6.

Je me réveille samedi matin de bonne heure. La journée d'hier s'est bien déroulée, et j'ai pu passer mes nerfs sur l'imbécile qui partage sa chambre avec Vé, qui était confuse et qui avait l'air de réellement s'en vouloir. Le reste de la journée était on ne peut plus ordinaire et j'ai passé la soirée seule devant la télé à me reposer et à digérer la semaine.

Lorsque j'ouvre les yeux, je me rends compte que le paravent est renversé, tout comme les livres et ma lampe de chevet. Je me lève en sursaut en cherchant la cause de tout ça.

Je regarde autour de moi et je semble seule dans la pièce. Je ramasse mes livres en cherchant une explication à ce qui s'est passé, mais je ne trouve pas. En contournant mon lit, je passe devant la psyché et voit deux grandes ombres grises dans mon dos.

Ébahie, je cligne des yeux, et en les ouvrant à nouveau, les ombres ont disparu.

Si on récapitule, je suis morte mercredi avant de revenir à la vie, j'ai eu la plus grosse migraine du siècle pendant la nuit de jeudi à vendredi, et je me réveille avec une hallucination délirante ce samedi matin. Je crois qu'après mon rendez-vous avec mon père, je vais avoir à faire avec ce charmant médecin qui m'a parlé de ma santé de fer, parce que là, de toute évidence, le fer a rouillé.

Je relève le paravent tombé au sol, et fais mon lit. Je n'ai pas la force de chercher ce qui a pu provoquer la chute de mes objets, peut-être qu'on peut ajouter le somnambulisme à la liste de toutes les choses qui clochent chez moi ces derniers temps.

Je devais rattraper mes cours ratés du mercredi, c'est pourquoi je suis debout à neuf heures et m'apprête à dévorer un petit déjeuner. Je suis anxieuse à l'idée de rencontrer mon père cet après-midi, alors j'ai besoin de m'occuper jusqu'à 14h.

Après avoir fait des pancakes, que j'ai dévoré avec du sirop d'érable devant les clips musicaux à la télé, je m'empare des notes de Vé et commence à les étudier.

Il est midi, j'ai fini de rattraper les cours qui étaient vraiment sommaires, je suis contente que les profs aient choisi le jour de mon miracle pour abaisser leurs attentes. Finalement je tenais peut-être du messie. Eden, le messie de la biologie. Je souris malgré moi à cette blague faite à moi-même. Je range les cours de Vé d'un côté et les miens de l'autre afin de ne pas les mélanger et de pouvoir les lui rendre sans embuche.

Je prépare une recette de riz sauté aux légumes verts, après les pancakes de ce matin, j'ai bien besoin de verdure. Je m'attèle à bien suivre la recette, moins il y a de place pour l'improvisation et moins il y a de place pour la réflexion! Et s'il y a une chose que je souhaite éviter, c'est bien de réfléchir à ce que mon entretien avec mon père va révéler.

Je mange rapidement et me prépare à partir ; j'ai besoin d'environ 30mn pour aller jusqu'à mon travail à pied. Je m'habille avec un pantalon noir souple, un peu moins moulant qu'un pantalon de yoga mais assez ressemblant et une tunique violette qui m'arrive jusqu'à la moitié des fesses et j'enfile mes baskets roses et blanches. Je laisse mes cheveux comme je les avais attachés en queue de cheval ce matin et me maquille légèrement avant de partir vers le café où je dois rencontrer mon père quarante minutes plus tard.

Je suis contente de faire ce trajet de jour, c'est beaucoup moins déroutant que lorsque je l'ai fait au milieu de la nuit pour aller consoler Vé. Le campus se trouve à mi-chemin entre le studio et le magasin où je travaille. Je tente de faire des pas légèrement plus rapides que mon rythme de marche habituel. Cela fait un moment que je veux me remettre au sport, rien de mieux que de mourir pour prendre sa santé en compte !

J'arrive devant le café et vois mon père déjà installé à l'intérieur. J'entre et prends place face à lui. Je vois bien qu'il est perturbé, il n'a jamais été quelqu'un de très chaleureux c'est sûr, mais là c'est différent. Il me donne l'impression d'avoir un voile noir dans le regard. Chaque seconde passée à le regarder me terrifie davantage.

— Bonjour Papa, est-ce que tu peux m'expliquer pourquoi tu voulais me voir ?

