29-Eleanor

«L'amour nous rend vulnérable. C'est le prix à payer.»

-Sharon Maas.

A partir de quel moment devient-il acceptable de se sacrifier pour quelqu'un?

Serait-ce prétendument plus honorable de donner sa vie pour un enfant plutôt qu'une vielle dame, plus normale de tout laisser tomber pour quelqu'un qu'on aime et non pour un sombre inconnu? A partir de quel instant, une vie humaine peut-elle avoir davantage de valeur qu'une autre, qui peut décréter cela?

On se croit toujours capable de tout pour ceux qu'on aime, prêt à donner sa vie, arracher son coeur, verser son sang, mais qui peut savoir, le moment venu, ce qui arrivera, qui peut prédire l'avenir. Peut-être, qu'on restera figé, les bras ballants, le regard vide, statué d'effroi, mort de peur, dans l'incapacité d'effectuer le moindre mouvement, d'émettre un infime son. La panique fait faire des choses que l'on aurait pas cru vraisemblable, parfois on fait des erreurs, même stupides, et après, c'est trop tard. On a beau produire les mêmes gestes un milliard de fois, s'entraîner une infinité de temps, encore et encore, à l'instant décisif on peut tout même se tromper, parce que cela arrive, et que parfois, cela arrive au mauvais moment.

Je ne sais pas, je n'ai jamais su, à quel point il fallait aimer quelqu'un pour échanger sa vie contre la sienne, pour tout risquer afin de le sauver, au péril d'y perdre ce qui nous reste. Je ne peux pas le savoir, je n'en ai pas la capacité parce que cela ne m'est jamais arrivé. J'aime Clyde -je le jure- je suis amoureuse de lui, c'est réel, rien ne m'a jamais semblé aussi vrai. Mais il réside un mystère, une interrogation: est-ce que je l'aime au point de mourir?

Est-ce que je l'aime plus que moi-même?

Le bruit des balles qui sifflaient à travers la maison était assourdissant, des gens couraient de tout les cotés, arme à la main, alors que le sang éclaboussait les murs immaculés. On se croyait en plein coeur d'un véritable esclandre.

-Eleanor, hurla une voix.

J'étais au centre du couloir du première étage, perdue. Quelqu'un criait mon prénom par-dessus la panique, comme une alarme enragée, comme si on voulait m'attraper de la cohue et m'en extirper. Une balle effleura mon bras, je sentis l'impact et regardai, interdite, le sang s'écouler de la blessure. Cela ne faisait pas mal, ce n'était ni douloureux, ni insupportable, à l'identique que si une personne avait effleuré mon bras du bout des doigts. Il fallait que je fasse quelque chose, un geste, un mouvement, que j'aie trouver Clyde. Il fallait agir et pourtant, je m'en sentais incapable.

Puis soudainement, mon corps sortit de sa torpeur, mes muscles claquèrent et j'envoyais mon coude dans le visage d'un inconnu qui venait de me bousculer. Esquivant les gens qui couraient, je marchais à l'aveuglette entre les corps inertes, sur la point des pieds, à la recherche d'un moyen de défense. Des yeux vidées de leur humanité me regardaient depuis le sol, la peau criblée de balles, le teint pâle, le sang rouge vif. Des hommes que je connaissais, certains que j'avais côtoyé, des amis, des gens avec qui j'avais partagé des centaines de repas, des multiples parties de carte, des sourires et des rires, des rêves parfois. Ils étaient devenus mon foyer, un peu ma famille, ils étaient l'une des raisons pour laquelle j'avais pu guérir; et ils venaient de donner leur vie pour les autres, pour nous sauver. C'était un massacre, une vision difficilement supportable et j'avais l'intime conviction que j'en demeurais en partie responsable. Mes pieds nus se peignaient de rouge, il y avait du sang partout. C'était cruel et sans pitié, une image qui aurait fait passer le plus sordide film d'horreur pour un conte de fée. Je contournais un énième cadavre et attrapai silencieusement une batte de baseball dans le placard. Un souvenir me frappa brutalement alors que ma peau rentrait en contact avec le bois; la vision d'un jour ensoleillé à Central Park, Jared avec la batte dans les mains, Clyde et son gant prêt à lancer, les rires de Ed alors que je courrais jusqu'à la base suivante, priant pour faire un Home-run. C'était un souvenir anodin, hasardeux, il n'avait ni fonction particulière, ni signification précise, c'était la remémoration d'un instant heureux, d'un moment qui ne se reproduirait probablement plus, plus après ce soir-là. C'est incroyable comme un seul jour peut faire basculer une vie entière, un instant précis déterminant l'avant et l'après, où plus rien ne sera jamais comme avant. J'avais déjà vécu ce genre de moments à la mort de mes parents, et je craignais que la scène se rejoue aujourd'hui, je ne savais pas où était les autres, si ils étaient blessés, voir morts. Je m'engageais prudemment à droite dans le couloir vide, quand la cohue qui régnait depuis le début de l'attaque cessa brutalement, d'un coup. C'était si soudain, si brusque que je me figeais et resserrais mes doigts autour du manche de mon arme de fortune. Le silence qui hantait à présent la maison semblait davantage terrifiant encore que les cris qui avaient précédé. Je m'emparais silencieusement du cellulaire en plastique dans le tiroir d'un meuble du corridor et composais prestement un numéro en tentant vainement de contrôler mes tremblements. Je sursautais quand un homme sortis en courant d'une pièce, arme à la main, les sourcils froncés. Je m'en prenais violemment à lui, l'achevant à coups de batte jusqu'à ce qu'il s'écroule au sol, le visage meurtri. Tout en attrapant son flingue dont je m'emparais, je reprenais ma marche, déterminée, quand une porte s'ouvrit. Plusieurs hommes débarquèrent de la chambre de Clyde et sortirent leurs armes en me voyant. Dès lors, tout s'accéléra, j'explosais le visages des deux premiers avec la batte et utilisai le pistolet pour viser les autres. Mes tirs étaient précis, nets, entre les deux yeux; ils ne laissaient aucune chance de survie. Le chargeur terminé je me débarrassais du revolver et entrepris de me battre à mains nus. Leurs coups ne m'affectaient pas, je frappais instinctivement, je ne savais plus où j'étais, qui, pourquoi, seule une chose comptait à présent, survivre. Du sang coulait de mon visage, troublant ma vue; je me battais au mieux, mais ils étaient trop. Ils arrivaient de tous les cotés, partout, et je compris très vite que c'était perdu d'avance.

