Chapitre 20 - Un gros cookie à Haight-Ashbury
Assise sur une chaise en osier, Margot profitait du soleil tamisé par les pergolas fleuries. Sa robe estivale remontait haut sur ses cuisses croisées. Elle avait peint ses ongles de pieds en rouge, et portait ses sabots compensées en cuir sombre. La cascade ondoyante et rousse de sa chevelure retombait avec souplesse sur ses épaules nues. La sorcière sirotait son café crème, les yeux cachés par ses lunettes de soleil extravagantes. Tandis qu'elle s'empiffrait d'un second cookie géant, Lucy observait les gens qui passaient dans la rue. Red-Head attirait les regards. Beaucoup d'hommes, mais pas seulement, se dit-elle. Elle donnait l'impression de s'en foutre complètement, mais Lucy se doutait que non. Margot aimait qu'on l'admire, qu'on la trouve spéciale.
La jeune fille reprit une gorgée du smoothie glacé.
Un smoothie américain. Et dans la rue, que des américains qui mataient sa prof de magie. Elle éclata de rire, toute seule. Rien que de le dire, c'était génial. Le quartier était fabuleux. De belles maisons colorées, des magasins incroyables, qui vendaient des trucs qu'elle ne trouverait jamais à Montpellier, et tous ces gens qui se foutaient d'être vus comme ci ou comme ça. Et ils parlaient tous américain !
– Je ne sais pas comment tu fais pour avaler tout ce sucre.
– Je peux ! Tiens, regarde.
Lucy prit une énorme bouchée et entreprit de la mâcher, sans exploser de rire. Margot cacha son sourire derrière sa main. Malgré son inquiétude face à la puissance supposée de son élève, elle restait optimiste. Tout se passerait bien. Probablement.
– Si tu as des questions, n'hésite pas. On se fait une journée de relâche, mais cela ne veut pas dire que tu ne peux rien apprendre.
Lucy mâcha avant de répondre.
– Oui, il y a bien un truc... Je me pose la question. Comment ça se fait que je voyais rien, avant, la trame des choses, les fils, la magie.
– Sur l'Instance-Terre, c'est normal de ne rien voir. Le tissage a des millions d'années, peut-être, et la Terre a évolué depuis la création originelle. Impossible de savoir où est le travail des Primordiaux et où est le travail du temps...C'est une grande œuvre qui nous dépasse tous, comme toutes les Instances-Mondes. Et pour ton pouvoir lui-même, c'est comme ça que cela se passe. Il se révèle quand tu es nourrisson, ou adolescente, ou plus rarement adulte. Personne ne sait pourquoi et comment. Toi, c'est un choc, je présume, le déclencheur ?
– Oui, on peut dire ça, répondit Lucy. Ce qui m'éclate, c'est que des chocs, j'en ai eu plein. Alors pourquoi celui-là ?
– Quelle importance, Lucy ? Maintenant, c'est plutôt comment tu vas maîtriser ce pouvoir, et ce que tu vas en faire. Etre sorcière, c'est être libre. C'est être à part. Mais il y a aussi des règles.
Margot posa ses lunettes sur la table et observa la jeune fille avec ses grands yeux verts vif. Sérieuse, elle observait sa jeune disciple avec gravité.
– Plus tes pouvoirs sont grands, plus tu hérites de responsabilités.
– Compris, c'est logique.
Aspiration bruyante de la fin du smoothie, à la paille. Et rot moyennement discret.
Lucy avait un peu mal au ventre, mais elle ne l'avouerait jamais.
– Tous les sorciers sont aussi cools que toi ?
– Non ! répondit Margot en élevant la voix.
Des clients attablés à côté observèrent la française qui parlait fort. Ils retournèrent à leurs boissons lorsqu'elle reprit un ton mesuré.
– Non. Beaucoup d'entre nous conspirent les uns contre les autres. Il n'y a pas une communauté soudée. Juste des individualités aux ambitions et aux motivations variées. Je te parle de la Terre. D'autres endroits ont d'autres règles... Tu vas devoir prendre en considération qu'il n'y a plus une réalité, mais une infinité.
– J'ai du mal à tout encaisser en même temps.
– Excuse-moi, je vais trop vite.