Il me fixe en silence, me perçant de ses yeux verts si semblables aux miens.

— Est-ce qu'il y a un problème avec Maman ?

— Non ce n'est pas ça...

Je le laisse réfléchir à ce qu'il a à me dire, puisqu'il en a visiblement besoin. J'en profite pour commander un thé en voyant que mon père est déjà face à une tasse de café. Les paumes de mes mains posées sur la table devant moi, je me rends compte qu'elles deviennent moites à cause de l'anxiété qui m'habite. En les retirant de la table, je vois que la sueur a laissé la marque de mes mains sur la surface.

— Eden, je vais te raconter quelque chose, mais tu dois avant tout me promettre de ne jamais en parler à qui que ce soit. D'accord ? Ni à ta mère, ni à Véia.

— Papa tu me fais vraiment peur maintenant... et tu sais que je ne cache rien à ma meilleure amie !

— Lui parler la mettra en danger, alors tu devras t'abstenir pour une fois.

Je sens une pointe d'agacement dans sa voix. En danger. Je panique intérieurement en essayant de ne rien montrer.

— Bon ! Papa, maintenant dis-moi tout parce que tu m'effraies de plus en plus et je ne vais pas supporter cette pression très longtemps.

— Très bien, je sais qu'il n'y a pas eu de problème matériel à l'hôpital quand tu y étais.

Je le regarde, abasourdie. Ma surprise se lit dans mes yeux puisqu'il continue :

— Je sais que tu ne comprends pas ce qui t'arrive, je sais que tu as dû mourir pendant un moment, je sais que tu dois être terrifiée et je suis là pour t'expliquer tout ce que tu as besoin de savoir pour la suite.

Je suis sous le choc, je ne saurai dire si j'ai pensé à respirer depuis le début de notre conversation. J'inspire profondément tout en continuant à regarder mon père.

— Comment tu sais tout ça, et qu'est-ce que tu entends par « la suite » ?

— Je le sais parce que j'ai vécu la même chose à mes 22 ans. Un jour, j'ai eu d'horribles douleurs dans le dos, je ne sais pas si je suis mort, ça ne semble pas obligatoire, mais je me suis réveillé des heures après et ma vie avait changé, rien n'était plus comme avant.

Je l'écoute en silence, bien que ce qu'il me dise n'ait aucun sens. Pourtant, j'entends la voix de Vé dans ma tête, elle me répète que je suis partie parce que j'avais mal au dos... Je n'arrive pas à savoir si je garde le silence parce que je veux entendre la suite, ou parce que je suis tellement estomaquée par ce qu'il m'annonce que je n'arrive pas à émettre la moindre pensée cohérente.

— Je sais que ce que je te dis te semble insensé, mais est-ce qu'il s'est passé des choses étranges ces derniers jours ? ajoute-t-il.

— Euh, rien qui ne s'explique pas par mon accident... juste des migraines et des hallucinations mais rien de plus que ça.

— Ta migraine ressemblait à un tintement ? comme une sonnerie aiguë ?

Sa question me laisse sans voix tant elle est précise. Je me ressaisis.

— Oui, comment le sais-tu ?

— Écoute, je ne sais pas comment t'expliquer ça délicatement. Je ne savais pas que j'aurai à le faire, c'est assez rare que ça se transmette d'une génération à une autre.

J'ai du mal à analyser la situation, mon père semble être un étranger devant moi. Il n'a jamais été guère plus, mais aujourd'hui il semble différent, comme un homme neuf que je n'avais encore jamais vu.

— Eden... nous sommes des Anges.

Alors là, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

— Écoute Papa, je sais que t'as jamais été content d'avoir une fille, tu as toujours réussi à le montrer. Je sais que je t'ai toujours déçu, et j'en suis désolée, mais tu n'es pas obligé de me traiter comme une cinglée ! déballé-je sans la moindre hésitation.

— Je n'ai jamais été très démonstratif, mais ce n'est pas pour autant que je ne t'aime pas. Je ne me moque pas de toi. Le tintement dans ta tête montre que tu es une gardienne, tu es déjà liée à un ou une humaine et ton rôle est de protéger cette personne. D'ici peu tes ailes se déploieront, c'est pour ça que tu as eu mal au dos avant ton accident, même si je ne sais pas si tu t'en souviens déjà. Tout comme la percée des premières dents des nourrissons leur font mal, la première sortie des ailes d'un ange est terriblement douloureuse, et si c'est arrivé dans ta voiture, ça explique l'accident. Je te promets que je ne me moque pas de toi ma fille, et je suis prêt à te le prouver. En te ramenant chez toi, je te montrerai mes ailes.

