40.

L'horloge de la pièce raisonne. C'est le commencement des douze coups de minuit qui symbolise le nouvel an qui démarre. Toute la pression accumulée ces derniers mois retombe maintenant. C'est l'heure, il n'y a plus lieu de s'inquiéter.


Un.


J'adresse un regard à Vé. Notre relation a tellement changé au fil des ans, surtout ces derniers mois. Elle était ma protégée avant même que je le sache et je l'ai perdue, dans tous les sens du terme puisque c'est ce qu'elle est maintenant. J'ai failli à ma mission. Ma mission angélique a été un échec. Pourtant, même en étant une perdue, elle est la personne la plus lumineuse dans cette pièce. Même tournée vers le mal, elle flamboie. Je ne me résous pas à admettre que cette situation est immuable.


Deux.


Je lui fais un dernier sourire avant de savoir ce qui m'arrivera. Nous avons réussi à traverser tout ça. Je suis triste d'avoir perdu quelques semaines pour que nous nous retrouvions, mais c'était nécessaire, si elle avait besoin de se perdre pour se retrouver, je le comprends. Plus encore : je l'accepte comme elle m'a toujours acceptée en retour.


Trois.


Elle me semble plus elle-même qu'elle ne l'a été ces dernières années. Et si pour ça, elle doit être une perdue, qui suis-je pour m'y opposer ? Peut-être redeviendra-t-elle humaine, peut-être pas. Je ne doute pas que l'avenir lui réserve de belles choses. Des choses aussi belles qu'elle. À chaque battement de cœur, l'acide se diffuse en moi en emportant chacune de mes cellules saines au passage. Joe. Lilia. Cynthia.


Quatre.


Jen, Matt. Sam. Sam... Est-ce que je dois le considérer comme un ami après tout ? Il m'a aidé à me réconcilier avec Vé... mais ce n'est pas gratuit. Il fait ça pour que je le choisisse au final. Il avait tellement peur de mourir qu'il a tenté le tout pour le tout.


Cinq.


Pourrais-je un jour lui pardonner ? En aurais-je seulement la possibilité ? Et est-ce que lui s'interroge sur mon avenir après cette nuit ? Ou ne pense-t-il qu'à lui ? Après tout, il m'a dit qu'il aimait Vé. Je peux au moins compter sur ça... Il semble en paix ce soir. Je ne sais pas s'il se dit qu'il a mis toutes les chances de son côté, mais je ne le vois pas comme un être perfide et abruti par le pouvoir.


Six.


L'air me semble saturé, je suffoque malgré moi. J'ai chaud et je bouillonne. Vais-je rester en vie ? Ou bien est-ce le début de la fin ? Je pose ma main sur ma gorge, l'air ne semble pas y rentrer. Je dois rester jusqu'à la fin des coups. Je ne peux pas m'éteindre avant mon choix. Je n'accepterai pas que ça arrive après tout ça !


Sept.


La chaleur se répand à l'intérieur de mes veines et pourtant, je n'aperçois pas celui qui me fait ça généralement. À chaque battement de cœur, l'acide se diffuse en moi en emportant chacune de mes cellules saines au passage. Je me sens effrayée, mes sens en éveil, pourtant, en regardant autour de moi, je ne vois pas Jason. Cette sensation semble pire que d'habitude. Pas comme s'il était prêt de moi, mais encore plus proche.


Huit.


Je passe en revue les couleurs autour de moi et le cobalt me manque. Ses yeux ne sont pas là. Ses magnifiques yeux qui m'ont fait reconsidérer les couleurs du monde. Si cette couleur ne me paraissait pas primordiale, elle l'est maintenant. De toute, c'est celle que je veux voir maintenant.


Neuf.


Les dessins d'encre noire qui épousent ses formes magnifiques sont absents. Sa bouche charnue et ses épaules fermes ne sont nulle part. Son froncement de sourcil et ses sourires en coin non plus.


Dix.


Des larmes s'insinuent dans mon regard et trouble ma vue. Je cherche des flammes bleu et jaune dans la pièce et ne les trouve pas non plus.


Onze.


Je ne sais pas si je meurs, mais ça y ressemble beaucoup. Quand la chaleur touche ma poitrine et que le poison touche mon cœur, je le sens s'arrêter. Il en est de même pour ma respiration jusqu'alors hachurée. Je repense à tous mes amis, à ma famille, pourtant la seule question qui m'empêchera d'être en paix est : où est-il ?


