35.
L'ambiance dans la voiture est bien plus calme. Mes oreilles bourdonnent encore d'avoir été dans un lieu si bruyant. Je ne sais pas trop ce qui s'est passé ce soir, mais j'ai adoré cet endroit. Je ne pensais pas qu'une espèce de club clandestin pour ange et démon à poil m'intéresserait, et pourtant...
L'atmosphère est plus légère et les effluves endiablés laissent place à la discrète odeur des sièges de voiture en cuir.
N'étant plus oppressée par le monde autour, le froid de décembre s'insinue jusqu'à moi. À peine je frissonne que Jason lâche une main du volant pour attraper une couverture sur la banquette arrière. Il a une sacrée vision périphérique le garçon. Je murmure un merci et me couvre, mais ça ne suffit toujours pas. Je tends la main vers l'interrupteur du chauffage et je ne suis pas la seule à avoir cette idée puisque mes doigts effleurent ceux de Jason et son contact déclenche des étincelles dans mes terminaisons nerveuses. Le toucher me fera-t-il toujours cet effet ?
Perdue dans mes pensées et dans les sensations que ce contact fugace a provoqué, je me rends compte que j'ai interrompu mon geste et n'ai pas allumé le chauffage lorsque je le vois bouger de nouveau pour l'allumer. Est-ce que je m'habituerai à lui ? Est-ce qu'un jour, j'arriverai à le connaitre entièrement et vraiment ? Est-ce que j'arriverai à prévoir ses intentions ?
Il faut que j'interrompe ce flot de questions. Nous ne sommes pas ensemble et notre temps est compté. Chercher ce que je serai capable de faire un jour n'est d'aucune utilité si ce jour n'arrive jamais. Il faut vraiment que j'arrête de penser sur le long terme. On va vraisemblablement mourir d'ici quelques semaines. Enfin peut-être pas tous les deux, mais il y a plus de chance de voir l'un de nous périr que d'en réchapper tous les deux. Question de probabilité de base. Je pourrais trouver ça injuste et trouver que cette vie ne vaut pas le coup d'être vécue. Je l'ai fait d'ailleurs... mais me lamenter ne changera rien. Rien ne peut changer mon destin. Plus rien ne le peut, alors autant ne pas s'encombrer d'espoir déchu.
Eh ben... Il y a moins d'une heure j'étais prête à me rouler nue sous lui... L'ambiance a plus ou moins changé. Pourquoi me torturer comme ça ? Il faut croire que tout le monde a besoin d'un passe-temps.
Je me tourne vers Jason pour penser à autre chose qu'à ces douces réflexions de condamnée à mort :
— Pourquoi cette soirée ?
— Il fallait bien que tu saches ce que le monde surnaturel peut t'apporter.
Je ne comprends pas vraiment ce qu'il veut dire, mais sa mine est très sérieuse d'un coup. Je n'ose pas poser davantage de questions. Les rouages semblent s'activer dans sa tête comme s'il cherchait à formuler une idée. Je le laisse se concentrer en reportant mon attention sur la route. Il n'y a que très peu de lumière à l'exception des phares qui éclairent la route.
Les bandes blanches se succèdent de manière régulière et hypnotisante. Est-ce que Jason aussi se pose des questions sur notre avenir ? "Notre"... Comme s'il pouvait y avoir un "notre"...
Quand je ne m'y attends plus, un raclement de gorge me ramène à la réalité. Je me tourne doucement vers lui en clignant des yeux. Être restée focalisée sur les bandes empêche ma vision nocturne de faire son boulot. Il quitte un instant ses yeux de la route et le plaque sur les miens. Ses prunelles semblent luire comme des pierres incandescentes. On pourrait croire que ce n'est pas normal, mais c'est son regard. Le bleu si foncé s'embrase tandis qu'on jurerait voir passer ses pensées en arrière-plan. Puis il reprend sa position face à la route en commençant à s'exprimer :
— Je ne veux pas entrer dans une séquence émotion et tout le reste. Mais si je meurs, tu sauras où trouver d'autres gens comme toi. Et j'ai un service à te demander...
L'idée de sa mort éminente me serre le cœur. Je pense à ces choses d'un air détaché depuis tout à l'heure, mais il rend ça tellement réel... Je ravale le sanglot qui commence à naitre et parvient à garder une voix normale quand je lui demande de me dire ce qu'il veut.
— Est-ce que tu pourrais récupérer Bounty et la confier à ton père ou à Vé selon ton choix ? Je ne veux pas risquer qu'elle meurt de faim si jamais... ça ne se passe pas idéalement. Et comme toi non plus, tu ne sauras pas ce qui va t'arriver...