Je fixe mon père, médusée. Jusqu'à présent dans ma vie, je sentais que je n'étais pas ce que je devais être. Évidemment, on veut tous être exceptionnel, on veut tous avoir une vie, une renommée ou au moins un destin passionnant. J'ai passé les 19 années précédentes à me demander quand la suite arriverait, à me demander comment la vie pouvait rester banale à ce point. Cette sensation d'être à côté de mes pompes constamment, d'être née à l'envers. Et puis ça y est, c'est devant moi. Ce moment où tout change, ce moment où tout devient différent, ce moment où je deviens un être à l'endroit. Je voulais prendre la révélation de mon père comme une blague, mais ce n'était pas un homme d'humour, et au fond de moi je savais. Cette révélation déverrouille en moi le sens de toute ma vie.

Je continue de regarder cet homme face à moi, cet homme si secret et si réservé et soudain, le masque tombe et j'ai l'impression de le voir pour la première fois.

— Je pensais avoir une hallucination, mais ce matin j'ai cru voir des ailes dans mon dos au moment où je me suis levée après avoir vu les meubles autours de mon lit saccagés. Tu crois que mes... ailes... sont sorties pendant que je dormais ?

Tout à coup, je vois le visage de mon père rayonner et je comprends qu'il est soulagé que je l'aie cru si vite. Je vois également de la surprise, sans doute de me voir abdiquer si rapidement, cela dit, surprise, je le suis aussi.

— Ça arrive effectivement au début, tant que tu n'as pas appris à les contrôler. Si tu me le permets, je devrais pouvoir t'aider cet après-midi, mais avant de rentrer je suppose que tu as beaucoup de questions, alors je t'écoute.

Les questions se bousculent dans ma tête et pourtant, la première qui franchit mes lèvres est :

— Alors tu es un ange, ta fille est un ange et tu l'as réellement appelé Eden ? lui demandé-je, incrédule.

Une lueur d'amusement s'empare du regard de mon père qui se met à rire. J'ai l'impression que  c'est la première fois que je l'entends. Il faut dire que mon père n'a jamais été un homme joyeux, aussi loin que je me souvienne, je ne trouve pas son rire dans ma tête.

— Crois-le ou non, c'était une idée de ta mère, et encore une fois j'étais à des lieux de penser que tu en serais un à ton tour, du moins avant l'épisode à l'hôpital.

— Maman n'est pas au courant donc ?

— Non, et c'est difficile, mais nous n'avons pas le droit de parler de ce que nous sommes à nos proches. Quand j'ai appris que j'étais un gardien, j'étais déjà avec ta mère, et j'ai voulu partir et la protéger de ces secrets, sans avoir jamais pu m'y résoudre. Nous sommes des gardiens, nous restons sur terre pour aider les humains dans le besoin. Nous sommes assignés malgré nous à une personne, jusqu'à sa mort, puis on nous réassigne à quelqu'un d'autre... Cependant, d'autres anges s'assurent que nous respectons les règles, que nous protégeons les bonnes personnes. Ils surveillent nos actes et font en sorte qu'on ressente en nous le danger vécu par notre protégé.

Je bois ses paroles et des souvenirs me parviennent en mémoire, comme un flashback. Je revois mon père en compagnie du père de Véia, ils étaient très proches. Quand mon père est tombé malade suite au décès de son ami, j'étais petite et je pensais qu'il était triste, tout simplement.

Pour en avoir le cœur net, je demande :

— Tu étais le gardien du père de Véia, n'est-ce pas ?

Je vois son étonnement sur son visage.

— C'est exact, comment as-tu deviné ?

— Je me souviens de t'avoir vu très faible quand il est mort...

— Oui en effet, j'étais triste bien sûr, mais physiquement, j'étais diminué d'avoir perdu mon protégé. Cependant, être un gardien ne signifie pas d'empêcher la mort de son protégé, son heure était venue. Un gardien doit permettre à son protégé d'avoir la vie qu'il doit avoir, et d'empêcher les menaces qui peuvent obscurcir son existence.

— Quand j'ai eu ma migraine, elle s'est apaisée quand j'ai eu Vé au téléphone  après qu'elle ait eu très peur. Ça veut dire que je suis sa gardienne ?