Douze.


La lumière s'éteint, tout devient sombre et silencieux. C'est maintenant que tout se termine, dans le noir, là où tout a commencé.


La pénombre m'entoure, me laissant au centre d'une pièce dont je ne distingue pas les murs. Mes yeux s'habituent peu à peu à l'obscurité, mais la pièce me parait infinie. Je me permets un pas lorsque je me rends compte qu'aucun son n'est réverbéré par les murs sans doute lointains. Cette pensée me permet de me rendre compte que tous les sons sont filtrés. Je suis comme sourde, perdue dans l'obscurité immense. Mes autres sens sont en éveil, c'est le seul qui manque actuellement à son devoir. L'étendue noire devant moi m'inquiète et sans l'ouïe, je me sens perdue. Mon pouvoir vibre sous ma peau. C'est peut-être mieux qu'il n'y ait pas d'éclairage, cela m'empêchera de me blesser puisque de toute évidence, je ne contrôle pas mon énergie.

Pour autant, la luminosité semble augmenter peu à peu. Bien que ce soit une avancée considérable, aucun mur n'apparaît autour de moi. Je reste interdite un moment en me demandant où je suis ou encore ce qu'il se passe quand j'accepte d'écouter mon instinct qui me dicte d'avancer. Tout mon "environnement", ce qui est un grand mot pour une étendue sombre et froide, est là pour me perdre et je suis persuadée que si je ne m'autorise pas à avancer, je pourrai demeurer immobile pendant des siècles. Cela me prend quelques minutes pour constater que la pièce n'est pas en train de s'éclairer seule. Ma peau brille comme une ampoule incandescente. L'énergie s'échappe de mon corps, comme s'il était maintenant trop étroit pour la contenir.

J'avance peu à peu, sans courir franchement, en analysant chaque pas que je fais lorsque je distingue des ombres au loin. Je ne vois pas ce qu'elles sont, mais je peux en remarquer deux distinctes devant moi, l'une à gauche et l'autre à droite. Sentant que je touche du doigt l'issue de ce casse-tête, je presse le pas pour m'approcher de ces ombres le plus possible.

Les secondes qui s'écoulent semblent être des heures, je ne serais même pas surprise si le temps ne s'écoulait pas comme j'en ai l'habitude. Désespérant de distinguer enfin les ombres devant moi, je passe instinctivement en mode aura pour me mettre sur la voie. J'y vois plus clair lorsque j'aperçois une forme bleue et l'autre rouge. L'énigme reste entière, mais je commence à comprendre que je ne suis pas loin du choix que je dois faire. D'ici quelques mètres, je serai en présence d'un ange et d'un déchu.

C'est au bout d'un grand nombre de pas, ayant mis ma patience à rude épreuve, que je reconnais les silhouettes qui sont devant moi. J'assiste à une scène horrifiante tant elle est insensée. D'un côté, Véia me fait des signes et elle semble crier pour attirer mon attention, tandis qu'à quelques mètres d'elle, mon père se cantonne au même rôle.

Toujours dans un silence infaillible, je n'ai que mes yeux pour constater la joute qui se joue ici. Je n'entends pas leurs cris pourtant, ils semblent s'en donner à cœur joie. Abasourdie devant ce spectacle, je reste immobile un instant avant de comprendre que mon épreuve commence maintenant.


Je suis face à mon choix.


Symbolisé par mes proches, mon instinct me hurle de les rejoindre. Mais vers lequel dois-je courir au juste. Leur visage se déforme peu à peu, ils sont en souffrance et le resteront tant que je n'irai pas les aider. Tour à tour, ils ouvrent leur bras, me lançant des regards suppliants. Cette scène me brise le cœur puisqu'aider l'un signifie tourner le dos à l'autre. Je vois bien que ce ne sont que des coquilles vides. Au fond de moi, je sais que ce ne sont pas eux. Leurs expressions, leurs gestuelles, leurs traits. Tout est identique mais pourtant si différent. Comme si leur corps n'abritait pas d'âme. Mais la ressemblance est telle qu'un sanglot se forme dans ma gorge.


Je suis tétanisée, les larmes emplissent ma vue tandis que je rebascule en mode aura. Les lumières qui s'échappent de mes proches sont si vives que je détourne le regard pour ne pas blesser mes yeux. C'est à ce moment-là que je les distingue. Perdue dans l'obscurité. Loin et pourtant si près de moi, dansent des flammes jaune et bleu. Je peine à y croire tant cette vision me semble impossible. Que fait-il ici ? C'est censé être mon choix, le moment que je dois gérer seule.


