Macabre Festin
Il était une fois, dans des temps depuis lors oubliés, au sein d'un modeste hameau niché au centre de la France d'antan, une jeune femme prénommée Agnès. De mémoire d'homme, nul ne pouvait se targuer d'avoir un nom aussi bien assorti à sa personne qu'elle. D'une douceur et d'une serviabilité à nulle autre pareille, son âme rayonnait de pureté dont peu osaient se prévaloir.
De longues mèches d'ébène dévalaient en cascade sur ses épaules graciles. Son visage d'albâtre, aux traits d'une finesse exquise, était constamment couronné d'un sourire radieux, ce dernier toujours accompagné de paroles bienveillantes. Ses délicates prunelles en amande, dont les iris d'émeraudes scintillaient en leurs centres, surplombaient un petit nez en trompette. Bien que d'apparence frêle, jour après jour, elle effectuait ses ingrates besognes. Jamais elle ne se plaignait ou ne rechignait à accomplir les tâches qui étaient les siennes, aussi ardues ou désagréables soient elles.
Au printemps de ses dix-neuf ans, alors que l'été avait cédé son règne à l'automne, la seule famille qui lui resta, sa grand-mère maternelle, tomba gravement malade. Les feuilles des arbres commençaient à revêtir leurs habits d'or et de pourpre, mais dans le cœur d'Agnès, le froid de l'inquiétude semblait s'installer, annonçant des temps bien sombres pour la jeune femme.
La matriarche, une dame au visage autrefois doux et rieur, était maintenant une ombre de sa grâce passée. Les années semblaient s'être accumulées en quelques semaines, sculptant sur sa peau ridée l'écho silencieux de la maladie. Ses yeux, autrefois lumineux de vitalité, étaient devenus des fenêtres embrumées par la douleur et la fatigue.
Agnès aurait sacrifié sans hésiter sa propre existence, échangé sa vie contre un simple sursis, aussi fugace soit-il, pour cette femme qui l'avait élevée avec tant d'amour. Chaque fibre de son être appelait à la clémence du destin, implorant un miracle. Elle se sentait écrasée par le poids du désespoir, qui semblait l'envelopper dans un linceul de tristesse et d'impuissance.
Les battements de son cœur étaient comme le tambour d'une marche funèbre vibrant dans sa poitrine, créant une résonance sinistre dans l'enceinte de son âme. La jeune femme ressentait jusque dans sa chair l'incapacité de la médecine de l'époque à endiguer cette menace.
L'odeur âcre des remèdes imprégnait l'air, mélange de plantes médicinales et d'amertume. L'éclat dans le regard de son aînée s'atténuait un peu plus chaque jour, comme si une partie de son âme se retirait lentement, plongeant Agnès dans un abîme sans fond. Elle se sentait désarmée, telle une voyageuse égarée dans un désert aride, assoiffée de réponses, cherchant la délivrance qui semblait inatteignable, une goutte d'eau face à l'océan déchaîné de la fatalité. Les secondes s'écoulant étaient un éternel recommencement de son agonie, une épreuve douloureuse à surmonter, un supplice à endurer, une lutte incessante contre le flot implacable du destin.
Peu à peu, la souffrance et la peur se muèrent en quelque chose d'autre, une chose inattendue et sinistre. Dans les replis les plus profonds de son être, Agnès sentait la colère crépiter, une lueur incandescente prenant forme dans les ténèbres naissantes de son âme.
Les nuits sans sommeil, les larmes versées, les prières sans réponses; autant de maux alimentant ce feu grandissant, le brasier nourri par l'injustice et la désillusion la dévorant corps et âme. Elle se sentait abandonnée, une âme égarée dans les méandres d'un monde indifférent, trahie par un Dieu sourd, insensible à ses pieuses suppliques. Si les cieux refusaient de l'aider, qu'il en soit ainsi, pensa Agnès, résignée et furieuse, rejetant sa foi désormais en lambeau dans les flammes de son ressentiment. Elle s'éloignerait de ce Seigneur qui l'avait négligée depuis bien trop longtemps, peut-être le diable se montrerait-il plus conciliant.
