2 octobre : De l'autre côté du miroir
Pour la quatrième fois en quelques minutes, ses yeux dérivèrent vers le mur central. Sur son présentoir, magnifiée par les draperies, l'épée reposait, inerte. Quel gâchis ! Il était le seul à pouvoir la manier... mais il ne fallait pas, il n'avait pas le droit. La dernière fois qu'il l'avait tenue entre ses mains, il n'avait causé que le chaos. Sa mère lui avait formellement ordonné de n'y toucher, ni même d'y penser. Pourtant, la lame l'attendait, déposée là à la vue de tous, inutile dans son écrin bleu depuis de trop longues années. Un chant hypnotisant d'injustice et d'incompréhension le poussait vers elle.
Samuel avait grandi, n'était plus le même enfant que celui qui avait accueilli la mort de son modèle avec des larmes. Il ne croyait plus à son infaillibilité, ni à celle de quiconque. L'effondrement d'un univers bien construit, huilé et parfait avait offert son lot de douleurs et de désillusions. Le retour à une plus amère forme de vérité aussi : sa mère lui avait menti à propos de son père. On lui cachait les raisons de sa mort étrange et les prétextes douteux, les conflits politiques et les jeux de pouvoir l'en avaient convaincu. Il ne lui restait plus qu'à comprendre : pourquoi ?
Il trouverait.
Profitant de sa déconcentration, son garde du corps fit s'envoler à quelques pas la mauvaise lame qu'il utilisait pour l'entraînement. Du même mouvement, le tranchant se glissa contre sa carotide. Puis, l'adversaire se désengagea, une mimique à la fois arrogante et déçue aux lèvres. Le jeune homme l'ignora, de même que le regard désapprobateur lorsqu'il ne prit pas la peine de récupérer l'arme tombée et se dirigea d'un pas décidé vers le mur. Enfin, il s'empara de l'arme rêvée et en contempla la garde ouvragée, gravé de symboles. La solution n'était autre que cette lame trop longtemps interdite, il le sentait. La vibration du métal comme une extension de sa main lorsqu'il la soupesa lui apporta une intense satisfaction mêlée de rage. Impassible, il se tourna vers son ennemi de toujours : lui-même.
Le guerrier adverse ne protesta pas face à cette proposition évidente d'un nouveau défi et se mit en garde. Samuel dégaina et le tranchant s'extirpa de son fourreau avec un chuintement lugubre, souvenir de ses exploits passés. D'un moulinet du poignet, le jeune homme prit la mesure de son poids et de son équilibre avant de faire face à son adversaire. Dans les yeux de l'elfe, il lut une détermination inaccoutumée. Bien, ils jouteraient donc avec sérieux.
Face à face, les deux hommes s'épargnèrent les premiers échauffements usuels et se saluèrent plutôt acier contre acier, les visages séparés par un cheveu. Leur danse les mena pourtant aussitôt loin l'un de l'autre d'une poussée, pour les réussir aussitôt après. Une valse au parfum de danger commençait.
Même s'il affrontait un adversaire redoutable, vainqueur éternel de leurs joutes, Samuel ne se battait pas contre l'elfe à la force surhumaine. Il se battait contre sa propre force surhumaine, sa propre perte de contrôle. Comme lui, son père joutait. Comme lui, son père affrontait des soldats les uns après les autres. Comme lui, il enchaînait victoire sur victoire contre les simples mortels. Mais contrairement à lui, son père savait se contrôler, maîtriser cette force, ne pas déchaîner la soif de tuer. Et cette épée qui formait une allonge naturelle à son bras, comme pouvaient l'être griffes ou crocs, était la solution. Elle le devait. Sinon, jamais son père ne serait fier de lui, jamais il ne le reconnaîtrait comme son fils en Lunion. Il était mort pour qu'il y parvienne et lui n'était pas capable d'honorer cette volonté.
Ses yeux scintillèrent tandis que les lames s'embrassaient de plus belle. Chaque muscle se tendait sous l'effort qu'il leur imposait afin de résister à chaque assaut, de repousser chaque coup, imposer les siens, parer, esquiver. L'adrénaline circulait dans ses veines et lui conférait une prescience presque animale. Il n'agissait plus que par réflexes et répétitions de techniques longtemps apprises et toujours détournées à son avantage. Il se battait contre un elfe, il aurait dû perdre. Pourtant, enfin, sa lame feinta, trouva la faille et se glissa sous la garde pour s'arrêter à un souffle d'air du cœur offert. Il avait gagné, l'elfe levait les mains en signe de reddition.
Il se redressa et passa avec satisfaction l'arme d'une main à l'autre, testant la réactivité amoindrie de ses muscles. Un éclat attira soudain son attention. Le miroir tranchant renvoya un regard doré qui n'était pas le sien. Il venait de perdre à nouveau contre lui-même.
* * * * * * *
Samuel agita sa petite main dans ma direction et m'attrapa le doigt avec une force peu commune. Mon double, disait sa mère. Je préférais penser à lui comme à mon reflet : une image qui au fond, serait différente. Hélas, elle avait raison. J'aurais souhaité épargner à mon propre fils une vie de souffrances. J'avais consciemment choisi une humaine pour minimiser les chances qu'il hérite de ma race, de cette engeance maudite. Je voulais qu'il ait une belle vie, pleine d'aventures, d'amis, de joie, de tendresse et de bonheur...
Il n'y aurait pas droit, pas plus que je ne l'avais eu. Par conséquent, je n'aurais pas le choix, plus tard, quand le temps viendrait. J'avais toujours fait ce qu'il fallait, mais Samuel avait redéfini mon sens du devoir et des priorités. Une armée pourrait camper à nos portes que je sacrifierais le moindre de mes soldats pour lui épargner une petite égratignure. Heureusement, je possédais un moyen bien plus sûr et moins problématique pour le protéger de moi comme de lui-même. Même si ça me tuait. Littéralement.
Je lui laisserai une lettre, dans quelques années, lui racontant pourquoi et comment j'étais parvenu à cette conclusion. Peut-être comprendrait-il ? Peut-être m'en voudrait-il ? Il aurait bien raison, mais je devais tout faire avant pour qu'il ne rencontre pas les mêmes problèmes que moi. L'entraîner, à tout prix, au contrôle de lui-même, des armes, des émotions, des autres... Le monde dans lequel il était né n'offrait aucun cadeau aux gens comme nous.
Parfois, quand je pensais à tout ce qui attendait mon enfant, je souhaitais qu'il ne fût pas né, qu'elle ne m'ait pas séduit, que je ne sois pas tombé sous son charme, qu'il n'ait pas vu le jour. Un sourire de sa part, comme celui qu'il m'adressait en ce moment, plein d'innoncence, de tendresse et d'insouciance, de tout ce qui s'évanouirait, suffit à chasser ces idées sombres.
Un sourire de mon fils.
Jusqu'à ce que pour la première fois, ses yeux se mettent à scintiller. Alors je sus que le bonheur était derrière nous.
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