Chapitre 18 - La première faille (1/2)

Le soleil était monté haut dans le ciel azur. Un léger frémissement parcourut les sous-bois endormis. Un lièvre aux yeux vifs avait sauté entre les deux barrières en bois sec et légèrement tordu. Il huma l'air, aux aguets. Rassuré, il se dirigea vers les plans de fraises. Sa truffe frémissante effleura les délices juteux. D'un geste délicat, il croqua dans un fruit dodu. Il le dégusta en entier avant de se diriger vers les salades.

La tête enfouie dans son énorme oreiller, Lucy dormait à poings fermés. Ses pieds dépassaient de la couette, proies faciles pour Moon. La jeune chatte blanche venait de sauter sur le lit. Sans la moindre hésitation, elle mordit le gros orteil visible. Lucy ouvrit les yeux et poussa un cri.

– Eeh ! Tu fais quoi ?!

La chatte l'observa, puis l'escalada pour se rendre au niveau de son crâne. Elle se frotta et commença à ronronner. La jeune fille n'avait jamais eu de chat dans l'appartement pourri de ses parents. Trop de bordel, et pourquoi dépenser du fric pour une sale bête ? Elle avait toujours eu un bon contact avec ces petits félins. Elle repoussa Moon avec douceur.

– Bouge, bestiole.

La jeune fille se redressa et plaça son oreiller dans le dos. Curieuse, elle voulait profiter de cette tranquillité pour tenter un truc. Ça ne servirait à rien, forcément, mais qu'est-ce qu'elle en avait à foutre ? Elle se concentra. Faire le vide, avait dit Gregor. En tous cas, les gens qui méditaient devaient faire comme ça, selon elle. Sa respiration se posa, régulière et profonde. Elle observa la chambre dans laquelle elle avait passé la nuit. De belles dimensions, avec un parquet en bois brut, peint en clair. Deux fenêtres encadraient une console sur laquelle reposait un plateau. Margot lui avait apporté un verre et un pichet d'eau. En face d'elle, une imposante armoire étaient fermée, et devait renfermer du linge de maison, supposait Lucy. Un long miroir recouvrait un de ses panneaux, et la jeune fille se voyait assise dans son grand lit. Petite souris ébouriffée, avec un énorme épis blond décoloré et ses deux mèches roses qu'elle aimait tant.

Elle plissa les yeux et essaya de voir au-delà.

Derrière tous les objets, les peluches de poussières, et les fourmis qui couraient dans le coin de la chambre, Lucy discernait un maillage légèrement lumineux. Derrière, elle percevait la construction magique de Margot. La terre sous la villa, noire et grasse, puis le sable. Et enfin, le néant.

Elle ne comprenait pas comment tout ce pouvoir, qui lui semblait aujourd'hui naturel et évident, était apparu. Il y a une semaine, plisser les yeux lui donnait juste un air con.

Lucy réouvrit les yeux. Red Head semblait dire que voir le tissage magique d'une instance était compliqué, mais elle ne voyait pas en quoi... Elle se reconcentra sur la chambre elle-même. Elle observa le plateau sur la console. Elle décortiqua le maillage lumineux. Intensément, en oubliant tout le reste.

Le verre disparut. A la place, un bol rose de bonnes dimensions apparut, avec Minnie qui saluait avec son gant blanc. Il était ébréché et il y avait des tâches de chocolat séché sur son pied. Ils n'avaient pas de lave-vaisselle et sa mère n'était pas une championne du nettoyage. Lucy se concentra encore. Du lait chocolaté apparut dans le bol.

Lucy sourit. Elle se pencha et attrapa le bol. Elle l'observa. C'était bien lui. Ou une deuxième édition qui lui ressemblait beaucoup. Elle observa sa texture, les craquelures de l'émail de mauvaise qualité, les croutes de chocolat séché à l'extérieur. Elle porta le bol à la bouche et but.

Elle recracha le liquide dans le bol.

– Beurk, se dit-elle. Je ferai mieux la prochaine fois.

Elle se leva et trouva la sorcière qui faisait des exercices de yoga sur la terrasse face à l'océan.

– Cherche dans les placards et dans le frigo, dit-elle la sorcière sans se retourner. Tu trouveras bien ce que tu veux !

Lucy ne se fit pas prier. En quelques minutes, elle avait rempli une assiette à ras bord et s'était préparée un chocolat chaud. Un vrai. Elle se rendit sur la terrasse. Margot interrompit ses mouvements en voyant le menu.

– Tu en auras assez, tu crois ?

– C'est l'air marin, il me donne faim.

– Il faudra que j'aille faire des courses...

– Tu ne peux pas créer la bouffe ?

– Je pourrais, mais ce n'est pas satisfaisant. Je pourrais créer une vache, mais ne compte pas sur moi pour la tuer !

Lucy dévora son petit déjeuner king-size pendant que Margot faisait des étirements. Cette dernière s'assit ensuite à côté de la jeune fille. Difficile de croire que cette jolie rouquine, qui portait une robe fleurie et impudique, allait lui apprendre la magie. Elle ressemblait à l'une de ces allumeuses de vingt-cinq ans que les mecs de son lycée adoraient mater, parce qu'elles faisaient plus femmes. N'importe quoi.

– Je te préviens, Lucy, cette journée risque de t'ennuyer.

– Ah ?

– Je vais t'apprendre à poser ton esprit pour te concentrer sur l'énergie magique qui nous entoure. Grâce à cela, tu pourras créer ces fameuses failles.

