizon, incapable de se détendre complètement. Une pression de nervosité lui comprimait l'estomac. A moins que cela ne soit de la contrariété ?

Elle contourna la maison et observa la jolie forêt qu'elle avait pris tant de plaisir à créer. Ces derniers jours, son existence avait basculé. Toutes ses préoccupations habituelles avaient disparu. Elles avaient été englouties par Lucy. Sa sauvegarde, son apprentissage, ses capacités.

Margot pénétra dans la forêt. Pieds nues, elle quitta le chemin, désireuse de se perdre dans son havre. Elle effleurait les écorces et les feuilles, en appréciant les différentes sensations. C'était réel. Et c'était son univers à elle. Elle n'avait pas envie de le partager, sinon avec ses trois chats.

Une branche craqua non loin de Margot. Il n'y avait pas de gros animaux dans la forêt. La sorcière se raidit. Elle se retourna. Rien. Elle observait intensément partout autour d'elle, prête à esquiver, prête défendre sa vie. Elle aurait dû se douter que son instance ne resterait pas secrète longtemps. La sorcière plissa les yeux, comme si le vouloir pouvait lui faire apercevoir ses ennemis. Sa forêt, d'habitude accueillante, lui paraissait désormais inquiétante. Elle hésitait à fuir, sans chercher à comprendre.

– Il y a quelqu'un ? demanda-t-elle d'une voix qui se voulait assurée, même si elle se sentait ridicule.

La sorcière se concentra sur son environnement immédiat, à la recherche d'éléments extérieurs à son instance. Elle n'eut pas le temps de se focaliser, les craquements recommencèrent, plus proche. Quelqu'un se rapprochait d'elle, rapidement.

– Du calme Margot, c'est juste moi.

Elle soupira, soulagée d'entendre la voix de Gregor. Le chasseur de prime apparut et la prit dans ses bras. Choquée par la montée d'adrénaline, elle ne le repoussa pas. Cet imbécile avait ses bons côtés, dont celui de toujours se tenir à ses côtés, fidèle à elle.

Ce fut Gregor qui défit son étreinte. Il plongea son regard sombre dans celui, vert vif, de la sorcière.

– Tu as l'air à bout. Il s'est passé quelque chose ?

– Je... J'ai cru qu'ils étaient là. Yimito va bien ?

– Oui, il est vivant. Je l'ai laissé avec le Dr Klam et la petite alien. Il se repose et il est bien décidé à continuer de nous aider.

– Nous avons eu de la chance que tu le trouves. Yimito est un ami précieux.

– Tu n'imagines pas à quel point. Moi aussi, j'ai des trucs à te dire. Nous avons réfléchi à Lucy.

Margot observa la forêt, toujours sur le qui-vive. Elle se demandait s'il n'y avait que le chasseur de primes, caché dans cette foutue végétation. Elle avait une mauvaise intuition. Gregor remarqua la chair de poule sur ses avant-bras. Il chercha lui aussi une cible invisible, mais il n'y avait rien. Margot frissonna. Ces derniers jours avaient décidément usé ses nerfs ainsi que sa capacité à prendre du recul.

– Je perds la tête.

– Tu commences à m'inquiéter. Ça va ?

–– C'est la gamine. La faille qui a déchiré Montpellier en deux n'est qu'un aperçu de ce qu'elle peut faire. Elle est vraiment spéciale.

– Alors, le plan de Yimito est encore important que je ne croyais. Rentrons à la villa, on sera mieux pour parler.

Le chasseur de primes reposa la bouteille de bière vide. Il jeta un coup d'œil à la fille absorbée par la télévision. Cachée par un tee-shirt beaucoup trop grand, elle avait rabattu ses genoux sur sa poitrine. Lucy, plongée dans la nouvelle saison de « Bridgerton », avait laissé les « adultes » à leurs retrouvailles. Elle avait paru ravie d'apprendre que Yimito s'en était sorti. Intéressée et attentive, elle avait écouté le récit de Gregor dans ce monde techno, puis était retournée à sa série.

Observatrice, Lucy avait depuis longtemps compris que Gregor avait un crush sur sa sorcière et cheffe. Elle pouvait le comprendre. Red-Head en imposait. Elle avait donc préféré les laisser seuls.

– Et vous deux ?

Margot soupira. Assise et décontractée sur le canapé, sa cuisse collait celle du chasseur de primes, qui ne bougeait pas d'un centimètre, trop heureux de ce léger contact physique.

– Sa formation n'est pas spécialement celle que j'avais imaginée...

– Tu débutes à peine. Cela doit durer des années, si j'ai bien compris.

– Oui, normalement. Mais avec Lucy, rien ne se passe comme avec un sorcier normal.

