Quand ça ne veut pas


      Le temps passant, Emilie hésitait à retourner dans son monde. Sa situation inconfortable lui paraissait désormais risible. La nécessité, pour travailler, de posséder des diplômes, des bouts de papiers, lui semblait dérisoire. Des papiers d'identité, un compte bancaire. Là où elle se trouvait, personne n'en parlait. Dans ce monde, bien qu'elle n'ai pas d'argent, elle mangeait à sa faim, dormait sous un toit, préservait sa dignité, et possédait un cercle étendu de personnes aimables. 

      Bien sûr, ne plus avoir de téléphone lui faisait toujours une sensation étrange. Plus de conversations par SMS jusqu'à quatre heures du matin. Plus de faux numéros, ou d'appels masqués. Plus d'attente passive de mails d'offres d'emplois. Plus la crainte que ces fameuses offres arrivent comme spam. Plus de crainte de finir à découvert en entamant le permis de conduire.

      Maintenant qu'elle prenait du recul, elle préférait tout de même ce monde en guerre. Personne, dans la forteresse, ne lui reprochait la mort du fumier. Seule sa conscience la tenait éveillée certaines nuits, et ses interlocuteurs traversaient les mêmes affres, ils échangeaient sur diverses méthodes pour étouffer les remords. Tous les soucis du quotidien étaient concrets, l'enjeu résidait dans la survie. L'adrénaline servait véritablement.

      Elle se rendit compte qu'elle adorait cette vie. Ne lui manquaient que ses parents et... Clément. Même ses potes, à la réflexion... ne lui manquaient pas tant que cela. Quant à son homme, elle se demandait comment il vivait son absence inexplicable, depuis bientôt trois mois. Trois d'écoulés, déjà. Comment ses proches le vivaient ? Y avait-il des recherches ? Que donnaient-elles ? Comment la considérait-on ? Comme une fugueuse ? Une jeune femme atteinte d'une subite crise psychotique ? Une morte ?

      Aucune réponse ne pouvait lui parvenir. Emilie s'efforça de devenir proche des mages venant la voir. Ne serait-ce que dans l'espoir de revoir ses proches un jour... Trop peu s'y connaissaient en portails. Il s'agissait d'un pouvoir rare, et les connaissances sur les moyens de se déplacer par la magie était jalousement gardées. Quand elle avoua à l'un de ces rares connaisseurs son désir de retourner d'où elle venait, il se hérissa.

-N'êtes-vous pas heureuse, ici ? 

-Si, néanmoins mes proches me manquent...

-Et vous nous abandonneriez, quitteriez votre position, pour cette seule raison ? Possédiez-vous, là d'où vous venez, une telle notoriété ?

-Non, et je m'accorde avec vous, cette volonté est irrationnelle. 

-Si vous le savez, pourquoi faire connaître cette envie ?

      Cela dépassait le mage. Et, très certainement, cela le frustrait. D'autant plus qu'elle ne savait que répondre. Il insista.

-Connaissez-vous, au moins, les ressources qu'exige votre entreprise ?

-Nullement, mais sachez que vous avez toute mon attention à ce sujet.

-Tout dépend de la méthode utilisée... réfléchit le mage en fronçant les sourcils. Déjà, il faudrait retourner à votre lieu d'arrivée. L'endroit exact où se trouvait le portail. Connaissez-vous ce lieu ?

      Elle se racla la gorge. Et détailla ce dont elle se souvenait. Le mage estima que plusieurs mois seraient nécessaires, simplement pour localiser le portail. Et comme il se situait sur, si ce n'était en partie dans le plafond, cela compliquait encore la chose.

-J'y pense, sortir d'un portail limite grandement les déplacements, vous n'auriez pas dû être en mesure d'emprunter le moindre escalier.

-Existe-t-il plusieurs sortes de portails ?

      Il ne sut que répondre. Il préféra poursuivre ses réflexions. Diverses méthodes existaient, pour un même résultat. Et toutes, dans le cas d'Emilie, se révélaient fort coûteuses. Tout cela pour quoi ? Permettre à une jeune donzelle de retourner en un endroit qu'elle doutait d'apprécier ? L'entreprise durerait au moins six mois. Bien que le mage appréciât la jeune femme, il refusait catégoriquement de gâcher tant de temps et de moyens. Ce qu'elle comprenait. Lui participait à une guerre depuis presque un an, déjà. 

      Ils poursuivirent longuement la conversation, soulevant de forts nombreux points. Puis un bruit de crécelle les interrompit. Le mage blêmit, et se couvrit la tête d'un sac de tissu et de cuir. Il en tendit un similaire à Emilie, et s'empressa de l'assister pour la mise en place du dispositif.