– T'inquiète, ça va.
Lucy sortit son téléphone. Elle se prit en selfie, en faisant une grimace. Margot sursauta, comme si elle prenait conscience de la chose juste maintenant.
– Tu as pris d'autres photos ?
– Ben... oui ! C'est interdit ?
– Tu les as envoyées ?
– Non, j'attends la fin de la journée pour envoyer les meilleures et faire rager les copines. Elles vont être folles...
Lucy se tut. Margot l'observait avec sévérité.
– Tu as disparue. La police française te recherche. Rien ne dit que nous n'avons pas été déjà repérée ici. Et je n'ai pas besoin de te dire que d'autres personnes encore moins sympathiques ont très envie de te retrouver. Donc, enlève la carte SIM de ton téléphone. Tu pourras un jour joindre tes copines, et ta famille. Mais ce moment n'est pas encore arrivé.
Le visage de Lucy se décomposa. Elle savait que la sorcière avait raison. Pourtant, l'entendre dire, c'était accepter la nouvelle réalité. Elle avait encore du mal à s'imaginer elle-même en tant que sorcière, avec des pouvoirs, et qu'elle voyagerait d'ici peu dans différents mondes, dont certains qu'elle aurait créé elle-même. Pire encore, elle ne parvenait pas à envisager que des gens veuillent réellement la tuer. Son esprit avait rangé la violence et le sang sur le parking de Montpellier dans la même case que les films d'horreur, et autres images déplaisantes qui n'avaient aucune réalité.
– Nous allons t'acheter un nouveau téléphone. Et tu utiliseras plusieurs cartes abonnements. Nous devons être discrètes. Notre survie en dépend.
– J'ai compris. C'est bon.
– Ne fais pas cette tête. J'ai plein de dollars qui ne demandent qu'à être dépensés. Il n'est pas question que tu continues à piquer dans mes affaires.
Lucy mit ses mains sur la poitrine, faussement offusquée.
– Très bien, allons dépenser de l'argent ! Je te promets de ne plus rien t'emprunter... sauf si c'est vraiment trop beau et mieux porté par moi.
Margot leva la main pour une claque imaginaire. Elle régla leurs consommations et entraina Lucy dans les rues ensoleillées de Haight-Ashbury. Elle connaissait quelques friperies branchées dont la décoration et l'ambiance ne manqueraient de plaire à Lucy.
Les bras chargés de sacs en tissu, les deux jeunes femmes remontaient Haight Street. La collecte avait été bonne. Lucy avait essayé des tonnes de fringues, et pas mal d'entre elles avaient terminé dans les sacs. Margot lâchaient les billets sans se soucier du prix. Apparemment, elle était pleine aux as. Autant en profiter. Lucy repéra un coiffeur à la devanture stylée.
– Il faudra revenir très vite. Pour plus de discrétion, je devrais me faire une nouvelle coupe, et changer la couleur de mes deux mèches.
– Nous reviendrons, oui. Mais là, je suis fatiguée. J'ai envie de rentrer.
– C'est pas comme si c'était à l'autre bout du monde. Je peux être ici quand je veux !
Lucy colla sa tête contre l'épaule de son mentor. Elle avait l'impression de continuer son immersion à Wonderland, sauf que le cauchemar se transformait peu à peu en conte de fée.
Encore perdue dans ses pensées, Margot n'avait pas apprécié l'après-midi de la même manière que sa jeune apprentie. Elle n'avait cessé d'observer les gens autour d'elles, à l'affût d'un comportement suspect. N'ayant rien détecté de spécial, elle n'avait pas relâché son attention. Elle savait que cela ne voulait rien dire. La Fondation pouvait prendre des aspects de normalité. Plus encore, elle tentait d'analyser le comportement de Lucy. La jeune fille semblait être exactement ce qu'elle montrait : une gamine que la vie n'avait pas gâtée, et qui profitait au maximum d'une journée extraordinaire.
La jolie rousse s'arrêta au milieu de la rue et pressa le bras de Lucy.
– Regarde autour de toi, s'il te plait. Et concentre-toi.
– Ici ? Devant tout le monde ?