Il existait un secret de polichinelle au sein du village, un murmure dissimulé entre les feuillages des arbres centenaires et chuchoté par le vent. Un fait connu de tous mais dont personne n'osait ouvertement parler de peur que la simple évocation puisse faire basculer le fragile équilibre de la quiétude villageoise. Cachée dans l'épaisse forêt, à l'orée du monde civilisé, se trouvait une demeure abritant une femme recluse, une sorcière pour certains, une guérisseuse pour d'autres. Si quelqu'un était en mesure d'aider Agnès dans cette période sombre et incertaine, c'était elle, Azenor.
Une fois sa décision prise, la jeune femme se para de sa longue cape d'un blanc immaculé, un vêtement qui semblait refléter la pureté de son dessein. La parure glissait sur ses épaules avec une douceur presque caressante, lui procurant une sensation de réconfort et de protection. Ses mains tremblaient légèrement d'émotion tandis qu'elle vérifiait le contenu de son panier d'osier. À l'intérieur, elle avait disposé avec précaution des mets délicats, des offrandes destinées à la recluse des bois. Des baies juteuses, des herbes rares aux feuilles argentées, et du miel doré, une offrande humble mais sincère, constituant tout ce que la jeune femme possédait comme paiement de l'aide qu'elle sollicitait.
Avant de partir, elle se pencha affectueusement vers son aïeule, dont le front était brûlant de fièvre. Un tendre baiser, empreint d'affection et d'appréhension, fut déposé sur cette peau ridée qui avait tant veillé sur elle. Les yeux remplis de sollicitude, Agnès prit congé, sentant son cœur battre un peu plus fort dans sa poitrine et partit d'un pas résolu en direction des bois.
Les sons de la forêt étaient un orchestre naturel. Le chant des oiseaux, le murmure des feuilles dansant avec le vent, le froissement des petits animaux dans les buissons - tout cela créait une symphonie vivante et harmonieuse. Les senteurs de l'humus montaient du sol, un mélange terreux et boisé qui imprégnait l'air. Les fleurs sauvages répandaient leur parfum sucré et délicat, une caresse olfactive qui ajoutait une douceur à ce périple.
Alors que le jour déclinait, Agnès trouva enfin ce qu'elle avait cherché avec tant d'ardeur. La chaumière d'Azenor se confondait avec la nature qui l'entourait. Les murs étaient recouverts de végétation, comme si la maison avait jailli du sol et s'était unie à la terre qui l'accueillait. Des plantes grimpaient le long des poutres, se mêlant aux branches des arbres voisins. Le toit de chaume, vieilli par les saisons, semblait un prolongement harmonieux de la canopée.
L'entrée de la maisonnette était encadrée de branches entrelacées et de symboles mystiques gravés dans le bois. Un arôme enivrant d'herbes séchées flottait dans l'air, mélange envoûtant de lavande et de sauge, évoquant la magie ancienne qui résidait en ces lieux.
La jeune femme s'avança avec précaution vers la porte, son cœur battant la chamade dans sa poitrine. La résolution brillait dans ses yeux, une lueur déterminée qui contrastait avec la légère appréhension dansant dans son regard. Elle sentait l'excitation monter en elle, comme le doux frissonnement d'ailes d'un papillon dans son ventre, alors qu'elle se tenait à ce seuil entre le connu et l'inconnu. Avec précaution mais résolue, Agnès tapa trois fois sur la porte. Chaque coup retentit dans l'air, créant une sorte de rythme solennel.
Le silence se fit, comme si la nature tout entière observait cette rencontre insolite. Les oiseaux semblaient s'être tus, leurs gazouillis mélodieux remplacés par une quiétude inquiétante. Les feuilles des arbres, d'ordinaire animées par la brise, paraissaient figées dans l'anticipation, comme si le monde entourant Agnès sentait l'importance de l'instant. Dans ce moment suspendu dans le temps, la jeune femme retenait son souffle attendant que celle qu'on nommait sorcière daigne lui répondre. Dans un grincement sinistre, la porte commença à s'ouvrir lentement et du fond de l'obscurité une voix s'éleva.
_ Entre mon enfant. Je t'attendais, déclara la propriétaire des lieux.
