31-Eleanor

«On ne souffre jamais que du mal que nous font ceux qu'on aime. Le mal qui vient d'un ennemi ne compte pas.»

-Victor Hugo.

J'ai cru que j'avais le choix.

Je n'avais pas conscience que les dés avaient déjà été jetés, même bien avant ma naissance.

Ce n'était pas une question de destin, encore moins de hasard ou de coïncidence, tout était déterminé depuis le début, tout avait été truqué à l'avance. C'était prévu, c'était décidé, la chute de l'histoire avait été choisie, avant même que j'aie un quelconque mot à dire.

Je n'ai jamais eu le choix.

Sauf que voilà: il a posé le mot Fin trop tôt. Personne n'a imaginé que je pourrais réagir de cette manière, après tout, je n'étais qu'une enfant, une petite fille fragile et malade qui ne connaissait rien au monde entier. Il a oublié qu'en m'enlevant tout, il m'enlevait également la seule peur que j'avais: celle de perdre les gens que j'aimais. Toute seule, je n'avais plus rien à craindre, car ma propre vie avait perdu son importance, en même temps que mes proches avaient disparu.

Il a fait l'erreur de me sous-estimer. Je n'aurais pas dû poser de problèmes, j'aurais dû pleurer un bon coup et laisser la vie me détruire. Ce n'était pas une supposition entièrement fausse, la vie m'a effectivement détruite, cependant, je l'entrainerai dans ma destruction.

J'ai retiré le mot Fin de cette histoire, et il ne réapparaitra pas tant que ce meurtrier ne sera pas six pieds sous terre, et que je n'aurais pas craché sur sa tombe.

J'ai failli renoncer, j'ai failli abandonner, parce que j'ai cru que j'avais le droit à une autre vie, à l'amour, à frôler le bonheur du bout des doigts.

Mais on ne m'a pas seulement arraché quelqu'un que j'aimais, on m'a également trahie, et il n'existe aucune sorte de rédemption pour une trahison pareille.

Si je n'ai plus le choix, je ferai en sorte de l'avoir.

Quelqu'un caressait ma peau en décrivant des cercles sur mon dos, je me retournai, ensommeillée, pour faire face à Clyde, les cheveux en bataille, qui me regardait, un sourire attendri sur le visage. Il posa ses mains dans le creux de mes reins et m'attira à lui.

-Bonjour, soufflai-je contre ses lèvres.

Il pouffa. Son rire qui envahissait la pièce me faisait presque oublier la terreur que nous avions vécu le jour précédent.

-Effectivement, c'est un très bon jour, acquiesça-t-il alors que je me dégageais de son étreinte pour me redresser pendant qu'il fronçait les sourcils.

-Il faut qu'on parle, lui indiquai-je, très sérieuse, alors qu'il se relevait à son tour.

-On ne quitte pas un homme blessé, m'avertit-il sur le ton de la rigolade, en désignant son visage partiellement tuméfiés.

-Mince, je ferai ça demain alors.

Il ébaucha un sourire en entendant l'ironie dans ma voix et s'approcha pour m'attraper par la taille. Il me jeta sur le lit avec une aisance surprenante et s'allongea sur moi de façon à bloquer mon corps de toutes évasions, son bassin pressé contre le mien.

-Si j'ai jusqu'à demain, j'ai le temps de te faire changer d'avis, murmura-t-il en commençant à embrasser mon cou.

Je soupirai de plaisir et passai mes mains dans son dos pour m'accrocher à lui, avant de rouvrir brutalement les yeux en prenant conscience de la situation.

-Clyde, articuai-je difficilement, C'est important.

Il grogna comme un ours qu'on venait de sortir de sa caverne, mais fini par s'éloigner en se rallongeant à mes cotés.

-Que ce passe-t-il Madame Rabat-joie?

Je respirai un grand coup, cherchant un moyen d'entreprendre cette discussion.

-J'arrête, Clyde.