Un sanglot pathétique s'est échappé de mes lèvres et je regrette déjà de m'être laissée aller à l'émotivité lorsque je vois le visage grave de Jason. C'est un peu ridicule, je pense à ça depuis de longues minutes, et il suffit qu'il mette des mots dessus pour m'ébranler comme jamais je ne l'ai été auparavant. Mais même si je ne l'ai pas choisi, même si l'éventualité de son décès me déchire le cœur, je connais les risques liés à ma mission. Je dois faire face. Je dois l'accepter. J'ai déjà eu le déni, j'ai eu la colère, j'ai eu la tristesse, il est temps que j'accepte, je n'ai plus le choix dorénavant. Je reprends contenance et affiche une mine neutre sur mon visage. Lorsque les sanglots semblent se dénouer de ma gorge et que je me sens prête à parler d'une voix claire et dénuée d'émotion, je réponds naturellement :
— Je ferai le nécessaire.
Et je le ferai. Je ne laisserai jamais Bounty livrée à elle-même. Je ne la connait pas trop cette boule de poils, mais je suis loin d'être cruelle envers les animaux et en plus je l'aime déjà.
Le trajet se poursuit et l'air est chargé de non-dits. Est-ce que Jason pense aussi à ce que ça va être après le 31 ? Est-ce qu'il pense à ce qui va se passer ce soir ?
J'étais euphorique dans le club, et maintenant la fatigue commence à me gagner. Lorsque l'adrénaline s'estompe, c'est toujours difficile de s'en remettre. Je ferme les yeux une seconde pour reprendre mes esprits.
Je peux les garder fermés une seconde de plus. Et encore une...
— Princesse, réveille-toi.
J'ouvre péniblement les yeux. Il me faut un instant pour remettre le déroulement de la soirée dans l'ordre et pour comprendre que je suis dans la voiture. Un coup d'œil par la fenêtre me permet de savoir qu'on est devant chez moi.
Le moteur de la voiture tourne toujours. Je l'entends à travers mes acouphènes. Il n'y a pas de doute, la soirée est finie et mes oreilles s'en souviennent. Je regarde mon amant sans comprendre pourquoi il ne s'est pas garé après avoir détaché ma ceinture.
— Je ne rentre pas avec toi, si c'est ce que tu te demandes.
Ce foutu lien entre nous deux... Je n'arrive jamais à savoir ce qu'il pense et lui semble connecté en WIFI à mon crâne. Cette pensée achève de me réveiller. Mes yeux papillonnent quelques secondes, j'inspire lourdement et me redresse avant de me retourner vers Jason.
— Je croyais qu'on rentrait pour continuer la soirée, dis-je d'un ton plein de sous-entendus.
Pour une fois, je sens que mes yeux le transpercent et non l'inverse. Pourtant, après une expiration bruyante, il me dévisage de son air neutre, sans sentiment ni pensée. Je n'arriverai jamais à lire entre les lignes avec lui.
— Je n'ai plus envie de jouer, princesse.
Je remets mes cheveux en place en cherchant ce qu'il insinue puis en prenant un air innocent au possible, je lui demande en me rapprochant de lui :
— Pourtant, tu semblais emballé à l'idée de jouer les prolongations ce soir...
Je replie ma jambe droite sous ma cuisse en faisant en sorte de paraitre plus petite et plus vulnérable que je ne le suis vraiment. J'arriverai peut-être à l'avoir à l'usure s'il se décide à me parler.
Contre toute attente, après m'avoir fixée pendant bien dix secondes, il éclate d'un rire franc et rauque. Le son de sa voix me fait frissonner. Il est relié à mes pensées, tandis qu'il appuie sur tout ce qui cause mes sentiments.
— C'est la tentative de corruption la plus pourrie que j'ai jamais vu ! ajoute-t-il, hilare.
Ok... Si je comptais les points, je viendrais d'en perdre dix d'égo. Je me recule sur mon siège et croise les bras sur ma poitrine tout en prenant un air renfrogné que je n'ai pas besoin de simuler cette fois. La colère enfle petit à petit quand je me rends compte qu'il n'a pas l'air de vouloir arrêter de se payer ma tête.