-Que se passe-t-il ?

-Un chthonien de sable arrive droit sur nous ! Je dois rejoindre mes confrères ! Ne retirez votre masque sous aucun prétexte !

      Il partit en trombe. Un chef cuisinier la saisit par le bras, et tous s'enterrèrent dans les sous-sols, isolant au passage hermétiquement tout ce qu'ils purent. Malgré ces précautions, une tempête de sable se déchaîna contre eux, dans les sous-sols. Tout attendirent que la tempête passe. Assourdis, aveuglés. Isolés. Le chef avait eu le temps d'expliquer à Emilie les trois plus grands dangers incarnés par ces chthoniens : s'éteindre par étouffement ; se faire entailler la chair jusqu'à l'os en divers endroits ; ou périr de faim et de soif. 

      Emilie, prostrée, le dos contre un mur, sentit le sable tenter par tous les moyens de la tuer. Peu avant que le chthonien n'atteigne leur refuge, les hommes du Seigneur Occultiste enfilaient des combinaisons de cuir dans lesquelles on étouffait. Le matériau se craquelait par endroits, mais dans l'ensemble, tenait bon. Il faisait noir. Le sable prenait graduellement toute la place, compressant les habitants. Emilie craignait de finir écrasée. Son envie de rentrer chez elle revint.

      Le temps s'écoulait, imperturbable. Les assauts du sable s'atténuèrent graduellement. Comme s'il s'épuisait. Au bout d'un moment, la femme osa lever la tête. Devant elle s'était campé un homme. Plusieurs se tenaient debout, les bras dessinant des arabesques. Avec les tenues de cuir, impossible de les différencier les uns des autres. Lorsque le sable devint incapable de s'élever au-dessus du torse de certains, ces derniers retirèrent leur masque, étouffant dans la combinaison. Parmi eux, elle reconnut le Seigneur Occultiste, le seul à passer un bon moment. 

      Tous dirigeaient vers ses mains un flux lumineux, et lui-même redirigeait cela vers une boîte d'émeraude. Le sable descendait lentement. L'Occultiste retira un gant, et le sable s'y rua, avec assez de force pour lui percer la peau. Le contact avec son sang donna un furieux regain d'énergie au chthonien, et le mage modifia radicalement son incantation, ainsi que les gestes exécutés de sa main égratignée.

      Ces modifications achevèrent le chthonien. Quand elle se releva, Emilie remarqua que le sable dessinait le symbole des Forces Justicières. Un... "présent" de leur part ? C'est ce que cracha l'un des mages. Le Seigneur Occultiste réprima les ardeurs vengeresses.

-Habituellement, "leurs" chthoniens dessinent une gemme, plutôt qu'une pyramide, comme ici. Je pencherais plutôt pour les Gardiens. Auquel cas, ils investissent déjà la forteresse. 

      Il se tourna vers l'un des mages.

-Saurais-tu empoisonner la nourriture et l'eau, d'ici ?

      Le mage acquiesça avec gravité. Le Seigneur Occultiste lui confia la boîte d'émeraude et lui murmura le plan. Le mage décampa avec sa boîte, et le maître des lieux ordonna aux vivants de se lever. Presque tous obéirent. Emilie frémit en apercevant l'un de ses voisins demeurer immobile. Le sable s'était acharné sur la personne, jusqu'à pénétrer dans la combinaison, et s'imprégner de son sang. Un peu du liquide gouttait de la fissure.

      Elle passa son chemin, et rejoignit les cuisiniers. Ils savaient déjà que leurs denrées devenaient toxique. Si les Gardiens attaquaient effectivement, alors ils pillaient également ces réserves. Suite à de brefs échanges, ceux sachant se battre aidèrent à chasser les Gardiens, les autres attendirent.

      De nouveau, Emilie attendit. Les "civils", comme elle, habitués à plus d'activité que cette attente, se permirent quelques concours de force, se défièrent à divers jeux, ou conversèrent simplement.

      En fin de journée, ils purent remonter, et reprendre le travail. Tout d'abord, ils amenèrent les cadavres du jour dans la cour, afin de rendre un dernier hommage à leurs alliés, et de cracher sur les Gardiens morts. Ces derniers portaient des tabars gris, brodés d'une porte grillagée fermée. Les gris différaient grandement d'un soldat à l'autre, de même que les styles des portes. Emilie les détesta. Non seulement la rumeur les désignait comme les pires misogynes, mais en plus ils avaient tué son ami le mage connaisseur en portails. Et ils ralentissaient son projet de rentrer chez elle, ou même de savoir si c'était possible.

      Ordures.

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