Chapitre 15 - La porte grise

Erven s'ennuyait.

Elle avait posé son digicube sur ses genoux, et regardait discrètement des vidéos censées être amusantes. A l'instant présent, un Sixtien s'éclatait l'un de ses deux orteils palmés dans son salon, filmé de manière opportune par son épouse hilare. L'Alien se roulait par terre en grognant de douleur, sans la moindre dignité. Erven soupira. Il n'y avait pas grand-chose à faire d'autre, dans ce magasin désert. Elle avait accepté ce job pour sa tranquillité, justement, en pensant pouvoir réviser tout en gagnant son salaire de misère. Mais elle ne parvenait pas à étudier dans cet antre visité par quelques maniaques d'antiquités de l'ère pré-connectée. Rares étaient les journées où plus de trois ou quatre zozos venaient farfouiller dans les étagères poussiéreuses, à la recherche de ces objets inutiles et désuets.

Erven pensa au week-end de folie qui l'attendait dans deux jours. Karon lui avait promis de lui faire visiter le canyon glacé, au nord de la cité Ossule. Il avait loué une chambre dans un hôtel de haut standing. Et son regard, quand il avait parlé de l'hôtel... Erven se rendit compte qu'elle se léchait la lèvre supérieure, un pur cliché de l'excitation. Tant-pis. Il n'y avait personne pour l'observer, elle et sa langue, dans ce foutu magasin inutile !

Quelqu'un frappait à la porte.

Pas l'une de celles qui menaient aux toilettes, ou aux différentes salles débarras où Béji entassaient ses objets, encore moins celle en verre de l'entrée, qui clignotait de ses couleurs criardes. Non, LA porte. Grise, avec le panneau « privé » et continuellement fermée à clefs.

Quelqu'un frappa de nouveau. Cinq coups plus prononcés. Au bruit qu'il fit, il devait essayer de l'ouvrir mais c'était impossible sans la clef qu'Erven savait être dissimulée dans un tiroir.

Elle appuya sur l'implant sous-cutané disposé derrière son oreille droite. Elle espérait que Béji répondrait. Elle ne voulait pas régler l'affaire toute seule...

Deux sonneries, et la voix éraillée de la propriétaire retentit dans son oreille interne.

– Hello Erven ! Oui ?

– Salut Béji, excusez-moi de vous déranger.

– Ne t'en fais pas. Tu as un souci avec un client ? La chasse d'eau fait encore des siennes ? Ou c'est toi qui est malade ?

Erven ferma les yeux. La dernière conversation avec Béji avait duré une bonne demi-heure. Elle avait dû écouter la vieille dame alors que Karon l'attendait pour une soirée cocooning. Derrière la porte grise, une voix étouffée tentait de se faire comprendre, mais pas assez fort.

– Non tout va bien... Enfin, le magasin est vide depuis plus de quatre heures, mais je ne vous appelle pas pour ça ! Il y a quelqu'un qui frappe à la porte condamnée. Je ne comprends pas... Mais vous m'aviez dit de vous appeler de suite si cela se produisait.

– Tu as bien fait, ma petite, j'arrive. Ne lui ouvre pas et fais-la patienter.

– Ok, il n'arrête pas de frapper à la porte.

– Alors dis-lui d'arrêter, elle va me l'abîmer. J'arrive.

Erven voulut répondre mais Béji avait raccroché. C'était bien la première fois ! L'étudiante lissa sa longue tresse avec nervosité. Elle éleva la voix pour se faire entendre.

– Restez calme derrière la porte, Béji arrive !

De l'autre côté, elle perçut une réponse inintelligible puis le silence. Parfait. La vieille proprio l'avait prévenue, et il n'y avait aucune surprise : le magasin n'attirait pas les foules. Il fallait nourrir les chats errants qui venaient réclamer à bouffer à grands renforts de miaulements, maintenir le lieu pas trop dégueulasse, ce qui incluait le nettoyage des sols deux fois par mois ainsi que les toilettes, et prévenir de suite Béji si quelqu'un frappait depuis l'intérieur de la porte grise. Elle n'avait pas non plus le droit d'y entrer même si elle savait où était la clef. Béji avait prévenu qu'elle serait bien déçue si elle allait voir, de toute façon. Erven avait un peu déliré sur ce qu'il y avait derrière la porte, au début, mais elle n'avait jamais désobéi à son employeuse. Béji n'était pas chiante, et elle ne voulait pas perdre ce job peu contraignant. Depuis un mois et demi qu'elle était là, personne n'avait frappé à cette foutue porte.

