Expérience de stage : MISAG


Déjà plus d'un an, que je ne suis pas venue écrire. Je n'ai pas arrêté d'écrire sur mes soins, mes souvenirs et les patients que j'accompagne, loin de là ! Disons que la régularité de publication n'est pas dans mes points forts.

Nous sommes au jour où j'écris ces mots le 25 janvier 2024. Je suis en stage, dans un service de Médecine Interne et Soins Aigus Gériatriques. Vous allez avoir l'impression que je ne vais en stage qu'avec des vieux, vu que mes derniers textes datent de l'époque où j'étais en EHPAD !

J'y ai rencontré un sacré paquet de gens. Des soignants, des soignés. J'en ai gardé, à l'écrit, quelques extraits, pour m'en souvenir. Je veux garder ces histoires gravées quelque part.


Voici donc, quelques mots, peut-être pas les derniers, pour garder certains souvenirs de ce service.

TW : mort, souffrance physique, souffrance psychologique



MISAG, troisième année d'études en soins infirmiers



Mme R.

Elle m'appelait « Fauvette ». Elle connaissait mon prénom, le vrai, même s'il n'était pas écrit sur ma blouse blanche. Elle décidait, en pleine conscience, de m'appeler ainsi. « Vous êtes comme un petit oiseau, vous virevoltez dans ma chambre ». Elle aimait que je fasse des pas de danse de manière aléatoire, ça la faisait rire. Couturière de métier, elle constatait avec désarroi l'état de nos blouses.

Sa santé était un yo-yo enflammé entre les mains enfant de six ans : elle est restée plus de deux mois en soins aigus. Malgré ses 91 ans bien entamés, elle avait toute sa tête, à défaut d'avoir encore sa jambe droite, que le diabète qui la suivait depuis de longues années lui avait arraché.

Elle gardait le sourire, mais tout le monde sentait qu'elle en avait marre. Elle n'en pouvait plus, des soins, de l'hôpital, de sa santé instable. Elle ne le disait pas beaucoup, mais une fois, elle a fondu en larmes quand je lui ai dit qu'on devait lui faire un Normacol parce que ça faisait trois jours qu'elle n'avait pas eu de selles. L'interne voulait la convaincre : j'ai refusé. Je n'ai pas fait le Normacol.

Elle en avait marre, oui, alors on trichait un peu avec les traitements en pilant ceux qui étaient trop gros, on essayait d'éviter de la piquer toujours au doigt pour les dextro, on se mettait toujours à deux pour son pansement au pied et on continuait de lui donner le MEOPA même s'il n'était plus prescrit.

C'était une dame fière, immensément gentille. Je crois qu'elle l'avait bien donné à ses enfants, car il y avait tous les jours de la visite auprès d'elle. Elle disait « Vous savez, c'est mon dernier Noël ». Je savais qu'elle disait vrai. Elle nous a fait peur, quand même, parce qu'on voulait tous absolument qu'elle atteigne ce Noël 2023. On voulait tous qu'elle tienne, qu'elle vive, au moins jusqu'à ce jour, jusqu'à cette fin décembre, qu'elle rejoigne sa famille. Moins d'une semaine avant, en revenant d'un examen, elle était profondément fatiguée. Je ne me suis pas inquiétée tout de suite ; je regrette. Ses artères, déjà abîmées par l'âge, s'étaient compressées sous l'effet de l'examen. Son cerveau souffrait, il ne recevait plus assez de sang.

Heureusement, elle s'est rétablie. La nuit a été longue, ses enfants n'ont pas quitté ses côtés, ce soir-là. Je m'en serais beaucoup voulue, si ça l'avait empêchée de voir les fêtes en étant sereine.

J'aimais beaucoup ses mains, et ça l'amusait. Elle trouvait qu'elle avait les mains trop vieilles, trop fripées, toute fragiles et abîmées. Sa peau était douce, elle glissait contre ses os, contre le galbe léger de ses veines. Elles avaient l'apparence d'un arbre, mais dont l'écorce aurait la finesse et la souplesse du coton. Je crois qu'instinctivement, nous nous prenions mutuellement beaucoup les mains.

On s'est dites au revoir, le dernier soir avant que je ne parte en vacances. On savait toutes les deux qu'on ne se reverrait pas, du moins, pas dans cette vie. Elle m'a souhaité une vie heureuse, de finir mes études et de soigner plein d'autres personnes comme je l'avait accompagnée elle. Je lui ai souhaité un bon voyage, et je l'ai remerciée d'avoir existé. Dans son regard, j'ai lu tellement de gratitude, tellement de reconnaissance, que j'aurais pu remplir un océan.