– Je ne te demande de tomber en transe en te roulant par terre. Concentre-toi bien, prends ton temps, et dis-moi ce que tu vois.
La jeune fille pivota sur elle-même et fit un tour complet. Elle stoppa devant le magasin à côté d'elles, et lut avec son meilleur accent anglais.
– « Piedmont boutique », oh my dear !
– Je t'ai dit de te concentrer.
La jeune fille observait les deux énormes jambes décoratrices, gainées dans des bas-résilles, qui semblaient sortir d'une fenêtre du premier étage. Le magasin vendait des fripes disco et sexy, pas trop dans son style. Les jambes en résine et peintes attiraient le regard du passant sur la boutique. La publicité faisait son petit effet car nombreux étaient les touristes à prendre la décoration en photo.
– Je vois une faille à l'étage. Et une autre, un peu plus loin dans le bâtiment. A mon avis, elle est dans une pièce qui est au fond, ou alors c'est la maison d'après. Elle est toute petite, et on peut pas rentrer à l'intérieur. C'est marrant, elle scintille. Des fois, c'est comme si elle s'éteignait, et elle disparaissait. Celle de l'étage, par contre, c'est un truc qu'on peut traverser. Elle brille, putain ! Un vrai panneau signalétique !
Margot accusa le coup. Elle se concentra, incapable de déceler la seconde faille qui scintillait, selon les dires de Lucy. La voix neutre, elle continua d'interroger sa jeune élève.
– La petite faille doit être très ancienne, elle scintille car elle n'a plus été activée depuis des lustres. Et son créateur, qui l'avait bien dissimulé, doit être mort depuis longtemps.
– Il y en a plein la ville, de ces failles à moitié disparues.
– Oui...
Margot avait bien remarqué quelques failles plus ou moins anciennes, mais elle ne s'était pas assez focalisée pour toutes les trouver. Et de toutes façons, certaines lui seraient restées inaccessibles, inévitablement.
– Très bien Lucy. Prends garde à ces failles abandonnées. Qui sait de quand elles datent, et ce qu'elles renferment. Les sorciers qui les ont créées ne réfléchissaient pas comme nous. Concentre-toi encore plus, fais le vide autour de toi. Essaye d'aller au maximum de ta vision magique.
Margot se demandait si elle avait raison de pousser Lucy à utiliser plus encore son talent. Mais la curiosité était trop forte. Elle voulait voir de quoi était capable la jeune fille.
Immobile, Lucy se balançait très légèrement, les yeux perdus droits devant elle. Margot observait plus que jamais dans la rue, afin de s'assurer que personne n'avait remarqué leur comportement pour le moins étrange. Dans Piemont Boutique, Denise, une femme au visage outrageusement maquillé et percé de multiples percings observait la scène. Sans quitter des yeux la gamine qui avait bloqué juste en face dans la rue, elle appela sa collègue vendeuse, qui swipait sur son Iphone.
– Britt, viens voir. Il y a une gamine bizarre dans la rue. Je croyais qu'elle nous matait. Mais elle est complètement bloquée.
– Encore une toxico... J'appelle le 911 ?
Denise analysa la scène.
– Non, la rousse avec elle n'a pas l'air de paniquer. Je te jure, les gens sont tellement bizarres, de nos jours.
Machinalement, elle passa sa langue sur les deux percings qui lui traversaient les joues. Ce n'était pas un tic, mais elle le faisait de plus en plus souvent. Elle retourna plier les fripes que la dernière cliente avait foutu en désordre.
Margot secoua avec douceur l'épaule de Lucy.
– Tu vas bien ? Je crois que tu t'es assez concentrée.
La jeune fille avait beaucoup transpiré. Elle inspira profondément.
– J'ai froid, je vais mettre la petite veste que j'ai achetée.
Margot fouilla dans l'un des sacs et la lui tendit.
– Tu ne dois pas te mettre dans un tel état en présence des aveugles. C'est dangereux car tu es à leur merci. Ce genre de concentration, tu dois l'avoir dans un lieu sécurisé.
– Compris. C'est fou, cette double vision. J'ai compris ce que tu as voulu me montrer.
Les deux jeunes femmes se remirent en marche, en direction de l'appartement de l'amie de Margot, et de leur faille.