La vieille dame entra enfin dans le magasin d'antiquités. Sa canne de l'ancien temps claquait à chacun de ses pas, lents. Elle ne devait pas mesurer plus d'1m30, ce qui était petit, même pour une femme originaire de la planète Gloren-A. Emmitouflée dans un long manteau pelucheux, le même qu'il neige ou qu'il fasse beau, elle ressemblait à... à une petite vieille, mais en encore plus petite ! Erven gloussa, fière de sa blague. Béji interpréta le gloussement de l'étudiante comme une marque de bonne humeur. Sa grosse tête ridée, avec des cheveux filasse et blancs, se fendit d'un sourire franc. Une myriade de petites dents pointues et brillantes apparut.

– Salut Erven ! Tu peux aller boire un verre « Chez Machi », et le mettre sur ma note. Je t'appellerai quand tu pourras revenir ici.

L'étudiante ne se le fit pas dire deux fois. Elle prit son sac et fila au bistrot voisin.

La vieille dame se rendit à petits pas jusqu'au meuble qui accueillait la caisse enregistreuse, une antiquité entièrement mécanique. Elle farfouilla dans le tiroir à la recherche de cette satanée clef. Elle sortit enfin le disque magnétique. La porte grise s'ouvrit enfin, laissant apparaître un homme plutôt grand et bien bâti, brun, du genre à plaire à cette grande grenouille d'Erven, et apparemment très très las.

– Enfin ! J'ai cru que nous allions rester coincés ici éternellement.

– L'impatience est une caractéristique de la jeunesse.

– J'avoue ! Bonjour Madame, vous ne me connaissez pas, mais j'ai ce papier pour vous. Il est écrit par Margot, et c'est elle qui m'envoie ici.

– Ici, tout le monde m'appelle Béji, répondit-elle en lisant déjà la missive de la sorcière résidente de l'Instance-Terre.

Gregor laissa la petite alien prendre connaissance de la lettre de Margot. Il en avait sa claque de cette salle qui ressemblait à une cellule de prison tchétchène. La pièce était vide, exceptée deux chaises, des moutons de poussière... et une bonne quinzaine de failles.

– Je ne veux pas vous presser, mais c'est urgent.

– Oui, Gregor, l'impatience, toujours ! Tu permets que je t'appelle Gregor ?

– Oui, c'est mon nom.

La vieille alien se rapprocha de Yimito, avachi sur l'une des chaises. Il délirait, mais dans une langue intelligible désormais. Le chasseur de primes bénit silencieusement Margot qui avait pensé à ce détail en créant sa faille.

– Il est dans cet état depuis huit heures.

– C'est déjà bien qu'il vive encore. C'est un Terrien ?

– Non, mais il est Humain. Vous pouvez faire quelque chose ?

– Moi non, mais je sais qui va le rafistoler sans la moindre difficulté. Il faut juste qu'il respire en arrivant chez le Dr Klam. C'est un ami à moi.

Gregor sentit un poids se retirer de son ventre. Il se passa une main dans les cheveux et Béji remarqua combien le jeune Terrien était sous tension. Elle observa sa dégaine, plutôt passe-partout. Par contre, le grand blessé avait un accoutrement plus excentrique... et tâché de sang séché.

– Ne t'inquiète pas, tout va s'arranger. Tu n'es pas le premier à venir pour des soins. Notre monde est technologiquement plus avancé que tous ceux de ma connaissance.

Le chasseur de primes observa le magasin miteux, avec ses étagères et ses tables remplies de bidules et de vieilleries qu'il n'aurait pas voulu comme décoration.

– Ne te fies pas à mon business. Je me passionne pour les objets anciens et oubliés. Certains viennent de chez vous, d'ailleurs ! Dans notre instance, tous les objets venus d'ailleurs fonctionnent... et l'inverse n'est pas vrai. Les sorciers d'antan ont été malins, chez nous.

– C'est super cool, répondit Gregor, dont la migraine était repartie de plus belle. Mais j'aimerais bien arriver chez votre Dr Klump avant que Yimito n'ait cessé de respirer.

– Oui, bien sûr, je me dépêche ! Je dois avoir une chaise à pulsation dans un coin. Elle fonctionne, je pense.

L'alien miniature trottina vers l'une des salles à l'arrière de sa boutique. Gregor l'observa puis se passa une main sur le visage, trop épuisé pour bien réfléchir. Il avait beaucoup de choses à penser et il espérait que son séjour ici ne serait pas trop long. Une fois le guerrier extra-terrien remis sur pieds, il devrait rentrer de suite. Sa famille courait un grave danger. Quant à Margot, elle aurait vite la même cible rouge que Lucy, tracée à l'encre rouge sur le front.

La vielle sorcière revint avec une sorte de fauteuil roulant... Bien que le terme de roulant soit totalement inapproprié car il flottait au-dessus du sol.

– La propulsion n'est pas à son top, mais elle fera l'affaire. Je ne vous aide pas à l'installer.