Il me fixa, les yeux remplis d'incompréhension, attendant que je continue.

-Je ne veux plus me battre, Clyde. C'est trop long, trop fatiguant, trop inutile... Et ce n'est en tout les cas pas ce qu'ils auraient voulu. Je pensais que la vengeance était la solution, mais il n'y a pas de solution à la douleur des les avoir perdus; tuer Monsieur D n'y changera rien. Je ne peux pas choisir quand j'irai mieux, mais je peux faire en sorte de l'être. J'abandonne.

L'homme à mes cotés resta impassible.

-Est-ce que tu vas partir? Maintenant que tu n'as plus de mission.

-Ça dépend. Viendrais-tu avec moi?

Clyde relâcha ses épaules, enfin détendu, et m'offrit un sourire radieux.

-Tu sais très bien que je te suivrais jusqu'au bout du monde.

-C'est adorable chéri, mais je ne comptais pas aller si loin. On pourrait déjà commencer par quitter New-York, qu'en penses-tu, y aller pas à pas?

Il haussa les épaules.

-Ça m'importe peu où l'on va, tant que je suis avec toi.

-Attention mon coeur, tu deviens mièvre, le taquinai-je.

-Rien à foutre, pourquoi j'aurais honte d'aimer, maintenant que nous sommes enfin libérés de nos malheurs, me contredit-il, véritablement sérieux.

Ses paroles reflétaient la sincérité, il voulait croire en ce qu'il disait. Comme moi, il aimait penser que cette histoire était, dès à présent, derrière nous, qu'on pourrait aller de l'avant. On oublie, parfois, que pour faire table rase de son passé, il faut commencer par lâcher prise, et qu'à ce moment-là, malgré nos déclarations, aucun de nous étions définitivement prêt à tourner la page.

-Et les garçons, alors? Les Sinners, qu'en fais-tu? Tu ne peux pas les laisser comme ça.

Il sembla murir sa réponse seulement une fraction de seconde, avant de planter son regard dans le mien.

-Les Sinners existaient avant mon arrivée, ils sauront exister après. Tout le monde savait qu'un jour je m'en irais, il savait que ma place n'était pas ici.

-C'est drôle, Jared m'avait dit exactement la même chose, lui fis-remarquer en caressant sa pomette abimée du bout des doigts.

-C'est parce que Jared me connaît depuis toujours.

Il cligna des paupières et bailla, il semblait, de plus en plus, peiner à garder les yeux ouverts pendant notre conversation.

-Tu devrais te reposer un peu, Clyde, lui conseillai-je en le forçant à s'allonger.

-Non, c'est bon.

-Ce n'était pas une question. Tu es blessé, et épuisé. Ton corps a besoin de sommeil pour guérir, même si Monsieur n'en a pas envie.

Il émit une seconde son habituel grognement d'homme des cavernes, mais ne me contesta pas, car il était bien plus éreinté qu'il ne voulait le reconnaître. Il s'appuya sur les coudes pour m'embrasser doucement avant de se laisser tomber, les yeux clos. En cinq minutes à peine, il dormait déjà profondément, sa poitrine se soulevant à rythme régulier. Je me levai en veillant à ne pas faire de bruits, m'habillai prestement et quittai la chambre de mon enfance. Le salon était faiblement éclairé par la lumière du matin qui filtrait à travers la fenêtre du salon. Je remarquai que le ciel était gris en ouvrant la vitre, il pleuvait averse pendant qu'un orages éclatait au dessus-de ma tête. A l'évidence, une tempête approchait. Je rejoignis la cuisinière pour chercher la réserve de café instantané que mon père gardait précieusement et jetai au passage le T-shirt déchiré de Clyde qui était resté à terre. Mes yeux se perdirent dans la contemplation de la pièce en même temps que j'avalais mon café froid: je connaissais si bien cette pièce, tout, jusqu'à l'odeur de pain grillé ou le vieux tourne-disque, m'était douloureusement familier. C'était chez-moi, ou du moins, ça l'avait été, longtemps. Mais maintenant que mes parents n'y étaient plus, c'était différent, non, ce n'était plus ma maison, c'était juste un appartement quelconque que je connaissais par coeur. Je n'était plus à ma place ici.