– C'est compliqué de créer une faille ?

Margot ne répondit pas de suite. Certains sorciers devaient tisser de longues heures pour créer une fissure magique, et des semaines entières pour l'instance elle-même. De longues journées d'efforts, pendant lesquels ils étaient à la merci du monde extérieur. Elle avait dans l'idée que cela ne serait pas si compliqué pour Lucy...

– La faille en elle-même, non. Tu l'as bien vue avec ce que tu as fait chez toi, à Montpellier. Mais pour la créer stable, hermétique, imperméable, et avec des règles spécifiques, oui, c'est compliqué. Tu vas devoir la maitriser avant de créer ce qu'il y a derrière.

– L'instance ?

Margot acquiesça.

– Ok, va pour l'après-midi chiante alors. Mais tu m'as promis de créer ma première instance aujourd'hui.

– Ce soir, si tu vois l'énergie magique, et si tu créés une faille satisfaisante.

Lucy s'étira, rassurée... Red Head allait avoir une petite surprise, se dit-elle avec malice.


Les deux jeunes femmes se déplaçaient à l'aide d'une lampe à travers la forêt. Margot suivait un étroit chemin pavé de pierres blanches. Ces dernières brillaient sous la clarté de la lune qu'elle avait créée pour décorer son ciel. Derrière elle, Lucy écoutait les bruits de la forêt, en s'attendant à tout moment à rencontrer un animal nocturne. Elle avait emprunté des tongs à Margot, mais avait décidé de marcher pieds nues. Vivement qu'elle sorte du territoire de la sorcière pour faire quelques courses. Elle voulait ses propres vêtements. Sans parler d'internet. Le chemin les mena à une minuscule clairière agrémentée de deux bancs en pierre et d'un bassin sculpté dont l'eau devait servir d'abreuvoir à la faune de l'instance.

Margot avait préféré s'éloigner de sa villa. Lucy avait bien travaillé toute la journée, et il ne faisait aucun doute qu'elle parviendrait à créer sa faille. Pourtant, la sorcière préférait prendre ses précautions. Pas de brèche vorace dans sa maison !

Elle s'assit sur l'un des bancs et se couvrit les épaules avec le châle qu'elle avait amené. Placée au centre de la petite clairière, Lucy attendait ses instructions.

– Il y a déjà une faille, entre l'arbre biscornu et le truc avec de l'eau.

– Ah ? Oui... Surprise que tu l'aies remarquée. Il s'agit d'une des nombreuses que j'ai dissimulées pour pouvoir me déplacer, que ce soit sur Terre ou ailleurs.

– Elle va ou, celle-là ? Dans une instance à toi, ou quelque part ? Sa trame brille très peu, mais on voit que derrière, il fait jour.

Lucy ne pouvait pas le voir, mais Margot était stupéfaite. Comment parvenait-elle à savoir tout ça, alors qu'elle découvrait les lieux ? D'habitude, elle avait la fierté que les autres sorciers ne discernent que très rarement ses failles si elles les cachaient intentionnellement. Et les voyants, même les plus doués, ne trouveraient jamais cette faille en particulier.

– C'est bien, tu as réussi à te concentrer rapidement.

Lucy ne répondit pas. Elle ne voulait pas se vanter, mais elle l'avait vue depuis la villa, comme les autres d'ailleurs. Elle avait une cartographie mentale précise de l'instance qui servait de refuge à sa formatrice. Un vrai paradis. Elle s'en ferait une pareille, un jour... mais avec du réseau.

– Si je te dis ou cela mène, tu vas vouloir y aller de suite.

– C'est où ? Allez Margot, je veux savoir !

– Il fait jour car cette faille mène sur Terre, mais neuf heures de décalage avec Bordeaux.

– Où ? Dis-moi où !

Margot soupira. Elle n'avait pas imaginé cette séance nocturne comme ça. Elle avait choisi la nuit afin que Lucy puisse discerner plus facilement les fils subtils et luminescents de la magie.

– San Francisco, chez une copine...

– Quoi ?! Tu veux dire que si on traverse, là, on se retrouve à San Francisco, direct ?

– Oui, c'est ce que je te dis.

Lucy se précipita sur Margot. Elle agrippa ses bras autour d'elle.

– On y va ! S'il te plaît ! On y va !

– Pas maintenant, en tous cas. C'est important ta formation.

– S'il te plaiiiiit !

– Ok, réussis une faille correcte, et une instance stable. Juste stable. Pas besoin de la remplir. Et on part demain faire nos courses à San Francisco.

Lucy poussa un hurlement strident qui dut s'entendre dans toute la forêt. Elle couvrit la sorcière de baisers et la serra contre elle. Margot la repoussa gentiment. Elle ne savait pas trop quelle attitude adopter avec la jeune fille. Devait-elle être sévère et stricte ? Genre prof anglaise ? Cela ne lui ressemblait pas. Elle ferait de son mieux, bien sûr, mais elle voulait aussi tester ses limites. Elle avait l'intuition que tout lui semblait facile et évident.


(suite du chapitre demain)

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Notes de l'auteur :

J'ai préféré couper ce chapitre en deux car il est un peu trop long. Je poste la suite demain !

A mon sens, c'est un point de bascule de l'histoire ! Donc, ne manquez pas son dénouement.

Sinon, je vous remercie pour tous vos encouragements, c'est bien sympa à lire !

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