-Ça suffit, cracha un homme qui venait de débarquer en pointant son arme sur l'arrière de ma tête alors que les autres me maintenaient les jambes et les bras, Si tu ne cesses pas de bouger, je t'explose la tête.

-Fais-toi plaisir, rétorquai-je en me débattant vainement.

-Oh, ce n'est pas l'envie qui m'en manque, répondit-il en faisant un signe à ses hommes, Dans la cuisine. Maintenant. Et prenez la fille, ajouta-il en s'engageant dans les escaliers.

Je me laissais finalement faire en saisissant que mes efforts pour m'échapper demeureraient inutiles. Un homme d'une trentaine d'année, qui sifflait distraitement la musique de Kill Bill en jouant avec son arme, était assis sur l'une des chaises dépareillées de la cuisine, le tatouage des Black's Angels sur le bras. Son regard s'éclaira à notre entrée alors que ses yeux se posaient sur moi et qu'un sourire étrange envahissait son visage.

-Eleanor Penn, souffla-t-il excité en caressant mon visage du bout des doigts, Où devrais-je plutôt t'appeler Eleanor Coal?

Une pression se fit durement sentir sur épaules m'obligeant à m'agenouiller alors que je laissais échapper un grognement.

L'inconnu de Kill Bill éclata de rire en me fixant avant de regarder autour de lui.

-Tu vois ma chère, on vous tient presque tous -pour ceux qui ne sont pas morts, me fit-il remarquer en s'accroupissant pour me faire face tout en désignant la porte du salon où j'aperçus Jared agenouillé, Mais voilà, il en manque un, et pas n'importe qui! Cependant je suis persuadé que tu peux nous aider à le trouver.

-Va mourir, crachai-je.

-Oh, mais ce n'est pas moi qui vais mourir, chérie, ricana-t-il en se remettant debout, Coal, Clyde Coal, cria-t-il en pointant subitement son arme sur moi, Je sais que tu m'entends. Tu vois, j'ai ta chère et tendre ici, avec moi, et si tu ne viens pas nous tenir compagnie dans les 30 secondes qui suivent, je lui explose la cervelle.

-Ne viens pas, hurlais-je alors que Kill Bill levait les yeux au ciel.

-Faîtes la taire, s'agaça l'homme.

-Faudra me tuer pour ça, chéri.

L'homme éclata de rire à ma remarque.

-Patience mon ange, souffla-t-il avant de s'écrier, Coal, il ne te reste que 15 secondes avant de préparer les obsèques de ton amoureuse.

Je levais les yeux au ciel en priant. Le truc c'est que j'ignorais si je priais pour qu'il vienne, ou au contraire, pour qu'il s'éloigne du danger, qu'il s'en aille et qu'il me laisse.

-C'est bon, lança quelqu'un dans mon dos, Je suis là.

