Prologue


— Sandra ! Quatre Mojitos pour la quinze ! balance Alex, le serveur, lorsqu'il arrive à ma hauteur.

Je m'active derrière le comptoir où je suis barmaid depuis un an.

Un an. Pile.

Cette date est le point noir de ma vie, mais je préfère être ici plutôt que dans mon lit à me torturer le cerveau avec cette question sans réponse.

Ce soir, mon corps agit plus que ma pensée ne réfléchie. Elle s'évade seule, sans mon accord ni ma permission vers des endroits dangereux.

— Sandra ?

Alex s'est rendu compte de quelque chose et insiste en m'appelant plusieurs fois.

J'arrête ma préparation et le fixe avant de faire un tour d'horizon de la salle. En seulement quelques minutes, elle s'est remplie et les commandes commencent à déferler. Il est vrai que ce club est le plus populaire de la région et les tables sont longtemps réservées à l'avance.

— Désolé, Alex. Tiens ! Ta commande est prête.

Je pose les boissons sur son plateau et le regarde s'éloigner sans m'empêcher d'admirer son fessier rebondi à souhait. Lui aussi, cela fait un an que je le connais. Ce travail, c'est grâce à lui. Il a tout fait pour que je m'intègre lors de mon arrivée dans cette ville.

Je sais aussi qu'il n'attend qu'un mot de moi pour que nous soyons autre chose que des amis. Mais je ne peux pas. Malgré sa patience et son magnifique sourire charmeur, c'est impossible. Cela fait un an que Rémy m'a quitté.

Un an qu'il m'a abandonné, seule, dans cette vie.

— Sandra ? Tu vas bien ?

Sophie, ma collègue de travail, me dévisage, un air inquiet sur ses traits si chaleureux.

J'opine de la tête et lui retourne un sourire de façade que j'ai appris à modeler avec du temps et de la souffrance. Rassurée, elle répond à la commande de Paul, un autre serveur.

J'enchaîne les préparations, me concentre sur mes tâches et ne vois plus le temps passer. Mon esprit me laisse enfin tranquille.

Alexandre revient et tout en récupérant les verres tente de me persuader de terminer la soirée, plus tard avec toute l'équipe, une fois le Club fermé.

— Allez, Sandra ! De toute façon, je ne te lâcherai pas tant que tu n'auras pas dit oui !

Il associe à ses dires un magnifique sourire faisant ressortir le bleu profond de ses yeux.

— Dépêche-toi, les clients attendent, je le réprimande pour la forme.

Mon Dieu, qu'il est infatigable. Autant exaspérée qu'amusée, voyant qu'il ne bouge pas, je lève les yeux au ciel et lui fais signe de la tête que j'accepte. Je cède à ses caprices, ce qui le rend d'une humeur survoltée.

Mais la soirée n'est pas encore terminée et je me concentre afin de travailler correctement. Je secoue la tête et me retourne afin de replacer des verres propres.

— Je pourrais avoir deux cocktails maison, mademoiselle ?

Cette voix me stoppe net dans mon élan et je reste le bras en l'air. J'hallucine ! Ce n'est pas possible autrement !

— Cassie ?

Le verre que je tenais glisse de mes doigts et s'écrase sur le plan de travail. Mon souffle s'enfuit de ma gorge, chassé comme un coup de poing en plein estomac par ce timbre si particulier qui vient de résonner à mes oreilles.

Tétanisée, ma cage thoracique se bloque. Un vertige m'oblige à me rattraper au rebord et ma main atterrit sur les éclats de verre. Anesthésiée par cette voix venue du passé, je contemple l'entaille de ma paume d'où le sang s'en échappe lentement. Des gouttes d'un rouge sombre viennent colorer les morceaux éparpillés. Je ne ressens aucune douleur, car celle qui me ravage le cœur est pire que cette atteinte physique.

— Sandra ! Sandra !

Un son lointain parvient jusqu'aux limbes où mon esprit s'est noyé.

— Sandra, tu m'entends ! C'est profond, tu devrais soigner çà. Va à la salle de repos, la trousse d'urgence est dans le placard au-dessus de l'évier.

Lentement, je relève la tête et déchiffre le sens des mots qu'elle vient de prononcer.

— Tu es sûre que ça va ? me demande-t-elle, inquiète.

Je secoue la tête de droite à gauche et laisse une larme me trahir.

— File dans la salle de repos, j'appelle Noah pour qu'il te remplace ! Ne t'inquiète pas, il était prévu en plus.

Je dois partir.

M'enfuir encore.

Sans me retourner, je m'élance vers la sécurité que me procurera notre salle réservée. Je ne veux pas le voir.

La porte refermée, j'agis comme une automate : j'ouvre la trousse de soins et extirpe une compresse de son emballage. Je l'applique sur ma paume avant que la réalité explose dans mon cerveau.

Tout refait surface. Tout ce que j'avais enfoui depuis des mois. Tel un volcan qui se réveille depuis des siècles de silence, ses coulées de douleurs se déversent sur mon cœur à vif.

C'est trop intense, tellement insupportable que mes forces m'abandonnent, ma volonté se désagrège et je m'écroule. Le dos contre le mur, je me laisse glisser au sol et pose ma tête devenue trop lourde sur mes genoux.

Ces souvenirs destructeurs que je tentais vainement d'oublier compriment mon être tout entier sans que je puisse les maîtriser.

Des flashs ressortent des ténèbres de mon passé :


"— Je suis désolé Cassie...

— NON ! Tu n'es pas désolé, sinon comment aurais-tu pu me faire ça ? Tu t'es joué de moi et pour quel résultat ? Il est mort ! Tu m'entends, Mort !"


— Sandra ? Sandra ?

Je sens la main d'Alex se poser sur mon bras et le secouer légèrement. J'émerge tant bien que mal et relève la tête.

— Putain, ça recommence ! lâche-t-il en m'apercevant.

Un pli se forme entre ses sourcils tandis qu'il pose ses mains sur mes joues et m'embrasse tendrement le front.

— Attends-moi deux secondes, je reviens. Ok ? achève-t-il en fouillant dans mon regard.

Muette, je reste là, inerte, prostrée dans l'angle du meuble et du mur. La souffrance est si vive qu'il m'est impossible de bouger. Je peux à peine respirer.

Alexandre revient et m'avertit qu'il me ramène. Incapable de protester, je le laisse me prendre dans ses bras et se diriger vers la sortie.

Il colle ses lèvres contre mon front et dit tout bas :

— Je suis là, Sandra. Je m'occupe de toi. Tu n'as plus rien à craindre.

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