Mme R. s'est éteinte quelques jours après Noël. J'étais en vacances, à ce moment-là, mais je crois que je l'ai su. Au creux d'un rêve, je l'ai aperçue, me disant qu'elle s'en allait. Une dernière fois, nous nous sommes dites au revoir.

J'avais toujours connu Mme R. à la chambre 173. Quand je suis revenue, ça m'afait bizarre que ça ne soit plus elle, dans ce lit-là.


(Le Normacol est un traitement laxatif qui s'administre par voie intra-rectale, le MEOPA est une sorte de gaz légèrement anesthésiant et anxiolytique, un dextro est un test rapide consistant à prendre une goutte de sang pour y évaluer le taux de sucre).



Mme V.

Mme V. était de ces dames qui font que je croie qu'on choisit quand même un peu quand on part de la vie. Ancienne infirmière en psychiatrie, Mme V. en avait vu d'autres. Pourtant, elle n'avait rien du tout de ce qu'on imagine des soignants en psychiatrie : petite voix, petite taille, petit poids. Elle n'allait pas si mal, lorsqu'elle était entrée. Elle marchait seule avec son déambulateur, avait une peur immense des piqûres, et portait dans ses bras sa poche de stomie pour éviter de l'écraser.

Elle était tout-à-fait consciente. Consciente de la dépression qui la suivait depuis longtemps. Consciente du cancer qui avait pourri son côlon. Consciente de la mort brutale de son mari, quelques mois avant. Un coup d'œil à son dossier suffisait à faire déprimer les médecins les plus aguerris, mais Mme V. était encore là. Avec un sourire à en faire fleurir le soleil.

Quand elle est entrée, ça n'était pas supposé être pour longtemps ; les résultats de son dernier bilan n'étaient pas très bons, il fallait stabiliser quelques normes dans son corps, elle avait une infection un peu étrange et était fatiguée, voilà tout. La vue de la moindre aiguille la faisait blêmir, alors les médecins lui avaient fait poser un picc-line. Au moins, avec ça, pas besoin de changer de cathéters. Elle se tendait quand même dès que nous venions avec un plateau de soin dans les bras.

Elle m'appelait « ma belle ». Par réflexe ou par humour, je l'appelai parfois « ma belle » en retour. Alors s'ensuivait un long débat qui parfois durait tout le long du soin pour savoir qui était la plus belle ; ses arguments contre les miens, parole contre parole, avec un immense sourire et voilà, le soleil était en fleur.

Puis, tout s'est très vite emmêlé. Du sang sortait de plus en plus souvent dans sa poche de stomie et dans la protection qu'on lui mettait par prudence, même si elle était continente. Son cancer, qui avait déjà quelques mois avant écartelé ses entrailles, s'était réveillé, et il était en colère. Comme un volcan en éruption, il faisait se déverser hors de ses circuits le sang d'une dame déjà pas bien lourde. Elle restait, dans tout ça, immensément digne.

Comme Mme R., Mme V. était décidée : elle ne mourrait pas avant Noël. Noël, c'était dans trois semaines, la première fois qu'elle nous a dit ça. Les médecins, les internes, les soignants, personne n'arrivait à y croire. Tout le monde voulait, mais personne n'arrivait à s'en persuader. Pourtant, Mme V. était certaine. Alors, on s'est tous ensemble accrochés à ses lèvres, à l'espoir insensé qu'elle survivrait, encore, encore, chaque jour, jusqu'à Noël.

Souvent, l'après-midi, sa chambre se transformait en colonie de vacances : ses proches étaient au courant de son état, ils vivaient dans la région, et ils emplissaient chaque jour sa chambre de souvenirs. Ensemble, ils ressassaient la vie, les éclats de rires, les larmes aussi, parfois. Le soir, quand ils partaient, elle regardait longtemps par la fenêtre.

On savait qu'on était toujours très bien accueillis, avec elle. Elle aimait la compagnie. Alors, les soirs où nous finissions en avance, nous allions dans sa chambre, discuter de tout et de rien en attendant la relève. Une fois, nous avons fini à huit soignants, pour elle seule. Et qu'est-ce qu'on a ri ce soir-là ! Entre deux blagues sur l'apéro, elle a glissé qu'elle avait bien envie d'une bière ; ce n'est pas entré dans l'oreille de sourds. 

