À côté de toi
Le dos tendu et la nuque endolorie malgré le confort optimisé de mon bureau et de ma chaise, je sors du bâtiment alors que le soleil n'est plus qu'un reflet mordoré sur les miroirs des bâtiments alentour. Les collègues ont proposé de passer à un salon de thé-bar ce soir pour fêter l'arrivée du week-end et je n'ai pas trouvé d'objection à ce plan.
Nous marchons donc dans la rue en un groupe pas trop compact pour éviter de nous bousculer ou de nous piétiner. Les discussions post-boulot vont bon train, ainsi que les ragots. Je ris avec les autres, mais un peu à côté : je repense à ce que ça fait si longtemps que je n'ai pas été en tête à miroir devant une tasse fumante. Accompagnée, en fait. Trop longtemps que je n'ai pas senti le léger souffle de vent d'une présence à mes côtés.
Ça me retourne le plexus solaire.
Mais je souris toujours, parce que bon, les collègues, c'est mieux que rien. Même si, parfois, j'aimerais oublier les vides qui composent mon existence.
Nous nous installons à une grande table par hasard ou affinités personnelles. Le « Pas si tassé » dispose d'une lumière plus que tamisée, offerte par de multiples petites lampes à filament très mignonnes disposées à intervalle régulier sur les tables ou des étagères. Pas de plafonnier. Sur tout le contour de la salle, des miroirs, disposés pour former un grand cercle rassurant, et au centre, le comptoir, visible de partout. Une infinité de moi se penchent donc vers la carte pour sélectionner un chai au lait de coco. Ma voisine de siège, très mignonne avec sa natte et son débardeur épaules nues, prend la même chose.
« Tu as bon goût, lui dis-je aimablement.
– C'est ce que disent mes amantes, rétorque-t-elle. »
Je m'étouffe dans la surprise et mon rire. Elle me rejoint dans ce dernier.
« Léna, du service communication, se présente-t-elle.
– Pélagie – j'ai été conçue lors d'une sortie océan.
– Sexy.
– Ouais, mais ça reste un miroir sacrément déformant. Et je me définis pas par mon poste, indiqué-je en personne rouée.
– Haha ! Ça sent surtout l'insatisfaction !
– Parce que tu es satisfaite, toi ?
– Par mes amantes, toujours. »
Je lève les yeux au ciel dans un mime d'exaspération exagérée.
« Parce que tu en as beaucoup, des amantes ?
– Oh en ce moment, pas. Mais ça pourrait changer.
– Ah oui ?
– On sait jamais, le hasard d'une rencontre...
– Je vois.
– Et toi, niveau relationnel ?
– C'est mon poste. Ça me dégoûte un peu après, tu vois. J'ai l'impression de bosser tout le temps et –
– La dépression ?
– La dépression. »
Nous échangeons un sourire complice et nos commandes arrivent.
Elle ne prend même pas la peine de souffler sur son thé et avale une gorgée direct. Je préfère ne pas me brûler la langue et remue tranquillement la boisson avec une cuillère.
« T'as pas froid aux yeux, pour boire comme ça.
– Je suis surtout une chaudasse.
– J'avais cru comprendre. M'enfin, on dit ça et on est pas casée.
– Peut-être que j'espère que ça ne durera pas.
– Ah bah ça, on est deux. »
Un long silence suit ma déclaration, dont je ne saisis les implications connotatives qu'un peu tardivement. Je lui souris, un peu gênée, mais de la vapeur dans le ventre quand même.
« Et donc, si tu devais te définir en trois mots, ça serait quoi ? me demande-t-elle après un temps.
– Hm, laisse-moi réfléchir – et penses-y pendant ce temps, je te la renvoie juste après, cette question.
– C'est noté, dit-elle avec un sourire carnassier qui me fait agréablement peur. »
Elle replace une mèche derrière son oreille et la vue de ses longs doigts me fait frémir. Je suis beaucoup trop sensible au flirt, c'est terrible.
« Je dirais... Lève-tard (ya un trait d'union, ça ne compte que pour un). Surtout après une courte nuit, là c'est la fête de la grasse matinée jusque dans l'après-midi.
– Intéressant...
–Ensuite, je pense que je suis intense. Je fais les choses à fond ou je les fais pas. C'est pour ça que je m'en sors dans mon boulot, d'ailleurs : je suis ultra concentrée et efficace.
– Très intéressant, dis donc. Hâte d'entendre le dernier.
– Célibataire. »
Elle marque une pause. Prend la mesure de ce que j'ai sous-entendu, et son sourire de prédatrice ressort dans le miroir en face de nous.
« Eh bé, tu es vraiment une personne qu'on a envie de... découvrir, marque-elle en coupant le mot en deux. »
Je ne peux m'empêcher de rougir et lance, espérant reprendre un semblant d'avantage :
« Et toi, les trois mots ?
– ''Allons chez moi''. »
Je me statufie. Envie soudaine de pleurer. Je panique. Pantèle. J'adore, elle me fait peur.
« Euh, c'est presque de la triche.
– Non, non. Ça fait bien trois mots.
– Mais...
– Et je suis sérieuse. »
Envie de crever de stress et d'indécision. Et un peu de joie, aussi.
« Prends ton temps pour répondre, on a toute la soirée. Même si j'espère avoir toute ta nuit. »
C'est la gorgée de séduction de trop, je sens comme une vague dans mon champ de blé intérieur, et tous les épis penchent avec le vent de ma décision dans une seule direction :
« Oui. »
Nous sourire réfracté une infinité de fois.
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