— Ça expliquerait ce lien que vous avez toutes les deux en tout cas. Et si le tintement s'est calmé en l'apaisant, c'est bien la preuve que ton rôle est de lui permettre d'aller bien.

J'assimile doucement ses paroles. Je suis un ange gardien et précisément celui de Véia. C'est logique au fond, j'ai toujours fait ce que j'ai pu pour la protéger de tout ce qui pouvait lui faire du mal alors évidemment, c'est elle, ma protégée.

Les paroles de mon père me sortent de mes pensées :

— Eden ? Tu as entendu ce que je viens de te dire ?

— Euh non désolée Papa... Tout ça, ça fait beaucoup à digérer... tu disais ?

— Je te demandais si tu voulais qu'on rentre chez toi, pour essayer de contrôler tes ailes.

— Oui bien sûr.

Nous partons du café après avoir payé et nous montons dans sa voiture. Sur la route, il m'explique que c'est l'un des anges plus haut placé dans la hiérarchie qui apprend aux novices à se servir de leurs ailes d'ordinaire. Cependant, comme nous sommes de la même famille, un archange lui a dit de s'en occuper à sa place. Il se gare devant chez moi et nous montons dans mon appartement.

Après avoir fait de la place dans mon studio pour éviter tout accident, je me sens prête à voir les ailes de mon père. Je suis un peu nerveuse néanmoins, je sais que lorsque je verrai mon père avec les attributs d'un ange, tout deviendra beaucoup plus réel. Je prends une longue inspiration.

— Vas-y Papa, je suis prête.

Mon père me fait face et fait un pas en arrière. Je m'assois dans le canapé et m'attends au pire. Soudain deux énormes ailes se déploient dans son dos. Elles sont immenses et parées de larges plumes blanches. Elles n'ont rien à voir avec ce que j'ai vu devant le miroir. Je suis estomaquée devant la beauté de ce que je vois. Elles semblent tellement douces que je dois me retenir de les caresser. Puis je vois les ailes se rétracter lentement derrière le dos de mon père. Je reste éberluée et j'ai du mal à avoir une pensée cohérente.

— Eden, est-ce que ça va ?

— Euh, oui, excuse-moi c'est juste que ça me semble... absolument pas réel. Et puis, ce que j'ai vu dans le miroir ne ressemblait pas du tout à ça.

— Ah bon ? Peut-être qu'en refusant de voir tes ailes comme des choses réelles, ton cerveau a transformé la réalité. Quoi qu'il en soit, on va voir ça. Tu es prête à essayer ? Me dit-il en en souriant.

— Je crois, mais je ne sais pas comment faire...

— On va faire ça ensemble, pour commencer ; lève-toi.

Je m'exécute et me mets debout face à lui.

— Ferme tes yeux et détends tes épaules. Maintenant, imagine tes ailes à l'intérieur de toi. Concentre-toi sur ces ailes jusqu'à les visualiser avec le plus de détails possible. Si tu as besoin, imagine les ailes que tu as vu dans mon dos, étant donné que tu n'as jamais vraiment vu les tiennes.

Je me concentre sur les mots de mon père et m'efforce d'imaginer mes ailes en mon for intérieur. Je précise chaque centimètre de l'image que je me fais de mes ailes, jusqu'à ce que l'image que je construis me semble palpable.

— Une fois que l'image que tu as en tête te parait solide, projette-la doucement vers ton dos. Lorsque tu sentiras une sensation inédite au niveau de tes omoplates, tu pourras ouvrir tes yeux.

J'essaie, mais rien ne fonctionne.

— Je n'y arrive pas !

— Persévère. Tu vas y arriver !

Je continue et envoie ma représentation des ailes entre mes épaules. Après tant de minutes à me concentrer, au moment où je me prépare à laisser tomber, je sens des muscles que je ne connaissais pas jusqu'alors se contracter. J'ouvre doucement mes yeux. J'inspecte mon père, en croisant son regard, je vois la peur passer dans ses prunelles. Il semble avoir pâli et n'être plus qu'une ombre. J'ai à peine le temps de comprendre qu'il y avait un problème, je tourne ma tête pour regarder mes ailes. Mes ailes grandes et larges, ornées de plumes. Des ailes si semblables mais tout de même si différentes de celles de mon père.

— Eden, tes ailes sont grises... Que Dieu nous vienne en aide !

Rassurant...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top