Chapitre 1 - La réalité

*Réécrit le 30.03.22*


Attablés avec des amis dans l'un des bars automatisés du nouveau Paris, je fixais mon verre d'un regard morne. L'ambiance générale était tendue et clairement pas à la fête, sauf à l'une des tables du fond où tout un groupe, rigolant et parlant fort, arborait ostensiblement des bracelets argentés à qui voulait les voir.

— Pfff... j'irais bien balancer mon verre à la figure de ses frimeurs, commenta François d'un ton aigre en reposant un peu trop brutalement sa bière sur la table.

— Ou les attirer derrière le bar, leur foutre une bonne raclée et leur piquer leurs foutus bracelets. Ce serait autrement plus jouissif, s'esclaffa le grand brun affalé sur son siège, une cigarette éteinte glissé entre ses doigts.

— Paul ! siffla la dernière occupante de la table, en lançant des regards nerveux vers l'une des nombreuses caméras disséminés dans la pièce. Tu veux que l'on se fasse tous arrêter ou quoi ?!

— Bianca ! lui répondit-il en singeant son ton, les lèvres étirées en un sourire moqueur. Si j'étais assez bête pour me vanter d'un crime pareil juste avant de le commettre, il y a longtemps que je serais en prison. T'inquiète pas, ils ne sont quand même pas assez idiots pour me prendre au sérieux. C'était juste un phantasme, ajouta-t-il en avalant une gorgée de son cocktail, son regard sombre braqué sur les fêtards de plus en plus bruyants et avinés.

— Franchement, qu'est-ce qu'ils ont de plus que nous ? lui demanda la jeune femme dans un murmure coléreux.

— Ils sont riches. Ou plutôt leurs parents sont riches, riches et puissants. Ou ils connaissent des gens riches et puissants, au final, on en revient toujours à la même chose.

— Tout ne peut quand même pas tourner qu'autour de ça ?!

— Il n'y a malheureusement pas besoin d'autres choses dans cette société de merde, soupira Paul en se redressant.

Au même instant, tous les écrans de la salle s'allumèrent simultanément et le générique caractéristique d'un flash spécial retentit, envahissant tout l'espace. Mon cœur remonta brusquement dans ma poitrine tandis que mes yeux se rivaient presque malgré eux sur l'écran. Billie Malone, la présentatrice vedette de la chaine unique, apparut à l'écran. Chignon blond impeccable, tailleur noir et chemisier rouge de bon goût, elle affichait la même suffisance et le même sourire niais que d'habitude. Seule différence notable, le compte à rebours défilant en chiffres écarlates sur l'écran géant noir servant de toile de fond à cette émission spéciale.

« Et oui, très chers téléspectateurs, plus que quelques dizaines d'heures d'attente avant de connaître enfin les noms des heureux élus. Je suis certaine que vous êtes toutes et tous aussi émoustillés que moi ! »

— Émoustillés... ! Non mais elle est sérieuse là ?! grommela Paul, récoltant des sourires ironiques et des pouces discrètement levés de certains occupants des tables voisines.

Les fêtards aux bracelets, quant à eux, continuaient à rigoler sans s'occuper de l'émission, bien qu'ils aient baissé d'un ton. Normal, ils faisaient partie des « immunisés ». Les chanceux, ayant des gênes ou compétences indispensables aux futures colonies. Ou ceux, beaucoup plus nombreux, issues de familles influentes et assez riche pour se payer le billet. Eux ne seraient pas tributaire du tirage au sort et auraient une place dans le bon vaisseau quoi qu'il arrive. Ils auraient même la possibilité de choisir, dans le cas, plus qu'improbable, où plusieurs colonies parvenaient à s'établir.

« Les douze volontaires seront bientôt désignés. Je le rappel, tirés au sort par ordinateur, parmis dix-mille jeunes gens présélectionnés pour leur charisme, caractère, compétences ou gêne hors du commun. Et pour certains d'entre eux, certainement une combinaison des quatre ! » gloussa Billie à l'antenne, s'attirant les foudre oculaires de presque tous les occupants du café.

— Tu crois vraiment qu'ils vont être tirés au sort ? demanda Bianca quelques minutes plus tard quand le flash fut terminé et la lumière revenue.

— Comment le savoir ? soupira François. Mais je n'aimerais pas être à la place de ces pauv' gars, ajouta-t-il en levant son verre vers l'écran éteint, un sourire amer sur les lèvres.

— Leur sort sera tout de même un peu plus enviable que le nôtre. De base, ils auront au moins une chance de quitter ce vieux cailloux en perdition...

— Avec la charge des quelques neuf mille personnes dépendant de leurs choix et de leurs réussite. Tu imagines la pression ! Je répète, je n'aimerais pas être à leur place.

— Parce que tu penses vraiment qu'ils en auront quelque chose à foutre ? intervint une nouvelle fois Paul d'un ton amer.