Agnès déglutit avec difficulté. Ses doigts serraient le panier d'osier avec force, un ancrage tangible dans ce moment de doute.
_C'est pour mère grand que tu es là, n'oublie pas, se murmura la jeune femme à elle-même, cherchant en ces mots un encouragement intérieur pour reprendre contenance.
Elle s'exécuta finalement, franchissant le seuil de l'endroit. Chaque pas résonnait dans le silence de la masure, amplifiant l'émotion qui la traversait.
L'intérieur de la chaumière se constituait en une unique pièce plongée dans une pénombre étouffante, comme si l'obscurité elle-même avait élu domicile. L'air y était vicié, saturé d'une odeur rance mêlant le bois pourri et les plantes flétries, une senteur qui semblait imprégner chaque recoin. Les pierres, érodées par le temps et l'usure, laissaient par endroits le vent s'infiltrer, provoquant un râle terrifiant, un souffle glacial dans cette ambiance déjà oppressante. Les murs étaient parés de draperies écarlates ornées de symboles ésotériques. Les étagères étaient surchargées de flacons renfermant des liquides opaques et de grimoires antiques aux pages jaunies et friables, d'où semblait émaner une énergie sombre et ancienne. La lueur tremblotante des bougies, disposées ici et là, projetait des reflets inquiétants, créant une danse d'ombres mouvantes et déformées qui semblaient prendre vie dans l'obscurité.
Au fond de la chaumine, un foyer crépitait doucement, diffusant une lueur rougeâtre qui accentuait le caractère sinistre des lieux. L'âtre ressemblait à une gueule béante d'une créature ancienne, dévorant avidement chaque bûche qu'on lui offrait.
Un autel, drapé d'une étoffe brodée aux motifs cabalistiques, occupait le cœur de la cahute délabrée. Sur sa surface était disposés un bric-à-brac d'objets insolites : cristaux scintillants, plumes sombres d'oiseaux nocturnes et pierres runiques, parsemés de manière chaotique, créant une composition à la fois étrange et magnétique.
Derrière ce piédestal de fortune se tenait Azenor. C'était une femme d'un âge certain, revêtant des haillons qui pendaient en guenilles comme les lambeaux d'un passé révolu. Ses cheveux, autrefois flamboyants, s'étalaient en cascades argentées, formant des rivières de lune qui encadraient son visage marqué par les affres du temps. Le visage émacié et les traits ciselés par la main impitoyable du destin, portaient les cicatrices d'une vie émaillée de joies éphémères et de peines profondes où la lumière peinait à percer les ombres.
Les marques sur son corps semblaient des stigmates, les traces d'un long voyage à travers le tumulte de la vie. Ses rides racontant l'histoire d'une âme profondément façonnée par les vicissitudes de l'existence, une âme qui avait traversé des tempêtes, mais qui était pourtant toujours là, résolue et attentive. Ses yeux, fixés en cet instant sur Agnès, étaient les fenêtres de son âme, profonds et pénétrants. Ils avaient la lueur d'une éternelle curiosité, comme si elle pouvait toujours voir au-delà du visible, percer les voiles du monde matériel pour atteindre les mystères de tout ce qui a été et qui sera.
Son corps, bien qu'un peu voûté par les années, était encore fort et agile. Elle se mouvait avec une grâce naturelle, comme si chaque geste était en harmonie avec le sol sous ses pieds. Ses mains étaient calleuses et douces, témoignant d'années passées à travailler avec les plantes et la terre. Azenor était plus qu'une simple personne ; elle était l'incarnation de l'âme ancienne de la forêt, une gardienne des secrets du passé et une guide vers l'avenir.
Alors qu'Agnès allait prendre la parole pour expliquer sa présence au domicile de la vieille femme, cette dernière la devança.
_Je sais ce qui t'amène mon enfant, déclara la recluse avec autorité. Malheureusement il n'est pas en mon pouvoir de sauver celle qui t'est si chère...
À ces mots, le cœur de la jeune femme se brisa en mille morceaux. Elle, qui avait été jusqu'à renier sa foi, jusqu'à rejeter les fondements même de ce qui la constituait, voyait ses derniers espoirs balayés avec ces quelques syllabes. L'expectative, si fragile et éphémère, s'évanouissait comme une ombre fugace dans la lumière naissante du crépuscule. Une douleur profonde et lancinante s'insinua dans son âme, les racines de sa désillusion s'enfonçant plus profondément, laissant place à un vide béant dans son être.