En entendant cette voix familière, en ressentant cette impression de détresse, mon coeur s'accélérer,  je compris que j'aurais préféré savoir qu'il était parti. J'acceptais d'être responsable de ma mort, je connaissais les risques, mais en aucun cas je n'aurais voulu subir la sienne.

-Tu n'es qu'un crétin, Clyde, glissai-je alors qu'on l'agenouillait à mes cotés, Je t'avais dit de ne pas venir.

-Moi aussi je t'aime, bébé, répondit-il d'un ton taquin comme si l'arme pointé sur sa tête n'avait aucun impact sur son humeur.

-Tu ne m'as pas écouté, me plaignis-je.

-Tu ne l'aurais pas fait non plus, contre-attaqua-t-il, joueur.

-Je ne vous dérange pas, nous interrompit Kill Bill d'une voix agacée.

-Légèrement, ricana Clyde en me quittant lentement des yeux pour le fixer.

L'homme esquissa un sourire, puis soudainement, infligea une violente droite à Clyde. Il tomba au sol alors que je tentais de me jeter sur Kill Bill qui posait ses yeux sur moi, un regard amusé.

-Ne fais pas un geste, chérie, m'indiqua-t-il en désignant son arme,

-Oh, mais vas-y, tire-moi dessus, je n'attend que ça, ironisais-je alors que Clyde se remettait à genoux en grognant à ma dernière remarque.

-Mais Eleanor, commença-t-il en s'agenouillant face à moi, Ce n'est pas sur toi que je vais tirer, ce serait bien trop facile.

Il se releva et commença à faire les cents pas dans la cuisine en ricanant.

-On dit que la plus grande faiblesse d'un homme, c'est son coeur. Vous en êtes l'exemple même. Regardez-moi ça, Coal, le boxeur indétrônable,  intouchable, il me suffirait que d'une balle en pleine tête pour te détruire et je ne parle pas de la ta tienne, indiqua-t-il à Clyde, C'est sur ta bien aimée que je tirerais. C'est comme ça, l'amour c'est bien beau, mais l'amour c'est aussi un risque, vous avez misé gros et vous avez perdu. En tombant amoureux l'un de l'autre, vous êtes devenus vulnérables.

-Tu ne sais rien, murmurai-je en fixant le sol.

-Je te demande pardon? rigola-t-il doucement.

-Tu ne sais rien de ce qui nous lie, Clyde et moi. Tu ne sais rien de notre relation, de ce qu'on partage, de notre amour. Tu sais quoi, sans lui je serais déjà morte, alors j'en ai rien à foutre d'être vulnérable maintenant.

Kill Bill me fixa d'une drôle de manière en penchant la tête sur le coté pour me dévisager.

-Tu es drôlement fascinante... On m'avait prévenu que tu avais quelque chose de captivant, mais à ce point-là. Il y a un truc chez toi, une insolence mélangé à une naïveté surprenante, et puis il y a aussi cette étrange maladie. Savais-tu que tout le monde parle de toi? Qu'est ce que tu croyais, quand une gamine à la faculté extraordinaire de ne rien ressentir se met en tête d'assassiner l'un des hommes les plus dangereux de New-York, ça fait du bruit. On t'appelle la fille Indolore.

Tout le monde se tût à sa déclaration et un silence inquiétant plana dans la pièce une poignée de seconde.

-Ça suffit, soupira Clyde en crachant du sang au sol, Qu'est ce que vous foutez là? Je sais que les Black's Angels ont guère peu de principes, mais ce n'est pas votre genre de débarquer dans une maison pour attaquer un gang qui ne vous a pas touché.

L'homme posa sur Clyde un regard amusé avant de se mettre face à moi pour caresser ma tempe  avec le canon de son arme.

-Mais qui te dit que vous n'avez rien fait? Tu vois Coal, cette jeune fille, ajouta-t-il en me désignant théâtralement, est la raison de ma présence, moi précisément. C'est assez ironique, elle cherche Monsieur D. pour une vengeance, quant à moi c'est elle que je recherche pour me venger.

-Je ne te connais pas, soufflai-je en le fixant durement.

-Non, c'est vrai, mais tu connaissais mon frère, bien plus qu'une simple connaissance par ailleurs, tu es son assassin.

Je fronçais les sourcils alors que l'incompréhension se peignait sur le visage de Clyde qui me dévisageait, surpris. Je n'avais tué qu'une personne, une fois, et j'avais eu de bonnes raisons -si on peut dire qu'il y a de bonne raisons d'arracher la vie à quelqu'un, aussi monstrueux soit-il.

-Tu es le frère de Red, réalisai-je en me remémorant la balle que j'avais tiré sur l'homme qui avait voulu assassiné Clyde.

-Exactement, acquiesça-t-il durement, Et vois-tu Eleanor Penn, il y a un mantra auquel j'adhère particulièrement: Oeil pour oeil...