Ces derniers jours, j'ai eu beaucoup de temps pour réfléchir à mes sentiments. Je me suis longuement demandé pourquoi je ressentais toujours le besoin d'être en colère. Et après des jours d'introspection, la réponse, c'est que... j'en sais foutrement rien. Je sais juste que la colère reste mon sentiment de base, c'est toujours plus simple d'être en colère que d'être triste ou heureux. C'est une émotion facile d'accès et que je ne trouve pas douloureuse, plutôt... naturelle. La vérité, c'est qu'entre ma quête du bonheur et la détresse dans laquelle ça me plonge, entre toutes, je choisis la colère. Je me sens bien, avec cette boule de rage qui grandit au creux de mon ventre. Cette boule chaude brulante qui vous engloutie et prend possession de vous pour avaler le monde. Quitte à me noyer, autant que ce soit par colère.
Mon regard doit se transformer et mes traits se crisper parce que lorsque je sors de mes pensées, Jason ne rigole plus. Il a retrouvé sa mine sérieuse et son flegme habituel. Alors il ferme les yeux comme pour se concentrer. Est-ce qu'il réfléchit à ce qu'il va me dire ou est-ce qu'il tente de calmer sa propre colère ?
— Que tu l'acceptes ou non, princesse, nous sommes liés.
Jusque-là, j'avais suivi... Je ne réponds rien puisque cette rage, tapie au fond de moi, n'attend qu'une occasion pour se manifester et le bouffer tout cru.
— Je n'ai pas envie de faire semblant. Je n'en ai plus envie. Si tu veux continuer à prétendre que nous sommes juste des copains de baise, très bien, mais on est plus que ça, et tu le sais.
— Pour l'amour de Dieu, Jason, dis ce que tu as à dire une bonne fois pour toute. Je commence à manquer de patience.
— Je ne pensais pas rencontrer un jour une fille aussi en colère, tout le temps.
— Ouais, ben fais-moi un procès, si tu veux. Mais si tu veux finir cette conversation, il va falloir te dépêcher, parce que je ne me sens pas d'humeur à me faire allumer et laisser de côté ensuite.
— Ouah, il n'y a pas à dire, c'est tout de suite plus sympa d'avoir des conversations avec toi. Tu sais quoi, tu devrais rentrer chez toi. Quand tu seras redescendue, tu pourras m'appeler. Je t'ai sortie, j'ai passé du temps avec toi, mais pour le baby-sitting, c'est sans moi. Rentre bien.
Et sans un mot supplémentaire, il m'indique la portière de la voiture. Je cligne des yeux en remarquant la colère qui déforme son visage et je m'en veux immédiatement.
— Je... excuse-moi... Tu sais que je ne maitrise pas toutes mes émotions à temps complet...
— Ouais, mais j'en ai marre de tes excuses. Je veux bien être sympa, je veux bien être le gars gentil que je n'ai pas envie de devenir pour te faire plaisir, mais pour le punching-ball ça dépasse mon domaine d'expertise. Rappelle-toi qu'en générale, je n'encaisse pas les coups, je les distribue.
Je commence doucement à être lasse de cette conversation, il a peut-être raison, et peut-être que je devrais partir. Pourtant, le magnétisme entre-nous me force à rester, je ne veux pas m'éloigner. Mais je ne veux pas non plus être toujours en tort avec lui...
— Tu peux m'expliquer ce que tu voulais me dire ?
— Je voulais te dire que tu as le choix. Soit tu acceptes notre lien et la relation qui va avec, soit je suis célibataire et rien ne m'oblige à ne coucher qu'avec toi.
Aie.
Sympa.
"T'es mon âme-soeur, mais si tu ne veux pas me préparer des gâteaux le jour et me baiser la nuit, je peux trouver quelqu'un d'autre."
Ce qui est sympa avec la colère, c'est qu'un rien peut l'appeler. C'est bien plus difficile avec le bonheur.
— On n'a jamais dit qu'on était en couple, Jason, donc on n'a jamais dit qu'on devait être exclusif.
— Regarde-moi dans les yeux et ose me dire que si je m'approchais d'une fille tu deviendrais pas folle de rage.
Au moment où mon regard a croisé le sien, je sus qu'il avait raison. Je suis foutue, complétement folle de lui. Je le sais, il le sait, l'univers le sait. Alors pourquoi je n'arrive pas à m'abandonner. Et soudain, le problème semble s'écrire sous mes yeux. Toutes mes réticences, toutes mes envies défilent sous mes paupières lorsque je ferme les yeux. Si seulement mes dissertations pouvaient s'écrire si rapidement, je serais déjà diplômée.
Comment livrer toutes mes pensées d'une traite pour permettre à Jason de me comprendre un peu mieux ?
— Tu sais pourquoi je lis toujours plein de bouquins différents en même temps ?