Gregor se cala au fond du canapé. Loin de s'éloigner de sa patronne, il s'était même rapproché.

– Cela t'étonne ? La Fondation ne la traquerait pas sans raison valable. En parlant d'eux, il va falloir que j'aille voir s'ils sont allés trainer chez moi.

– Et courir le risque d'être suivi ?

– Si je dois vivre ici à temps plein, il va falloir que j'aille chercher quelques affaires.

– Provisoirement...

Gregor se renfrogna. Évidemment, provisoirement ! Il avait bien compris sa place, ici. Margot ne réagit pas à l'agacement manifeste du chasseur de primes. Elle se leva cependant pour aller chercher le petit cadeau qu'elle avait pour lui. Elle lui tendit un nouveau téléphone.

– Tiens, c'est pour toi. Je serai joignable même ici, maintenant. Une petite modification apportée par Lucy.

– Super, merci. Il est étanche ?

– Quoi ? Je ne sais pas. Il est récent, je sais.

Gregor s'empressa de placer la carte SIM dans le téléphone. L'installation terminée, il regarda les nombreux SMS et appels qu'il avait ratés. Parmi eux, plusieurs de Viktor, tous plus inquiets et pressants les uns que les autres.

"Gregor ? Rappelle-moi il s'est passé quelque chose. Tu es où ?"

Il y en avait une bonne douzaine, tous alarmés et alarmants. Pris de vertige, le poids du stress tomba en un instant dans le ventre de Gregor. Il y avait eu un malheur. Au lieu de partir sauver un inconnu extra-humain, il aurait dû être là pour sa famille. Il savait que la Fondation ne lui lâcherait pas la grappe.

"Stp écris moi dès que tu as ce msg, si tu as des problèmes je suis prêt à t'écouter. Ne viens pas directement, préviens-moi d'abord."

Le dernier SMS datait d'il y a deux heures. Quand Gregor le lut, il se précipita dans la chambre qu'il utilisait. Il remplit son semi-automatique et prit deux autres chargeurs. Il y avait eu un problème, et son frère avait peur.

"Avant de venir je voudrais un SMS, signe-le avec le surnom que je te donnais avant. Je saurais que c'est toi. Je suis à la maison. Tout seul."

Gregor se précipita vers la faille qui le ramenait au coin paumé où il avait laissé sa voiture. Il espérait que sa Volvo l'y attendait.

Deux minuscules points lumineux perçaient par intermittence le feuillage de la forêt. Pressé de rejoindre son frère, Gregor n'avait rien vu. Gaston, lui, avait depuis longtemps aperçu ces deux points rouges et inhabituels. Le gros matou se demanda s'il irait voir de quoi il s'agissait. Vautré sur le sol chaud du potager, il referma les yeux. Il ne bougerait pas. Trop fatigué.

Grâce à sa lunette de visée, le Commandeur Spengler avait eu en visuel l'Hostile 24, mais il n'intervint pas. Ce n'était pas leur mission prioritaire. La femme rousse devait être la sorcière avec qui il complotait. Il n'avait pas vu leur cible, mais il aurait parié qu'elle aussi se trouvait dans la maison.

– Quelle perte de temps, marmonna-t-il. Nous aurions pu régler la situation tous les deux. Ce serait déjà terminé.

– Je sais, monsieur, dit l'Aspirante Harris, qui observait la villa avec son propre fusil. Les ordres sont les ordres.

– Nous n'avons pas besoin de ce dégénéré. Nous sommes bien assez de deux.

– Vous avez raison.

Spengler éloigna son regard de la lunette de visée et regarda sa montre. Wagner était en retard. Rien d'étonnant de la part d'un type pareil. Jamais les ordres du Premier Secrétaire ne lui avait paru à ce point inappropriés et hasardeux. Il enrageait en silence. Son échec de Montpellier avait laissé des traces et il espérait que la fin de l'opération lui permettrait de retrouver la confiance de son patron.

----

Notes de l'auteur :

Oups... Gros trou d'air pour moi tout le mois de Juin. Désolé pour cette grosse pause dans votre lecture ! La bonne nouvelle, c'est que je repars gonflé à bloc et je compte bien terminer l'histoire.

Merci pour votre patience (même si vous avez pas trop eu le choix, hé hé !^^), je lirai de nouveau et serai toujours ravi de vos encouragements et votes. Le chapitre 23, Gregor va aller voir son grand frère... Mais il laisse Margot et Lucy seules dans l'Instance-Refuge de sa patronne... avec le Commandeur et les forces de la Fondation. Cette fois, si vous vouliez vous inquiéter, je vous le dis : c'est le moment ! :D