Alors qu'Agnès allait se retirer, défaite par la déclaration sans équivoque de son interlocutrice, le choix des mots de celle-ci la frappa.
_Mais vous savez qui le pourrait, n'est-ce pas ? demanda-t-elle, convaincue que l'ermite détenait effectivement la réponse à son salut.
Azenor soupira, une expiration chargée d'une tristesse profonde. En effet elle avait connaissance d'un rite qui pourrait être effectué pour exaucer son souhait, cependant le prix à payer était bien trop élevé. Un silence sinistre s'installa, laissant planer l'ombre de ce dilemme moral, l'obscurité épaisse d'un choix aux conséquences inéluctables.
_Je vous en prie, supplia Agnès avec ferveur, ses yeux emplis d'émotion.
_Il te faut m'écouter attentivement mon enfant. Je connais effectivement un moyen mais je te conjure d'y renoncer. Je ne comprends que trop bien les affres du deuil qui plane sur toi et pourtant il te faut l'accepter... La mort fait partie intégrante de la vie. Tout ce qui naît est destiné à périr, c'est une loi naturelle.
Les secondes s'étiraient en éternité tandis qu'Agnès prenait la mesure des propos qu'elle venait d'entendre. Elle se tenait à la croisée des chemins et sa décision, elle le savait, scellerait son destin ainsi que celui de sa grand-mère. Une lutte intérieure impétueuse se déroulait dans le puits de ses prunelles, entre l'acceptation brutale de la réalité implacable de la mort et le désir ardent, presque féroce, de défier celle-ci.
_Je ne puis m'y résoudre. Si ce moyen existe réellement, peu m'importe ce qui m'en coûtera, je veux le connaître, déclara finalement la jeune femme, faisant fi des avertissements d'Azenor. Son timbre de voix était teinté d'une ferveur inébranlable, mêlée à une touche d'anxiété sourde.
_Je ne suis qu'une simple guide et si tel est ton choix, je t'aiderais du mieux que je peux..., se résigna Azenor. Sais-tu quel jour nous sommes ?
_La veille de la toussaint, lui répondit simplement son interlocutrice haussant un sourcil circonspecte par la teneur de la question.
_Je te parle de rite bien plus ancien, que ceux que l'église catholique a instauré. Nous sommes le soir de Samhain, la nuit dans l'année où le voile entre les vivants et les morts est le plus fin. Pour mon peuple, c'est aussi le seul soir où nous autres mortels, pouvons faire une offrande aux divinités dans le but de se voir exaucer un souhait.
_Comment dois-je procéder ? demanda la jeune femme, sentant les braises de l'espérance renaître en elle.
Sans un mot Azenor se leva, prit un des corbeaux qu'elle retenait captifs dans une cage dissimulée au fond de sa maison et d'un mouvement sec du poignet lui brisa le cou . Un craquement sinistre résonna dans la pièce, envoyant des frissons dans l'échine d'Agnès. Revenant à son poste, elle ouvrit l'oiseau mort, ses mains expertes manipulant les entrailles avec une précision chirurgicale. Les sens en alerte, elle se plongea dans un état méditatif, ses paupières mi-closes, plongeant dans un monde au-delà de la réalité physique. L'odeur ferreuse du sang imprégnait l'air, mêlée à celle de la cire des bougies. Un mélange troublant, rappelant la dualité inhérente à l'existence : la vie et la mort, l'obscurité et la lumière.
Ce rituel n'était pas à prendre à la légère. Il symbolisait l'union profonde entre la vieille femme et la nature, entre les mondes des vivants et des morts. Les entrailles du corbeau étaient le miroir de l'avenir, un voyage dans les méandres du destin, et à cet instant, la sorcière se tenait à la frontière de ces deux mondes, prête à dévoiler les secrets qu'elle seule pouvait comprendre.
Les yeux voilés d'Azenor s'ouvrirent subitement, révélant un regard profondément enraciné dans une réalité différente. Une voix étrangement altérée, presque d'outre-tombe, s'échappa de ses lèvres.
