Entre tes yeux
La nouvelle complète pour la lire en une fois ! J'espère qu'elle vous aura plu :)
L'idée de l'univers vient d'une pote, j'en ai fait un truc personnel ^^
Indirection
TW : érotisme ; travail.
Si certain•es préfèrent le regard indirect du miroir, je favorise celui, éminemment plus érotique, du toucher. Alors je ne te vois pas, mais je te perçois, dans les moindres détails. Chaque goutte de sueur écrasée par mes caresses. Les pores avides de baisers. Les fissures de tes lèvres et la douceur de soie des autres. Je ne connais pas plus intime que chercher du doigt le cou qu'on veut mordre, délicatement. Sentir des bras chauds vous entourer, une main se poser à un endroit inattendu mais parfait. Croire que l'obscurité gémit. Ne faire qu'un•e avec l'autre sans le voir ; avoir simplement ce savoir de la pulpe des doigts, oui, c'est ça. Oublier le regard pour se concentrer sur le contact entre nous. Sentir un sourire à d'infimes contractions musculaires. Abolie, la distance des miroirs.
La deuxième chose la plus érotique qui soit, c'est la buée de ta respiration en hiver, toute proche de mes lèvres.
La troisième, c'est l'empreinte de ton corps sur mon lit au matin, après ton départ.
*****
J'arrête mon réveil d'une main peu assurée. À la sonnerie ("wake me up, one last time"), je sais que je n'ai que peu de temps. Je chope des fringues sans trop hésiter, passe à la salle de bain m'habiller face à la glace et me maquiller en vitesse avant de prendre ma sacoche et de sortir de chez moi, sans petit-déjeuner et le cœur battant déjà le rythme de mes pas précipités dans la rue.
Ce matin, la lumière qui passe par les miroirs sans tain d'au-dessus est éclatante. Je dois orienter le mien un peu plus bas pour ne pas être aveuglée et vois donc moins loin devant moi qu'à l'accoutumée. Je jette un coup d'œil sur la façade d'un immeuble de bureaux, tout aussi réfléchissante, pour apprécier ma silhouette, m'étant réveillée un peu trop en retard pour cela. Mon top blanc ouvert me fait un de ces dos ! tandis que mon pantalon haute taille vert allonge agréablement mes jambes. Mon maquillage est un peu tremblotant, mais le liner souligne bien l'intensité de mon regard. Je sors un torque doré de ma sacoche et le passe sur mon bras. Je souris, contente du résultat, et accélère encore un peu ma marche.
Le hall du bureau est organisé autour d'un panoptique central, qui contient l'accueil. Je passe le portique mirroré et lève la main pour saluer Bernard, qui doit s'ennuyer ferme à l'intérieur. Il m'ouvre la barrière immédiatement et je lui souris en regardant dans celui qui lui fait face, donc dos à lui. Je traverse rapidement par la cour intérieure et son jardin aux nombreux bassins pour discuter via le reflet de l'eau. Les haies couvertes de fleurs sont hautes pour offrir un semblant d'intimité face aux miroirs du rez-de-chaussée. Mes pas résonnent dans cet espace clos, et bientôt ce seront les rires et discussions dont les échos s'emmêleront.
Je monte les escaliers en me tenant à la rampe, au cas où. J'ai déjà fait de mauvaises chutes, surtout dans la précipitation, même si mes jambes connaissent par l'habitude le nombre de marches et l'écart entre chacune. Je fonce à travers le couloir, salue mes collègues d'un « hey » un peu coupé par mon essoufflement et m'installe à mon bureau, seulement en retard de quelques minutes. Bien sûr, mon supérieur m'a vue arriver, depuis son propre petit panoptique, lui-même au centre d'un autre dispositif panoptiqué, etc. jusqu'à la cheffe de la division, qui ne répond qu'à la patronne, et seulement lorsqu'elle celle-ci demande à la voir.
Alors la journée passe, à taper sur mon PC des mails et des données. Souvenirs de lorsque j'ai dû apprendre à placer mes mains correctement sur le clavier pour taper efficacement, dès un jeune âge. Le son de pluie des touches m'accompagne depuis, avec une certaine satisfaction lorsqu'il est ininterrompu pendant de longues minutes. Mes doigts enfoncent précisément les bonnes touches au bon moment, sans regarder où je les place. Toujours la mémoire musculaire, notre chance dans ce monde de gentils fantômes.