Le lendemain, dès qu'on a aperçu l'ombre de ses enfants, on a fondu sur eux pour leur conseiller d'amener de la bière à leur maman. Ils nous ont regardés comme si c'est nous qui étions sous alcool, jusqu'à ce qu'on leur explique. Ils étaient étonnés, je crois, d'avoir le droit d'amener de la bière. Ce n'est pas trop quelque chose qui se fait à l'hôpital ! Le lendemain, nous l'avons trouvée avec une petite bouteille à moitié entamée sur son adaptable, et un sourire jusqu'aux oreilles. Le soleil fleurissait à nouveau.

Trois semaines, jusqu'à Noël. Même les collègues des autres services avaient entendu parler d'elle et demandaient de ses nouvelles. Tout le monde, par la pensée, était au chevet de cette dame si petite, si légère, qu'on avait peur de la blesser en la touchant. On sentait qu'elle fatiguait. 

Un jour, elle m'a glissé, d'une voix douce et sereine, qu'elle avait fait un drôle de rêve la nuit précédente : un ange de Dieu était venu auprès d'elle, dans sa chambre d'hôpital, pour l'emporter vers le ciel. Alors, doucement, elle lui avait demandé s'il pouvait attendre jusqu'à Noël, car elle ne voulait pas attrister ses proches en partant avant. L'ange lui aurait répondu, tout aussi doucement « D'accord, je reviendrai après Noël ». La saluant, il repartait, et elle se réveillait au petit matin en se souvenant de cet étrange passage.

Quand j'allais la voir, je m'asseyais à côté d'elle, sur le rebord de son lit. Je prenais lentement ses mains au creux des miennes. Parfois, nous ne parlions même pas ; le regard suffisait. Et ses yeux, ses yeux, si doux, d'un brun profond comme le cœur de la Terre, plongeaient dans les miens comme les miens dans les siens. Elle serrait mes mains, souvent. Je crois que même si elle disait qu'elle voulait rejoindre son mari, elle avait peur de mourir. Tout le monde a peur de mourir, je suppose.

Elle était épuisée, quand je suis partie en vacances, pour la période des fêtes. Elle parlait peu, ne marchait plus. Il n'y avait plus autant de sang dans la poche de sa stomie, je ne sais pas si son cancer calmait sa colère, ou si c'est qu'il n'y avait plus vraiment de sang à donner.

On m'a dit que le soir de Noël, toute sa famille est venue dans sa chambre. Les médecins étaient d'accord. Ils ont fêté, avec elle, son dernier Noël. J'espère que ce soir-là, le soleil a à nouveau fleuri. Elle est partie le lendemain, le 25 décembre. Elle a tenu les trois semaines jusqu'à Noël.


(Une stomie est un abouchement chirurgical d'un segment du tube digestif à la peau, un picc-line est un dispositif invasif qui consiste en une sorte de très long cathéter qui relie un point extérieur généralement dans le bras jusqu'à la jonction entre la veine cave et le cœur)



Le vieux monsieur du couloir

Je l'ai rencontré juste après le passage d'un violoncelliste venu jouer de la musique aux patients en fin de vie, en ce début 2024, en fin de matinée. Il était assit sur un banc dans les couloirs du MISAG, accompagné d'une jeune femme que je pense être une ergothérapeute ou une kinésithérapeute. Il tenait un journal dans ses mains, probablement de ceux qui listent les programmes télévisés. Je ne le connaissais pas, probablement était-il hospitalisé sur un autre secteur.

J'avais baissé mon masque, pour aller choper une part de royaume en salle de pause, histoire d'éviter l'hypoglycémie. J'en tenais une part dans mes mains, enveloppée dans un papier. Je repartais vers le bureau de l'équipe transversale de soins palliatifs quand je l'ai croisé.

Je suis passée devant lui, en coup de vent ; il a levé les yeux, j'y ai vu rapidement une pointe de fascination, sans sexualisation, sans ambigüité, plutôt un éclat d'admiration. J'ai entendu, avant de m'éloigner « quel beau sourire ! ». Merci, monsieur !



Mr M.

08/12/23

La journée était longue. Très longue. Douze heures au MISAG, ça sècherait le plus énergétique des gamins hyperactifs. Les patients vont mal, les prises en soin sont lourdes et complexes, certaines sont pesantes, se compliquent. Pas le temps de s'asseoir, de boire ou d'aller pisser. On court, tout le temps, partout, parce que les soignés ont besoin d'être soignés, justement.