_Avant que les premiers rayons du soleil n'éclairent la terre, il te faudra sacrifier ton innocence, murmura-t-elle d'une voix envoûtante.
Dans un état de transe, elle saisit un parchemin et une plume, utilisant le sang de l'animal comme encre. Ses mouvements étaient frénétiques, mais précis, comme si chaque trait de sa calligraphie antique était dicté par des forces anciennes.
_Une fois ton offrande faite, tu devras réciter ces vers pour compléter le pacte, déclara-t-elle en tendant le papier à Agnès.
La jeune femme s'en saisit, ses mains fébriles caressant le papier granuleux du bout de ses doigts. Elle était comme hypnotisée par les lettres écarlates dont le sens lui échappait. Les mots en ancien celte semblaient presque danser devant elle, énigmatiques et insolubles, porteurs de promesses et d'avertissements qu'elle était incapable de comprendre.
Subitement l'opacité dans les yeux d'Azenor disparu et les prunelles inquiètes et suppliantes de la sorcière fixaient de nouveau son interlocutrice.
_Renonce à cette folie mon enfant..., implora-t-elle de sa voix retrouvée, teintée d'une douceur maternelle empreinte de sagesse.
Une fois encore, Agnès demeura sourde à cet appel, déterminée dans son choix qui défiait l'ordre naturel des choses.
_Si j'ai bien compris l'offrande est ma vertu, c'est bien cela ? demanda la jeune femme avec détermination.
La recluse soupira, lasse. Elle ne pouvait forcer le chemin de celle lui faisant face, seulement le lui indiquer.
_Puisque c'est ce que tu souhaites, je vais tout t'expliquer.
La lune, pleine et ronde, était déjà haute dans le ciel quand Agnès quitta la masure de la vielle femme, elle devait se hâter. Alors qu'elle assimilait les propos tenus par la sorcière et qu'elle se dirigeait lentement sur le chemin du retour en direction du village, elle croisa un jeune homme dans les bois. Aaron, fils aîné du seigneur du village, se tenait là, sa silhouette se dessinant dans la lueur nocturne. Il était d'une beauté saisissante, avec des traits ciselés et des yeux perçants, mais il portait aussi une lueur de perfidie dans son regard.
Maître dans l'art de la séduction, le jeune homme promettait monts et merveilles à ses proies pour obtenir les faveurs des demoiselles. Il leur dérobait leurs vertus, souillant leurs réputations, leurs corps et leurs noms et les délaissait dès qu'il arrivait à ses fins. Il était un loup pour les jeunes femmes, nulle ne lui résistait. Nulle à part elle.
Depuis des mois, il avait jeté son dévolu sur la belle et douce Agnès, la couvrant d'éloges et de déclarations enflammées. Aucun effort, aucune ruse n'avait été épargnée, à un point tel qu'il avait réellement commencé à éprouver les affres de l'amour qu'il avait tant de fois bafoués pour celle-là même qu'il essayait de duper.
_Que fais-tu dans la forêt à cette heure-ci Agnès ? Ne sais tu pas que ces bois regorgent de danger ? demanda le jeune homme, la voix mielleuse.
_Peut-être est-ce exactement ce que je recherche ? Ou bien peut-être est-ce moi la prédatrice qui devrait-être redoutée ? répondit-elle un sourire mutin aux lèvres, les prunelles pétillant de malice.
_Tu as l'air différente, déclara Aaron en tournoyant autour de celle qui le hantait depuis si longtemps.
Le jeune homme la scrutait, détaillant sa personne essayant de comprendre ce qui avait changé. Elle semblait plus sûre d'elle, moins timide. Elle n'était plus la souris qu'il avait tant chassée mais était devenu le chat qui jouait avec lui. Il avait avidement voulu capturer son attention et c'est lui qui était maintenant ensorcelé par l'audace de la demoiselle.
_Tu n'es plus la brise légère et douce si apaisante d'une nuit d'été. Maintenant tu ressembles davantage à un feu impétueux, indomptable, affirma-t-il une lueur avide dans le regard.