— Ce qu'ils voudront de toute façon, c'est sauver leur peau, intervins-je pour la première fois en me levant.

Mon ton amer résumait assez bien mon état d'esprit général. J'étais lassée de toute cette mascarade et de toute cette tension permanente. Serait-on tiré au sort et si oui, ferait-on partie de la bonne liste ?! Bla-bla-bla... tout cela n'était que de la poudre aux yeux pour maintenir le peuple tranquille et éviter la révolte. Révolte pour quoi de toute façon ? Il n'y avait plus grand-chose à sauver ! résuma cyniquement mon esprit tandis que je me levais pour partir, aussitôt imité par Bianca.

— Si tu as raison, Cléo, il n'y a plus qu'à croiser les doigts pour ne pas tomber sur un suicidaire ! ironisa François alors que Paul éclatait de rire et se levait à son tour.

— Une autre tournée, François ?

— Oh allez, pourquoi pas, répondit ce dernier. Vous êtes sûres de ne pas vouloir rester les filles ?

— Oui, je suis fatiguée, répondis-je. Et cette ambiance me déprime, ajoutai-je en repoussant d'un geste de la main, Paul qui s'avançait vers moi.

Nous étions brièvement sortie ensemble quelques mois auparavant, jusqu'à ce que je le surprenne dans les bras d'une autre. Il avait eu beau jurer ses grands dieux que c'était elle qui l'avait embrassé par surprise, je ne l'avais pas cru une seconde mais cela ne l'empêchait pas d'espérer et de retenter sa chance à chaque fois qu'il pouvait. Pas une seconde attendrie par son air dépité, je regardai Bianca attraper son sac, me fendis d'un petit signe de la main en guise d'au revoir et rejoignis la porte sans me retourner.

Dehors il faisait lourd et l'air moite saturé de pollution était presque irrespirable. Je sortis mon masque filtrant, devenu quasiment indispensable dans les grandes villes depuis plusieurs années, et l'enfilai rapidement, imité par Bianca.

— T'en as pas marre de le faire mariner ? me demanda-t-elle tandis que nous rejoignions une artère plus fréquentée.

— Je ne le fais pas mariner, j'ai été très clair. C'est lui qui espère pour rien.

— Il ne t'a peut-être pas menti, après tout ? Faut reconnaître qu'il est craquant quand même et, les mecs potables et fiables, ça ne court plus vraiment les rues.

— Tu appelles ça fiable, toi ! Je l'ai surpris avec sa langue au fond de la gorge de cette fille, je te rappelle.

— Tu exagères peut-être un petit peu...

— A peine soufflai-je excédée alors que je me repassais les souvenirs de cette soirée mémorable.

Le pire dans cette histoire, c'était que mis à part la colère d'avoir été trahis, je n'avais rien ressenti, excepté une pointe de soulagement lorsque j'avais sauté sur l'occasion pour le larguer. A la vérité, je crois que je n'étais pas faite pour être en couple. Mes amis recherchaient désespérément l'âme sœur, alors que je n'aspirais qu'à rester seule. Qui aurait envie de fonder une famille dans des conditions pareils, pensai-je sinistrement alors que nous croisions une poussette recouverte d'une capote antiparticules. Perdue dans mes pensées, je ne compris que nous approchions de la station de métro qu'une fois devant.

— Tu crois que l'on aura une chance ? me demanda soudain Bianca tandis que nous descendions les marches raides et humides.

Une chance de quoi ? pensai-je pour moi-même avant de me ressaisir et de lui répondre avec un sourire :

— Autant que les autres, je pense. Bianca, pourquoi tu t'en fais ? Tu es en médecine, ils te repêcheront si tu n'es pas tombée sur la bonne liste, c'est presque sûr.

— On est nombreux, ça ne veut rien dire. Et puis... il faut déjà être éligible au tirage au sort...

— Arrête de te prendre la tête ! la sermonnai-je gentiment. Avec tes résultats, je suis certaine que tu n'as pas à t'inquiéter, la rassurai-je une nouvelle fois en me dirigeant vers le portique de droite, alors qu'elle empruntait celui de gauche. Nous serons très vite fixé de toute façon.

Bianca acquiesça d'un signe de tête anxieux avant de me fixer d'un regard hésitant.

— Et toi... tu t'inquiètes ?

Prise au dépourvu par sa question, je restai quelques secondes muette, ne sachant quoi répondre.

— Pas vraiment, finis-je par lui dire sans me mouiller alors que nous parvenions à l'embranchement où nos chemin se séparaient.

— On se retrouve bien à dix-neuf heures demain, comme d'habitude ? me demanda-t-elle d'un ton plus enjoué et sans insister.

— Bien sûr, lui confirmai-je en souriant, la regardant s'éloigner en lui faisant un petit signe de la main. 

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