Je le sens désarçonné par la question. Il faut dire que ce n'est pas vraiment le même sujet.
— Je pensais que c'était une question d'humeur.
— C'est une question de fin. Pour tout le monde, la fin d'un livre est une bonne chose. Pour moi, c'est la fin d'une époque, la fin d'un sentiment, la fin d'un moment. Je ne veux pas arriver à la fin. Je veux que l'histoire continue.
Mes yeux commencent à me brûler et les larmes s'insinuent sous mes paupières. Je tente de les ravaler en levant le regard vers mon amant pour continuer à parler.
— Comment pourrais-je démarrer une relation avec une date butoir ? Tu sais très bien ce qu'il en est. Je pourrais me remettre de perdre celui que je pense être mon âme sœur. Je pourrais me remettre de perdre la personne avec qui j'aime passer du temps. Je pourrais me remettre de perdre un copain de sexe. Mais je ne pourrais pas me remettre de la perte de l'amour de ma vie.
Je sens les larmes couler sur mes joues et des bras puissants m'envelopper. Puis j'accepte de m'abandonner. Je m'abandonne à ma détresse comme d'ordinaire à la colère. Je suis là, et je pleure, sans m'arrêter, sans me calmer.
Je reste de longues minutes dans les bras de Jason qui me berce pour me calmer. Je sens mon corps ramollir petit à petit et le sommeil m'envelopper. Mais je ne veux pas rentrer chez moi, je veux rester contre lui. Je veux laisser les fourmillements parcourir ma peau comme un frémissement apaisant. Je veux sentir son odeur boisée et si masculine tout autour de moi. Je veux sentir la chaleur qui se libère de son corps. Je veux le sentir. Alors tandis que je me calme et que mes yeux cessent de pleurer, je ferme ceux-ci et continue de me laisser aller contre lui. Je laisse mes membres s'engourdir, ma respiration s'apaiser et mes paupières s'alourdir.
Mon corps est totalement endormi, mon esprit y est presque quand j'entends murmurer :
— Pourquoi tout est si compliqué depuis que je t'ai rencontré ? Je devais gagner ma place chez les démons, je devais profiter de ma jeunesse éternelle et me voilà, dans une voiture avec une femme endormie dans mes bras et pourtant, je n'échangerai ma place pour rien au monde. Je préfère mourir dix fois plutôt qu'imaginer que le destin puisse t'arracher à moi après t'avoir mis sur ma route... Qu'est-ce que tu m'as fait, Eden...?
J'ai le souffle coupé. Je n'ose pas intervenir après cette déclaration qu'il n'a faite qu'à partir du moment où il pensait que je dormais... Je ne peux pas montrer que je suis réveillée, ce serait trop gênant. Alors je reste là, toujours immobile, choquée par ses paroles tendres qui n'ont rien à voir avec le Jason que tout le monde connait.
Je vois un homme qui s'apprête à être brisé. J'ai peur de mourir comme j'ai peur de le perdre, mais lui ne redoute pas la mort, il redoute de vivre. Il redoute de passer sa vie sans moi.
Cette révélation me fait l'effet d'une balle et je contracte involontairement mon corps et me maudissant d'avoir réagi.
— Tu es réveillée, princesse ? me demande-t-il d'une voix teinté de crainte.
Vite, une réaction, un mensonge.
— Hum... Je crois que je me suis encore endormie...
Je me redresse pour mettre mon visage dans son cou et hume son odeur si caractéristique et enivrante. Et je me jette à l'eau, il le faut. À quoi bon chercher à lutter ? Que j'accepte ou non que notre relation évolue, à ce moment précis, je n'ai plus aucun doute qu'il soit l'amour de ma vie.
— Monte avec moi. Pas pour être mon copain de sexe. Monte avec moi pour que tu puisses être la dernière vision que j'aurai avant de dormir et la première après mon réveil.
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Hello !
Merci le confinement, plutôt que de passer un concours lundi, j'écris la suite de mon histoire !
Ça fait un moment que je n'ai plus publié. J'espère que la suite vous plaira toujours autant même si l'espace entre les chapitres est de plus en plus grand.
Je pense qu'inconsciemment j'ai du mal à écrire parce que la fin arrive et que j'en n'en ai pas envie !
Je dirai qu'il reste environ 5 chapitres avant d'arriver à la fin ! Eh oui, décembre est bien avancé dans l'histoire !
J'espère que vous allez bien, vous et vos proches, et que ce chapitre occupera 10 minutes de votre confinement forcé.
Bisous bisous.
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