_Tu devrais peut-être prendre garde de ne pas te brûler dans ce cas..., le provoqua Agnès.
_Ô belle Agnès, il en faudra bien plus pour m'effrayer..., répondit Aaron, la défiant avec intensité.
Les feuilles bruissaient doucement, le souffle du vent chuchotant un suspense exaltant. Les émotions tourbillonnaient, mêlant désir, défi et une séduction dangereuse. Ils étaient tous deux des forces de la nature, se mesurant l'un à l'autre dans cette clairière nocturne.
La jeune femme se mordit la lèvre, sentant son cœur tambouriner dans sa poitrine, une invitation silencieuse d'approcher s'il osait. L'atmosphère était chargée d'une électricité lascive, un mélange enivrant d'envie et de retenue. Le parfum subtil des fleurs sauvages flottait dans l'air, mêlé à la senteur boisée de la forêt environnante, créant une symphonie olfactive qui ensorcelait les sens.
Incapable de résister à la tentation qui l'envahissait, Aaron s'avança tout près d'elle. Sa main, chaude et ferme, glissa jusqu'à sa nuque, l'attirant délicatement vers lui, tandis que la seconde s'égara audacieusement au creux de ses reins. Leurs souffles se mêlèrent dans une chorégraphie sensuelle, la concupiscence s'intensifiant à chaque instant qui s'écoulait. Agnès pouvait sentir la chaleur de son souffle sur sa peau, chaque contact de ses lèvres affamées lui envoyant des décharges électriques à travers tout son être. La jeune femme se sentait emportée dans un tourbillon d'émotions contradictoires. La passion embrasait son être, mélangeant le doute à l'envie, la peur à la luxure.
Avides, l'un de l'autre, de sentir enfin leurs peaux sans entrave aucune; ils se défirent de quelques-uns de leurs atours. Leurs corps s'entremêlaient dans un ballet de caresses, baisers, frottements. Sans jamais cesser leurs danse charnelle, ils se laissèrent lentement glisser vers le sol, sur la cape immaculée d'Agnès, lit de fortune improvisé. Les gestes d'Aaron n'étaient pas seulement guidés par la concupiscence, il vénérait le corps de celle que son cœur appelait de tous ses vœux avec une infinie douceur.
Ses mains parcouraient sa peau avec la délicatesse d'un peintre créant son chef-d'œuvre, explorant chaque ligne et courbe de son corps, cherchant à graver dans sa mémoire chaque nuance et chaque relief.
Ses lèvres étaient un doux pinceau, traçant des arabesques ardentes sur sa peau. Les murmures de leur étreinte résonnaient dans l'air, comme une mélodie envoûtante. Les frissons qui parcouraient la peau d'Agnès étaient une symphonie de passion. Leurs souffles, synchronisés, semblaient valser au rythme d'une mélodie secrète, une musique que seuls leurs cœurs pouvaient entendre.
Alors qu'il s'apprêtait à entrer en elle, lui ravissant de ce fait son innocence, le jeune homme ancra son regard dans celui d'Agnès.
_Tu es sûre ? demanda timidement Aaron avec une vulnérabilité déconcertante.
Les yeux de la jeune femme s'écarquillèrent sous la surprise. Elle ne s'était pas attendue à cela de la part de celui qui avait ruiné tant de réputation et pourtant il voulait s'assurer qu'elle ne le regretterait pas et qu'elle souhaitait sincèrement se perdre avec lui. Un instant de doute assaillit la jeune femme, allait-elle vraiment pouvoir allait au bout de son sombre projet ? Elle se surprit à vouloir que ce moment soit aussi sincère pour elle qu'il ne l'était pour lui. Si seulement les choses avaient pu être différentes... Ses traits se détendirent, un doux sourire ornant son visage. Elle caressa tendrement son visage.
_Oui, je suis certaine de mon choix, lui déclara-t-elle résolue, un éclat de tristesse dans le regard.