*****
Comment construire son identité personnelle lorsqu'on ne voit pas son propre corps, ou alors seulement en s'approchant assez d'un miroir pour le lécher (goût décevant) ? Mon père m'avait offert un petit bracelet bleu qu'il m'avait passé au bras. Je ressens encore le boum dans ma tête quand j'ai compris à cet instant précis que le reflet était moi. Je pouvais toucher le bracelet, le sentir sous mes doigts et simultanément me voir le toucher, voir comme il changeait mon poignet pour le rendre plus joli – mon amour des bijoux vient de ce jour.
*****
Le dos tendu et la nuque endolorie malgré le confort optimisé de mon bureau et de ma chaise, je sors du bâtiment alors que le soleil n'est plus qu'un reflet mordoré sur les miroirs des bâtiments alentour. Les collègues ont proposé de passer à un salon de thé-bar ce soir pour fêter l'arrivée du week-end et je n'ai pas trouvé d'objection à ce plan.
Nous marchons donc dans la rue en un groupe pas trop compact pour éviter de nous bousculer ou de nous piétiner. Les discussions post-boulot vont bon train, ainsi que les ragots. Je ris avec les autres, mais un peu à côté : je repense à ce que ça fait si longtemps que je n'ai pas été en tête à miroir devant une tasse fumante. Accompagnée, en fait. Trop longtemps que je n'ai pas senti le léger souffle de vent d'une présence à mes côtés.
Ça me retourne le plexus solaire.
Mais je souris toujours, parce que bon, les collègues, c'est mieux que rien. Même si, parfois, j'aimerais oublier les vides qui composent mon existence.
Nous nous installons à une grande table par hasard ou affinités personnelles. Le « Pas si tassé » dispose d'une lumière plus que tamisée, offerte par de multiples petites lampes à filament très mignonnes disposées à intervalle régulier sur les tables ou des étagères. Pas de plafonnier. Sur tout le contour de la salle, des miroirs, disposés pour former un grand cercle rassurant, et au centre, le comptoir, visible de partout. Une infinité de moi se penchent donc vers la carte pour sélectionner un chai au lait de coco. Ma voisine de siège, très mignonne avec sa natte et son débardeur épaules nues, prend la même chose.
« Tu as bon goût, lui dis-je aimablement.
– C'est ce que disent mes amantes, rétorque-t-elle. »
Je m'étouffe dans la surprise et mon rire. Elle me rejoint dans ce dernier.
« Léna, du service communication, se présente-t-elle.
– Pélagie – j'ai été conçue lors d'une sortie océan.
– Sexy.
– Ouais, mais ça reste un miroir sacrément déformant. Et je me définis pas par mon poste, indiqué-je en personne rouée.
– Haha ! Ça sent surtout l'insatisfaction !
– Parce que tu es satisfaite, toi ?
– Par mes amantes, toujours. »
Je lève les yeux au ciel dans un mime d'exaspération exagérée.
« Parce que tu en as beaucoup, des amantes ?
– Oh en ce moment, pas. Mais ça pourrait changer.
– Ah oui ?
– On sait jamais, le hasard d'une rencontre...
– Je vois.
– Et toi, niveau relationnel ?
– C'est mon poste. Ça me dégoûte un peu après, tu vois. J'ai l'impression de bosser tout le temps et –
– La dépression ?
– La dépression. »
Nous échangeons un sourire complice et nos commandes arrivent.
Elle ne prend même pas la peine de souffler sur son thé et avale une gorgée direct. Je préfère ne pas me brûler la langue et remue tranquillement la boisson avec une cuillère.
« T'as pas froid aux yeux, pour boire comme ça.
– Je suis surtout une chaudasse.
– J'avais cru comprendre. M'enfin, on dit ça et on est pas casée.
– Peut-être que j'espère que ça ne durera pas.
– Ah bah ça, on est deux. »
Un long silence suit ma déclaration, dont je ne saisis les implications connotatives qu'un peu tardivement. Je lui souris, un peu gênée, mais de la vapeur dans le ventre quand même.
« Et donc, si tu devais te définir en trois mots, ça serait quoi ? me demande-t-elle après un temps.
– Hm, laisse-moi réfléchir – et penses-y pendant ce temps, je te la renvoie juste après, cette question.