Le service est lourd tous les jours. Mais là, aujourd'hui, c'était pire. Beaucoup de soins à faire, mais aussi beaucoup de pression psychologique. Un de nos patients est décédé. Ce n'était pas un des patients dont je m'occupais moi, mais je l'avais soigné plusieurs fois. Il n'était pas si vieux, seulement soixante-dix-neuf ans. Il était jeune, pour un vieux.

Le corps n'était pas encore froid, quand on est entrés dans la chambre. Il n'était pas parti depuis longtemps. Il ne respirait plus, sa peau était blanche, pas blanche comme une feuille de papier, mais plutôt blanche comme un ciel pâle de novembre. Ça faisait longtemps qu'il n'était plus vraiment avec nous, ce monsieur M., il était entré comme ça, silencieux, apathique, endormi. Personne dans le service n'a entendu le son de sa voix, pas une fois. Il ne nous a jamais regardé. La bouche ouverte, le seul son qu'il émettait était celui de sa respiration. Quand on est entrés, pour découvrir son corps qui avait perdu sa vie, le silence n'était pas si étrange. Ses jambes étaient couvertes de marbrures, sa bouche imprégnée de peau mortes, sa langue, fissurée. J'aurais voulu lui faire un soin de bouche, avant qu'il ne parte.

J'ai fait sa toilette mortuaire, avec l'infirmier qui m'encadrait ce jour-là. J'ai touché son corps. Ça ne m'a pas dérangée. Même avec du recul, ça ne me dérange pas. Je l'ai touché comme je touche les vivants, en caressant sa peau du bout des doigts, en tenant ses mains, en lui parlant pour lui dire ce que je faisais.

Je pense que c'est bien comme ça. Peut-être que ça leur fait du bien, quand même.

Du bien, ça en fait au moins à nous. C'est compliqué, de soigner un corps qui n'a plus de vie. Ça nous met face à la mort, brutalement, sincèrement. Devant un mort nu, on se sent vivant nu.

Alors, en rentrant, je me suis douchée, pour sentir ma propre peau, ma propre chaleur. J'ai touché mes membres, mon dos, mon torse, ma poitrine, mon visage, mes cheveux, comme pour me convaincre que tout était bien là. Bien vivant. Ma mère m'a massée le dos, pour soulager mes muscles, j'ai savouré ce contact. J'ai mangé chez les voisins, avec eux, à côté de ma petite sœur. La pièce était pleine de vie, bruyante, fracassante, j'ai gardé le secret de ce mort auquel j'ai nettoyé le visage, à peine deux heures avant.

D'ailleurs, ma sœur s'est cassé le bras. Elle a un plâtre, comme les miens, un peu plus jeune qu'elle maintenant. Comme ça, on se rappelle que les vivants doivent être soignés. Et puis, un plâtre, ça ne fait pas tant de mal. Elle est tombée, ça lui a fissuré le poignet. Monsieur M. aussi était tombé, mais de trois mètres de haut, et sur le crâne.

Il n'est plus là, maintenant. Il est monté, déjà. Son âme n'était plus dans la pièce, quand je suis entrée. Cette pièce, cette pièce était vide. Certaines pièces sont pesantes, des esprits qui y demeurent. Celle-là ne l'était pas autant, pas de la même manière. Je ne sais pas s'il s'en est allé du monde des vivants serein, son visage ne l'était pas tant, mais il n'a jamais eu l'air serein. En tout cas, il est parti comme une plume, ou comme une des feuilles des platanes devant l'hôpital en hiver. En silence, lentement. Et dire que son PSE de scopolamine a passé dix minutes à sonner, à peine une heure avant, avant qu'on ne trouve comment le remettre correctement. Si j'avais su, j'aurais juste retiré le PSE, et puis bon, il aurait été plus tranquille.

Je ne pouvais pas savoir. Je ne m'en veux pas. Sur le coup, j'ai fait le bon choix, à essayer de relancer cet idiot de PSE. La scopolamine le soulageait. On ne peut jamais savoir. Ça ne sera pas mon dernier mort, et ce n'était pas le premier. Mais le tout premier, je l'ai rencontré mort, et je n'ai pas fait de toilette mortuaire ; Monsieur M. , c'était le premier mort que je touchais, auquel je parlais. Je ne sais plus si je lui ai dit au revoir. Et puis, il est tard, je travaille demain. 

Bonne nuit, petit monde.


(Un PSE est un dispositif permettant d'injecter un médicament avec beaucoup de précision en millilitres / heures, la scopolamine est un médicament efficace contre l'encombrement bronchique)




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En espérant ne pas avoir trop plombé votre journée <3

Des bisous masqués de loin

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