Avec une infinie douceur, il embrassa ses lèvres et caressa son nez avec le sien et avança ses hanches pour rejoindre celles de la jeune femme. Agnès sentit d'abord une gêne suite à l'intrusion du sexe d'Aaron en elle. Elle haleta sous la sensation d'étirement à mesure qu'il la pénétrait de plus en plus profondément. Alors qu'il était enfoui dans l'intimité de la jeune femme, il s'immobilisa pour laisser à son amante le temps de s'habituer à la sensation. Une fugace douleur l'étreignit, puis Agnès éprouva les prémices du plaisir bouillir en son sein. Le jeune homme la questionna du regard pour savoir s'il pouvait continuer ou au contraire tout arrêter. Nul mot ne fut nécessaire pour comprendre l'éclat qu'elle percevait dans ses yeux, pour toute réponse elle hocha simplement la tête, incapable de formuler la moindre syllabe.
Sans jamais quitter ses prunelles des siennes, il entama ses va-et-viens en elle. Très lentement d'abord, avec beaucoup de délicatesse. Quand les gémissements de plaisirs d'Agnès se firent entendre, il accéléra la cadence et devint de plus en plus fougueux. L'adoration qu'elle pouvait lire dans les pupilles de son amant couplée aux sensations exquises qu'il lui faisait ressentir, la précipitèrent aux bords du précipice. C'était comme si chaque cellule de son corps explosait au même moment, vibrant à l'unisson dans une douce agonie.
Alors qu'elle le savait proche de sa propre libération, Agnès sentit son cœur se serrer sous le poids du regret.
_Ferme les yeux, murmura-t-elle en dissimulant ses tourments sous un doux sourire.
Tandis qu'il s'exécutait, ayant une confiance absolue en celle avec qui il partageait cette étreinte, la jeune femme se saisit du couteau dissimulé qu'elle avait accroché à sa jarretière. La main tremblante, elle avança la lame prêt de la gorge du jeune homme, qui toujours en elle ne se doutait absolument pas du danger qui le guettait en cet instant.
Elle aurait tant voulu qu'il en soit autrement mais les grains du sablier qui s'échappait inéluctablement, étaient presque entièrement écoulés. Les mots de la sorcières lui revinrent en mémoire.
_Ce n'est pas seulement l'innocence de ton corps que tu dois sacrifier, lui avait-elle dit. Mais également celle de ton âme.
_Je ne comprends pas, avait avoué Agnès. Que voulez-dire ?
_Tu dois commettre un acte si odieux que ton âme sera souillée à jamais par celui-ci. Il te faut sacrifier une vie.
Alors que la jeune femme était au bord de commettre l'irréparable, ses souvenirs s'estompèrent, la ramenant à une réalité horrifiante.
_Pardonne-moi, murmura Agnès dans un souffle, des larmes porteuses de profonds remords coulaient sur ses joues. Je n'ai pas le choix...
Alors qu'Aaron, dans un état de confusion suite à la confession à demi-mots de la jeune femme, ouvrait lentement les yeux, il ressentit une morsure glaciale le long de sa gorge. La lame froide venait de lui trancher la peau, provoquant une décharge de douleur déchirante. La sensation métallique de son propre sang s'infiltrait dans ses narines, une odeur ferreuse envahissant l'air alourdi par la tension.
Les muscles de son visage se raidirent sous l'effet de l'agonie, et son regard affolé cherchait à comprendre ce qui venait de se passer. La confusion et la terreur se lisaient dans ses yeux écarquillés, reflétant l'incompréhension totale face à cet acte innommable. Pourquoi elle lui faisait une chose pareille, elle qui était la seule qu'il avait aimée ? En rendant son dernier souffle, il s'écroula de tout son poids sur celle qui l'avait trahi de la pire des manières.
Elle repoussa le corps sans vie de celui qui aurait pu être son monde, ressentant une profonde haine pour elle-même et son geste indicible. Elle abhorrait le destin et sa cruelle ironie de tout son être. Pourquoi avait-il fallu que ce soit cet homme sincère qu'elle avait rencontré en cette nuit maudite et non le monstre qui avait ruiné tant de vie...
À genoux, couverte du sang de son infortunée victime, Agnès hurla de désespoir. Des flots de larmes dévalaient sur ses joues tandis qu'elle tapait du poing férocement sur le sol rougit. Elle sentait la volonté de continuer la quitter mais ne pouvait s'y résoudre. Aaron ne devait pas être mort en vain. Résignée, elle sortit donc le parchemin dissimulé dans un des plis de sa robe et se mit à réciter les mots.