Elle lui tendit un sachet en plastique. Il contenait des jetons métalliques de différentes couleurs. Très fins, ils étaient gravés avec des signes qui n'appartenaient à aucun alphabet terrien, mais Gregor parvenait à les lire. La magie de Margot, pensa-t-il. En plus des jetons qui étaient manifestement l'argent local, il y avait des documents d'identité.

– Avec cela, tu auras de quoi te débrouiller si tu étais livré à toi-même. Je t'ai laissé l'adresse du magasin, ainsi que des documents prouvant ton identité, de même pour ton compagnon. Attention, ce sont des cartes de guildes et de corporations mineures, ce ne sont pas des documents officiels. Évitez les fonctionnaires et les forces de l'ordre. Ici, les voyants et les sorciers sont exécutés.

– Quelle belle instance... Merci pour votre aide en tous cas, Béji.

– On s'entraide ! Et Margot m'a de nombreuses fois rendu service. Je vais faire revenir la petite étudiante qui s'occupe du magasin. Elle ne sait rien de notre particularité, mais elle est gentille et elle vous aidera sans poser de questions. Évite de lui parler de ton monde et sois le plus discret possible sur l'immensité de ton ignorance de notre galaxie !

La vieille alien se mit à rire, un son aigu et désagréable aux oreilles fatiguées du chasseur de primes.

– Une galaxie ?

– L'Instance-Terre est un pois chiche comparée à la nôtre. Les Sorciers Primordiaux ont vu grand, ici.

Gregor avait des dizaines de questions qui lui venaient à l'esprit. Il n'en posa aucune. Pas le temps. Béji appela l'étudiante via une petite fiche en plastique transparent. Elle lui demanda de revenir sans attendre. Elle se dirigea ensuite vers le comptoir et en extirpa deux casques poussiéreux et cabossés, avec une sorte de visière en plexiglas. Elle les essuya sommairement et les alluma.

– Tiens Gregor, tu vas en mettre un, et installer l'autre pour ton compagnon. Ce sont des casques de transmission de mineurs de la Colonie XG-44, que j'ai récupérés un jour. Avec ça sur la tête, les gens seront moins surpris de votre apparence exotique. Ils servent à communiquer et à toutes sortes de choses que je n'ai pas compris. Mais dans votre cas, ce sera surtout utile pour cacher vos visages.

Gregor enfila le casque crasseux de mauvaise grâce. Il y avait tout un tas de petits voyants qui s'allumaient à l'intérieur, comme un casque de réalité virtuelle. En l'ajustant, il appuya par mégarde sur un bouton. Sa vision se brouilla pour lui donner des informations informatisées. Il s'empressa de rappuyer sur le même bouton afin de retrouver une vue normale.

– Ne touche à rien, ces casques sont conçus pour des gens qui ont des implants crâniens. Presque tout le monde en a ici, à part moi. Pour toi, c'est juste un déguisement.

– Ok, marmonna-t-il. Je ne touche à rien.

Une grande et belle fille avait franchi la porte transparente de l'entrée. Le sommet de son crâne était surmonté d'une impressionnante tresse violette. Le reste était rasé et agrémenté de quelques plaques métalliques ou plastiques, dont certaines pulsaient d'énergie électrique. A part cela, elle portait des vêtements prêts du corps dans une matière inconnue, que Gregor trouva plutôt seyants. Elle remarqua combien Gregor la détaillait de la tête aux pieds, mais ne réagit pas.

Tandis que Béji donna des instructions à Erven, Gregor dirigea le fauteuil volant jusqu'à la sortie du magasin. La rue n'était pas très large et peu fréquentée. Il leva les yeux. De larges immeubles, massifs comme des quartiers entiers se dressaient vers le ciel gris et nuageux. Des passerelles imposantes reliaient plusieurs d'entre eux. De nombreux véhicules filaient dans toutes les directions, au cœur d'un trafic dense et complexe. Il ne pouvait pas le voir, mais Gregor imaginait la ville s'étendre sur de nombreux kilomètres, abritant tout un monde dont il n'avait pas idée.

Béji avait raison. Il aurait besoin de la charmante étudiante pour aller voir le Dr Kloump.


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Notes de l'auteur :

Déjà le chapitre 15 ! Je ne ralentis pas le rythme, pour l'instant, ça avance bien. Je rabâche, mais merci pour tous les commentaires et les votes, c'est agréable de voir que cela plaît !

Gregor visite une nouvelle instance particulièrement complexe, et vous chers lecteurs, vous entrevoyez la grande multiplicité de ces créations magiques. En tous cas, dites moi ce que vous en pensez, et si vous avez des questions, n'hésitez pas !

Prochain chapitre, pas de suspens, Lucy et Margot bien sûr !


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