Je rejoignis l'étagère où j'avais laissé quelques livres au moment de vider une partie de l'appartement après le décès de mes parents, et attrapai les différents albums photo que ma mère avait l'habitude de remplir les jours de pluie. Plusieurs feuilles, papiers et photos, que personne n'avait pris le temps de coller, glissèrent des pages quand je m'emparai du dernier livre. En ramassant le tas, je tombai sur plusieurs photos de moi gamine, quelques rappels pour des factures impayées ainsi que mon certificat de naissance et ceux de mes parents. Je fronçai les sourcils d'incompréhension en lisant ces derniers, puis je saisissais le mien en posant le tout sur la table. Il devait y avoir une erreur, il y avait forcément une erreur. J'avais déjà vu ces certificats des dizaines de fois, mais jamais ça ne m'avait arrêté avant, ce n'était, après tout, qu'un infime détail. Il aurait fallu attendre une dizaine d'années, que je commence à m'intéresser à la médecine et à la génétique, pour comprendre que quelque chose clochait, que c'était impossible. Ce sont leur groupe sanguin qui m'interpellèrent en premier. J'avais appris en étudiant que le groupe O était récessif, contrairement au groupe A et B qui se trouvaient être dominants. Pour appartenir groupe O, il est nécessaire de posséder deux allèles de ce même groupe, à l'inverse de A et B qui n'en nécessitaient qu'un seul, c'était exactement la même logique que pour les yeux foncés et les yeux clairs. Comme chaque parent transmet à son enfant un allèle, cela signifie que les deux parents doivent posséder un allèle du groupe récessif pour que ce dernier soit O. Comme ma mère, j'étais O positif, mais mon père était AB. Je serrai les papiers, perdue; en suivant la génétique, avec un père AB, j'aurais pu être du groupe A ou B, pas O, en aucun cas O. La seule explication qui demeurait se trouvait être que mon père n'était tout simplement pas mon père.

Je feuilletais les papiers restant pour chercher une explication, est-ce que c'était une erreur? Oui, ça devait être une erreur. Je me levai précipitamment et fouillai les placards à la recherche de ce qui aurait pu m'échapper lors de mon premier rangement, je cherchais une explication, des réponses. Néanmoins, les meubles restaient quasiment vides à l'exception du peu de vaisselles que j'avais laissé là et de serviette. Je fouillais la pièce des yeux quand mon regard tomba sur la collection de vinyles usagés et le vieux tourne-disque qui m'appartenais. Un souvenir me frappa alors si brutalement que je ressenti le besoin de me retenir à une chaise. J'avais reçu cet objet de ma mère pour mes dix ans, il venait de mon grand père, et elle me l'avait offert avec le disque des Beatles contenant la chanson Eleanor Rigby. Les mots qu'elle m'avait soufflé à l'oreille ce jour-là étaient restés gravés dans ma mémoire.

« Le jour où tu perdras espoir, tu pourras écouter cette chanson. Ce tourne-disque contient ton histoire, Eleanor.»

-Ce tourne-disque contient ton histoire, répétais-je en me remémorant ses dires.