_Níl corp agus anam, neamhchiontach, níos mó agus as seo amach tá mé. Go gcluintear mé, A bheatha, anam mar mhalairt ar an té is mór liom. Saol ar feadh an tsaoil. Glac le mo thairiscint oíche seo na Samhna agus deonaigh mo mhian.
Il lui restait une dernière étape à accomplir, la plus horrifiante. Elle se rappelait de l'effroi qui lui avait étreint le cœur quand la sorcière lui en avait parlé quelques heures plus tôt...
_Ce n'est pas tout..., avait déclaré la vielle femme le regard sombre. Tu dois également assimiler la source vitale de ta victime.
_Co... Comment ça ? Avait demandé Agniès terrifiée.
_Son cœur... tu dois dévorer son cœur.
Elle se souvenait avoir rapidement pris congé après cela, ne demandant même pas la traduction de l'incantation qu'elle venait tout juste de prononcer. Elle l'ignorait mais la sorcière avait voulu l'avertir, lui expliquer l'implication de ces vers, mais Agnès ne lui en avait pas laissé le temps.
La jeune femme, au bord de la nausée, s'affaira à sa sombre besogne. Elle prit le couteau, la main tremblante et ouvrit avec beaucoup de difficulté la cage thoracique du corps d'Aaron. Alors qu'elle croquait dans l'organe encore tiède de sa victime, un profond changement s'opéra en elle. Ses dents commencèrent à pourrir, sa chair se putréfia, son teint de porcelaine jaunit et ses yeux prirent une teinte écarlate. Elle l'ignorait mais l'incantation sombre et ancienne qu'elle avait prononcée était bien plus que des paroles, c'était une promesse à la divinité qui entendrait son appel.
Corps et âme, innocents, ne sont plus et tienne dorénavant je suis. Fais que je sois entendue, Une vie, une âme en échange de celle que je chéris. Une vie pour une vie. Accepte mon offrande en cette nuit de Samhain et exauce mon souhait.
L'infortune avait voulu que de tous, ce fut An Morrígan, déesse de la guerre, du destin et de la mort qui répondit à sa prière. La jeune femme qui n'avait cessé de mépriser la destinée avait capter l'attention de la divinité l'incarnant. Pour punir Agnès de son affront blasphématoire, elle lui infligea un sort pire que la mort.
Elle se retrouvait désormais condamnée à l'éternité, sous le poids de sa cape rougie du sang des sacrifiés à An Morrígan, errant à jamais dans les bois. La lumière de la lune, seule, pouvait révéler sa nature monstrueuse aux yeux du monde. Chaque année, le fardeau de sa malédiction la pousserait à rechercher une nouvelle victime, ravivant le souvenir d'Aaron et son propre désespoir éternel.
La déesse respecta sa part du marché et guérit la grand-mère d'Agnès de l'affliction dont elle souffrait. Malheureusement, des chasseurs ayant trouvé les restes d'Aaron dans les bois et une partie des vêtements ensanglantés de la jeune femme, ainsi que son panier d'osier, furent persuadés de la mort de cette dernière. La matriarche, en apprenant le destin funeste de la seule famille qui lui restait eut le cœur brisé et mourra de tristesse dans les jours qui suivirent la macabre découverte.
Ce fut donc trois vies qui furent à jamais gâchées par le refus d'accepter l'inévitable.
À mesure que les saisons changeaient et que les mois devenaient années, l'histoire d'Agnès se transforma progressivement. Les faits devinrent rumeur, de ouï-dire populaire, elle changea en légende, qui, elle, à son tour se mua en mythe. Ce dernier prit finalement l'apparence d'un écrit traversant les âges et époques. Dans cette narration en perpétuelle évolution, les rôles s'inversèrent. Le bourreau prit l'apparence de la frêle et innocente victime; la proie, quant à elle revêtit les traits du prédateur. Ainsi, le récit prit vie, imprégnant l'imaginaire collectif, un conte intemporel que tous connaîtraient encore bien des siècles plus tard connu sous le nom du Petit Chaperon Rouge.
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