– C'est noté, dit-elle avec un sourire carnassier qui me fait agréablement peur. »
Elle replace une mèche derrière son oreille et la vue de ses longs doigts me fait frémir. Je suis beaucoup trop sensible au flirt, c'est terrible.
« Je dirais... Lève-tard (ya un trait d'union, ça ne compte que pour un). Surtout après une courte nuit, là c'est la fête de la grasse matinée jusque dans l'après-midi.
– Intéressant...
–Ensuite, je pense que je suis intense. Je fais les choses à fond ou je les fais pas. C'est pour ça que je m'en sors dans mon boulot, d'ailleurs : je suis ultra concentrée et efficace.
– Très intéressant, dis donc. Hâte d'entendre le dernier.
– Célibataire. »
Elle marque une pause. Prend la mesure de ce que j'ai sous-entendu, et son sourire de prédatrice ressort dans le miroir en face de nous.
« Eh bé, tu es vraiment une personne qu'on a envie de... découvrir, marque-elle en coupant le mot en deux. »
Je ne peux m'empêcher de rougir et lance, espérant reprendre un semblant d'avantage :
« Et toi, les trois mots ?
– ''Allons chez moi''. »
Je me statufie. Envie soudaine de pleurer. Je panique. Pantèle. J'adore, elle me fait peur.
« Euh, c'est presque de la triche.
– Non, non. Ça fait bien trois mots.
– Mais...
– Et je suis sérieuse. »
Envie de crever de stress et d'indécision. Et un peu de joie, aussi.
« Prends ton temps pour répondre, on a toute la soirée. Même si j'espère avoir toute ta nuit. »
C'est la gorgée de séduction de trop, je sens comme une vague dans mon champ de blé intérieur, et tous les épis penchent avec le vent de ma décision dans une seule direction :
« Oui. »
Nous sourire réfracté une infinité de fois.
C'est ainsi que nous nous retrouvons devant le métro, dont les portes réfléchissantes s'ouvrent et laissent passer un flot tiède et aviné de fêtard•es. Nous entrons, je m'accroche à une barre et Léna à mon bras. Je la regarde, étonnée.
« Avec toute mon assurance affichée, j'ai besoin d'être rassurée. De réaliser. Et puis, c'est mignon, un couple de meufs qui se tiennent par le bras comme des ladies.
– J'avoue, lui souris-je avec chaleur. »
Elle me caresse le dos de la main avec le pouce très doucement.
« Oh un truc que je t'ai pas dit sur moi, pour le coup, c'est que je suis bassiste. »
Elle remue ses doigts en l'air et mon ventre remue en écho.
« Eh bah moi euh, j'ai fait du clavier, petite !
– C'est bien ! s'exclame-t-elle avec le ton trop encourageant des parents et je roule des yeux. »
C'est dans la cage d'ascenseur, sous nos clones refletiques que nous craquons. J'aperçois du coin de l'œil Léna s'approcher de mon visage avec une inspiration. S'arrête juste à la lisière de mon nez. Sa chaleur corporelle me caresse. Elle commence à subvocaliser et c'en est trop pour l'orage dans mon ventre, je place ma main maladroitement derrière sa tête et l'embrasse enfin, enfin ses lèvres et mes yeux fermés parce qu'inutiles quand tout le reste de mon corps s'embrase et participe au baiser, ses mains cherchent mes joues et je pense à ce que, derrière les miroirs, toutes font de même, dans une fusion d'infini.
Je prends à peine le temps d'admirer son appartement meublé avec goût dans un style Bauhaus avec finalement assez peu de miroirs mais de nombreuses fenêtres – envie de me baigner dans une lueur chaude de fin de journée, main dans la main avec elle. Boire du thé avec la ville aux réfractions brisées et toujours à la limite de l'implosion en contrebas. À place, nous fonçons dans sa chambre, jetons nos vêtements et elle me saute dessus, dévore mon corps de baisers et suçons (qui seront cachés par mes fringues), s'accroche à toutes mes lèvres et mes gémissements rebondissent sur les murs nus.
Entre ses bras, la saison de l'éclat passe et laisse sa place à la saison des flaques, puis de la glace et enfin des étincelances. Nous nettoyons alors nos vitres et nos miroirs ensemble. Nous sommes si bien habituées à la présence de l'autre à ce point que nous n'avons plus besoin de nous voir. Un regard jeté dans le vide atteindra toujours les yeux de l'autre, et cela suffit.
Réveille-moi une dernière fois
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