Il s'approcha de Clyde et lui asséna un coup si brutal que ce dernier s'écroula à terre.

-Dent pour dent, compléta Kill Bill en me regardant alors qu'un sourire mauvais se dessinait sur son visage.

-Je ne peux pas te faire du mal à toi, princesse, mais je suis persuadé que voir ton petit-ami souffrir sera bien plus douloureux à supporter.

Je serrai les poings et mordis si fortement ma langue  pour m'empêcher de crier que le goût métallique du sang envahit ma bouche.

-Ne fais pas ça, déclarai-je en résistant de toute mes forces à l'envie de lui arracher la tête, Tue-moi, Clyde n'a rien avoir avec le meurtre de ton frère.

L'inconnu éclata de rire. Une sorte d'hystérie sembla l'envahir alors qu'il rigolait à en hurler. C'était un son étrange, malsain. Cet homme, ce rire, cette névrose me rappela l'incarnation du Joker par Heath Ledger dans Batman: The Dark night. Je détestais l'admettre mais il faisait vraiment flipper.

-Ce n'est pas l'envie qui m'en manque, mon coeur, finit-il par déclarer en souriant légèrement, Mais j'ai reçu l'interdiction de t'abattre. Et puis, entre nous, tu as l'air beaucoup plus inquiète pour sa vie que la tienne, conclu-t-il en administrant une série brutale de coup de pied dans le torse de Clyde qui s'écroula, quelques instants, avant de se redresser.

-Ton frère était un abruti, siffla-t-il difficilement, malgré la douleur qui semblait lui tirailler les côtes, Mais apparement, c'est de famille.

Les yeux de Kill Bill lancèrent des éclairs alors qu'il serrait les doigts autour de sa crosse.

-J'avais bien compris que tu n'en avais rien à foutre de ce qui pouvait t'arriver, cracha-t-il à Clyde, Mais je croyais que tu ne voulais pas qu'on fasse de mal à ton amoureuse, Coal.

La mâchoire de Clyde se crispa.

-Essaie de lui faire mal, pour voir, ricana faussement ce dernier alors que son regard où se dissimulait une certaine inquiétude glissait sur moi.

-Oh, mais il n'y a pas que la douleur physique, il y a la soumission de l'esprit, la douleur psychologique. Que crois-tu qu'il arriverait si je confiais ta petite protégée à mes hommes?

-On ne jouerait surement pas aux cartes, ajouta un homme armé derrière nous en concluant sa phrase par un rire gras.

C'en fut trop, Clyde cria en essayant de se jeter sur le frère de Red, en conséquence de quoi des hommes l'attrapèrent par les bras et le balancèrent au sol pour le frapper à l'aide de matraques. Je suivais la scène, terrorisée, alors que Clyde crachait abondamment du sang sur le carrelage de la cuisine. Mes yeux glissèrent sur l'horloge, il fallait que je tienne, il fallait que je tienne une minute de plus.

-Faisons un jeu, m'écriai-je inopinément.

Les hommes présent dans la pièce se tournèrent vers moi, interloqués.

Kill Bill positionna son visage à quelques centimètres de moi en plissant les yeux.

-Tu m'intrigues, princesse, admit-il, Que proposes-tu?

J'entrepris de fouiller dans mes poches pendant qu'une douzaine d'arme se posaient sur moi dans une coordination, pour ainsi dire, militaire. Je relevai brusquement les main, une pièce entre l'index et le pouce.

-Relaxe, les averti-je, C'est simplement de la monnaie.

-Pile ou face, en déduit Kill Bill.

-Pile, vous nous tuez, Face, vous mourrez tous, déclarai-je en lançant la pièce en l'air.

Elle fit plusieurs tours, comme suspendu dans le temps, avant de retomber dans ma paume. Je retournais  la ferraille sur le dos de ma main en souriant.

-Face.

Kill Bill réprima un sourire à ma déclaration.

-Alors, comment vas-tu nous tuer, chérie? Je suis curieux, se moqua-t-il, caustique.

-Je n'ai jamais dit que c'était moi qui vous tuerais, déclarai-je en lui lançant nonchalamment le téléphone en plastique noir qui se trouvait dans la poche arrière de mon jeans.

Il tapa prestement sur l'appareil pour découvrir l'unique contact enregistré alors que ces yeux s'écarquillait d'horreur.

-Petite Garce, siffla-t-il en pointant son arme sur moi.

Un bruit éclata dans le salon, l'explosion des armes, le son de la libération.

-Surprise, annonça Richard Wilkins, le Chef des Red Storms, à l'encontre de Kill Bill en défonçant la porte de la cuisine, une arme automatique à la main.

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