Je m'empressai de rejoindre l'appareil et le retournai avec délicatesse, cherchant une trappe, un trou, une ouverture, un endroit où l'on aurait pu camoufler quelque chose. Je le secouai dans tous les sens, à l'écoute d'un bruit anormal. Je constatai soudain qu'un endroit sonnait creux et je m'emparai d'un couteau pour décoller le fond de l'objet. Un bruit de plastique qui se casse explosa dans la pièce et j'aperçu quelque chose -dont je ne discernais pas la forme- tomber à terre, alors que je reposai l'appareil cassé. Je ramassai l'objet inconnu et après avoir chassé la poussière, je remarquai qu'il s'agissait d'un journal usé en cuire, relié par une ficelle. La préface arborait l'écriture de ma mère, alors je tournais la première page, puis la suivante, et ainsi de suite, encore et encore. Je découvris une nouvelle histoire: la sienne, la leur et un peu la mienne, chaque page tournée devenait plus difficile à lire que la précédente, et plus je continuais ma lecture, plus ma respiration se faisait difficile. A ce stade, retenir ses larmes semblait insupportable devant les révélations qui se dessinaient, immorale.

La dernière page lue, je reposai ses écrits en tremblant, m'interrogeant sur ce qu'il faudrait faire et où tout cela me mènerait. Ils m'avaient mentis, tous les deux, et depuis toujours. Comment pardonner cela? Mes yeux tombèrent sur la porte et j'enfilai mes chaussures en sentant que j'avais besoin de sortir respirer, malgré la pluie torrentielle qui n'avait cessée de tomber. C'est en levant les yeux que je remarquai l'enveloppe collée sur la porte, à l'intérieur de la pièce. J'avançai prudemment, consciente qu'elle n'était pas là le jour précédent et m'en emparai en lisant son contenu.

-Oh mon Dieu.

Les pièces s'assemblèrent d'un coup, brutalement, brusquement sans me laisser réellement prendre conscience de ce que je venais de réaliser. Je savais qui était Monsieur D, je l'avais toujours connu. Le journal de ma ma mère, les lettres, ce que Richard Wilkins avait dit à Clyde, le sang, maintenant, tous semblait différent, tous devenait indubitablement clair. Je devinai ainsi autre chose: il n'attendait que ça, que je comprenne, voilà un moment déjà qu'il guettait ma venue, voilà pourquoi le frère de Red avait reçu l'interdiction de me tuer.

Je quittai l'appartement et descendis les escaliers de l'immeuble en courant. Je savais ou je devais aller, car c'était là qu'il m'attendait. Je pris la direction de l'entrepôt où se situait le centre des opérations des Black's Angels -chacun connaissait son emplacement, dans le monde de la criminalité, ce n'était un secret pour personne. A mesure que je courrais dans les rues de la ville, prenant à peine le temps de respirer, la pluie s'écrasait à grosses gouttes sur mon corps, se mélangeant aux larmes qui dévalaient mon visage. Le ciel était si noir, si sombre, que j'aurais presque pu parier que c'était la fin du monde, et ça l'était en partie, car mon monde à moi s'écroulait bien.

Arrivée sur place, les mecs qui surveillaient la porte ne posèrent aucunes questions, -car ils savaient eux-aussi- l'un se contentant de me fouiller avant de m'indiquer d'une main le chemin à suivre. J'avançai dans les couloirs d'une démarche déterminée, consciente qu'il était grand temps de mettre un point final à cette histoire, et qu'un seul de nous deux ne ressortirait vivant de cette pièce. Je n'hésitai pas avant d'ouvrir la porte du fond, il n'était plus temps pour l'hésitation, encore moins pour reculer.

-Enfin là, déclara une voix grave qui m'avait tant manqué jusqu'à cet instant, où elle sonnait à présent, comme la pire des trahisons.

L'homme se retourna pour me faire face, ce même homme dont j'avais vu le corps brulé, ce même pour qui j'avais tout sacrifié par vengeance. Je fermai les yeux une seconde, maintenant il n'y avait plus aucun doute, plus de manière de changer l'histoire, plus l'espoir que j'avais eu tort et que ce n'était qu'un improbable malentendu. Cette prise que de conscience était tellement bouleversante que j'eu l'impression de recevoir un coup de poing dans le ventre, c'était incroyablement douloureux.

Comment faire quand la personne que tu dois venger et également celle contre qui tu dois te venger? Dîtes-moi, comment survivre à ça?

-Salut papa.

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