– Ah, et alors ?
– A l'étage, c'est une faille assez simple, le maillage n'est pas très serré. Et derrière, l'instance est simple aussi. Par contre, le tissage de l'autre, très ancienne, c'était un bon délire. Les vieux magiciens ne tissaient pas comme nous maintenant.
– Ils font comment ?
Margot avait posé la question d'un ton neutre. Elle ne voulait surtout pas montrer à quel point elle était curieuse de la réponse de sa jeune apprentie.
– Ben, tu vois bien, c'est comme si le tissage était super fin, avec des fils qui ne scintillent presque plus, mais qui sont super serrés.
– Plus le maillage est serré, plus il est difficile à percer. Moi-même, il y a des failles qui me sont difficiles d'accès.
Interdites, pensait-elle. Ces failles me sont interdites, pensait Margot.
– Ce qui est fun, quand on se fout dans des états pareils, c'est comment notre vision change. Genre Ironman.
– Oui, ce n'est pas pour rien que les sorciers et les voyants parlent de leur vision par rapport aux aveugles.
– Carrément. Au final, tout est décomposé de milliers de fils, surtout les objets et le sol. Mais même les humains, j'ai l'impression. Même si j'arrive pas encore à bien voir pour les humains.
– Mais de quoi tu parles ? Du maillage de ton instance ? Je serais surprise que tu vois le maillage de mon instance personnelle.
– Non, je parle d'ici.
Margot sursauta. Les lèvres tremblantes, elle répondit à Lucy avec la voix un peu plus aigüe qu'à l'accoutumée.
– Sur Terre ? Impossible. Le maillage des Instances-Mondes est théorique. Ce sont les sorciers primordiaux qui les ont tissé. Et ça aussi, c'est théorique. Et le maillage d'un être humain qui est né naturellement, c'est n'importe quoi. Tu n'as pas besoin de me raconter ça pour m'impressionner, tu sais.
– Mais...
– Tu m'impressionnes déjà, Lucy. Ton talent est... presque effrayant. Pas besoin d'en rajouter.
– Ok, excuse-moi, j'ai tellement envie que tu sois fière de moi. J'ai inventé ce truc pour que tu te dises que j'en vaux la peine.
Margot caressa le visage de sa jeune protégée et rabattit une mèche rose, rebelle, derrière l'oreille.
– Je suis déjà bien assez fière. Tu es en sécurité, avec moi.
Les deux jeunes femmes retournèrent chez Tess, l'amie de Margot. Elles burent un thé bio avant de rentrer chez elles, dans la villa solitaire au bord de l'océan.
Cette après-midi avait été très instructive pour Lucy. Elle avait compris qu'elle devait apprendre en premier quels étaient les savoirs normaux pour les sorciers, et ceux qui ne l'étaient pas. Elle voyait le maillage sur Terre, et il ne fallait pas. Elle pensait pouvoir le modifier. En tous cas, elle aurait aimé essayer ! Mais à voir la réaction de Red-Head, il fallait encore moins. Il y avait quelque chose qui clochait, chez elle. Elle n'était pas débile, elle avait bien vu comment elle faisait flipper la sorcière, des fois. Oui, elle avait beaucoup appris... Elle devrait se montrer discrète sur ce qu'elle dirait à Red-Head, et encore plus sur ce qu'elle pouvait faire.
Lucy espérait qu'elle pourrait au moins modifier l'instance perso de Margot, mais comment savoir si elle pouvait le faire sans voir sa prof faire des bonds de trois mètres ?
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Notes de l'auteur :
J'aime beaucoup la complicité naissante entre Margot et Lucy. Les deux savent qu'elles ont pas mal de choses en commun, que les Voyants, et encore moins les Aveugles, ne pourront jamais comprendre.
Il y a certains détails cependant inquiétants...
Pour le chapitre 21, je suis désolé de vous l'annoncer, mais le Commandeur Spengler et l'Aspirante Harris vont faire une petite visite à la Brède. Nous verrons bien s'ils sont impressionnés par les règles et les manière de Marie-Constance...
Merci pour tous vos messages, pour moi qui doute toujours, c'est un super moteur. Et merci pour vos votes bien sûr !
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