Interdite encore une fois, je me frotte les yeux pour éponger mes larmes et me permettre d'y voir plus clair. Je renifle puis inspire à fond avant d'ouvrir les yeux en quête de Jason. Lui que j'ai tant cherché au cours de notre dernière soirée. Lui que j'ai tant cherché tout au long de ma vie.
Tandis que je balaye du regard la pénombre, j'évalue la situation. Derrière moi, mon père et ma meilleure amie souffrent et s'époumonent silencieusement, tandis que face à moi se découvre un Jason calme et concentré. Il me jauge de toute son arrogance qui est palpable tant il parait sûr de lui. Il me lance un sourire en coin en relevant un sourcil et je sais. Je sais que c'est lui. Il n'est pas une coquille vide. Il n'est pas un corps sans âme qui s'agite devant mes yeux. Parce qu'il est beaucoup de choses, mais il est l'exact opposé d'une âme vide. Il est complexe, tendre, colérique, beau, cruel, doux, intense... Ambivalent.

Tandis que mon père et Vé font tout pour m'attirer à eux, il se contente de me regarder et de m'attendre. Comme si lui savait déjà ce qu'il allait se passer. Comme si j'étais la seule à me questionner sur l'avenir du monde et de mes proches.

Et si...?


Les mots de Véia résonnent dans ma tête. "Fais ce que te dicte ton cœur, ma belle !" Je l'entends comme si elle le répétait, pourtant, c'est un écho lointain qui semble sortir de mes souvenirs plutôt que de la bouche de mon amie ici présente. Fais ce que te dicte ton cœur... Mon cœur brûle de les voir ainsi. Mon cœur veut rentrer chez lui. J'adresse un coup d'œil à mon amie, puis un regard à mon père. Fais ce que te dicte ton cœur...

Ma peau n'en finit plus de briller tandis que je concentre le maximum de pouvoir en moi. Je déploie mes ailes et je me projette de toutes mes forces dans les bras de mon amant.

Si je dois choisir entre des corps vides ou Jason qui est bien là, le choix est plus facile qu'il n'y parait. Je fais ce qu'elle m'a dit : j'écoute mon cœur et mon cœur, c'est lui qui le détient. Advienne que pourra. Quoi qu'il arrive, cela arrivera parce que j'ai écouté mon instinct. Je dois choisir et j'ai choisi Jason. Je me suis choisi moi. Et je l'ai choisi lui.

Aussitôt dans ses bras, une sensation de chaleur m'envahit. Ma peau picote comme à chaque fois que je suis proche de Jason. Ce n'est pas un poison qui court dans mes veines comme je le ressentais précédemment. C'est du pouvoir, de l'énergie qui bat dans mon corps. Ma peau vibre autant que mon cœur. Je vais sûrement regretter mon geste impulsif. Nul doute qu'il y aura des conséquences, mais je ne doute pas une seconde d'avoir fait le bon choix.


Demander à une personne dans la vingtaine de choisir de l'avenir du monde est impossible. Lui coller une étiquette d'indécise et la forcer à faire un choix est impossible. S'attendre à ce qu'une jeune adulte soit raisonnable est impossible.

Je me suis défilée et je n'ai pas choisi entre le bien est le mal, entre la lumière et les ténèbres. J'ai choisi mon amour, et mon futur. J'ai choisi de continuer ma vie avec l'être le plus extraordinaire que je connaisse. Pendant tous ces mois et ces semaines, je me suis sentie acculée par ce choix à faire sans comprendre que Jason est comme moi. Il n'avait pas de choix à faire, c'est vrai, mais il a autant de parts d'ombre que de parts de lumière. Il est parfaitement imparfait. Il est rentré dans ma vie sans crier gare et rien ne pourra le faire partir, même pas une prophétie vieille comme le monde, parce que j'en suis persuadée. Jason n'aurait jamais dû se trouver là.

C'est dans un sentiment de chaleur, de bonheur et d'accomplissement que je pose mes lèvres sur les siennes pour sceller notre destin d'un baiser.

Un bruit assourdissant retentit lorsque le décor autour de nous vole en éclats et que l'obscurité se referme sur moi.


***


Eh oui, comme vous l'imaginez, on touche à la fin !

La fin arrive très très vite, je ne vous laisserai pas longtemps dans l'attente !


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