Chapitre 36 : Quand tout est révélé (partie 2)
Il jeta un coup d'œil à la bibliothèque philosophique de son grand-père et, saisissant les livres par paquet, les laissa choir à terre. Puis il entreprit de déchirer les pages et de les jeter sur le sol.
Voltaire,
Diderot,
D'Alembert,
Montesquieu,
Marivaux
Et même Aristote,
Platon,
Zénon,
Épicure...
Tous détruits et jetés par la fenêtre. Octave sourit.
Dans la soirée, son père revint, chantonnant. Il adressa un clin d'œil à son fils et s'attabla. Oui c'était un assassin. Mais aussi un être impulsif et dur, non point délicat comme l'était l'Inconnu.
Et puis arriva Gérard, furieux et humilié. Il avait vu ses livres en miettes sur le chemin. Il ne se contenait plus.
Octave fut frappé. Son père eut beau s'interposer, rien n'y fit. Il partit. Et on ne le revit plus jamais à Saint Udaut... Jusqu'à ce lendemain de Bastille dans le Causse.
Le garçon se réfugia dans une ferme. Il aidait un vieux fermier du Causse à traire les vaches et bêcher le sol. Mais deux ans plus tard, il se décida à sortir de sa cachette. Son cousin, Théophile, à qui il avait expliqué sa misère, l'avait maintes fois incité à venir le retrouver à Cahors. Octave s'y refusait : il avait bien trop peur de retrouver son grand-père. Cependant, les dernières lettres avaient été différentes. Théophile lui expliquait qu'il avait fui la maison de son père pour devenir séminariste. On le trouvait maintenant à Gramat.
Cela décida Octave à venir le trouver. Il se confessa au jeune prêtre et lui révéla tous ses secrets. Théophile le mit en relation avec une riche famille de Figeac pour qu'il devienne leur secrétaire.
Octave était lancé. Il oublia son nom pour devenir Charles ou l'Inconnu. Un début de mystère qu'il amplifiait par un caractère étrange et assuré et certainement aussi par une richesse inespérée. Octave volait tous les soirs des sommes pharamineuses pour ne plus avoir à être méprisé. Il cherchait le respect.
Et poussé par un désir de vengeance, le jeune homme s'entrainait régulierement aux armes. Il devint invincible.
Un soir de mai, il fit la rencontre d'Élisabeth au théâtre et, charmé par la dignité de la jeune femme, s'en fit une amie et presque une amante. Il sentait son cœur battre pour elle mais n'osait se révéler à elle - d'autant plus qu'il avait appris qu'elle était la fille du père Jérôme. Alors qu'il l'aimait comme un fou !
Et puis un autre soir au théâtre, il croisa Thierry, son frère. Lui ne le reconnut pas : combien avait-il changé ! Mais pour Octave, c'était autre. Il sentit sa haine ressurgir d'un seul coup et élabora d'un trait un plan de vengeance.
- Qui est-ce ? Demanda-t-il à Élisabeth dans l'ombre.
- Le fils du châtelain de mon village, Thierry de Saint Udaut. Je l'aime bien. C'est un garçon ardent mais battu par son père. Son ami se nomme Édouard.
Le lendemain, Édouard était mort et Thierry en fuite.
Après le 14 juillet 1789, la famille chez qui travaillait Octave prit la fuite. Il était temps de retourner au bercail.
***
L'Inconnu avait tout raconté d'une voix emplie de fierté. Fier de son passé difficile et de ce qu'il avait pu devenir. Fier de la stupeur qu'il provoquait. Fier de sa retenue.
Dans la salle, un grand silence régnait. Chacun méditait ces informations.
Mais voilà que les questions jaillir. Il lui fallait répondre et Octave commençait à éprouver un certain malaise.
- Pourquoi avoir dit à Louise, après la Grande Peur, de courir voir le père Théophile ?
- En arrivant à Saint Udaut, je n'étais pas sûr de ce que j'allais faire. Mais j'ai pensé une chose : j'ai quitté la maison, Thierry aussi. Que se passerait-il si Louise disparaissait soudain ? Certainement, ma mère adoptive en souffrirait. Mais j'ai vite compris que ce n'était point le meilleur moyen de me venger. Alors j'ai décidé d'observer pour comprendre les caractères des uns et des autres. La seule action que je faisais réellement était de pousser le père Jérôme à la guerre pour détruire le village. Mais cela nul ne le savait. L'hiver m'a surpris. J'ai fait une mauvaise chute. Je suis tombé malade. Louise et Marie-Lys m'ont trouvé. Autant que cela puisse paraître surprenant je me suis pris d'affection pour elle. Néanmoins, effrayé par ces sentiments, je me suis enfuis dans le Cantal. J'ai volé, encore une fois, mais plus miserablement. Le Causse me manquait terriblement. Je n'étais pas à mon aise. En revenant, je me cachais encore. Mais cette fois-ci j'avais une esquisse de plan : devenir un homme célèbre. Je m'appuyais sur ce que j'avais déjà commencé à faire à Figeac. Et je sauvais les paysans que Thierry maltraitait. Jusqu'au jour où j'ai tué le père Jérôme. Tout s'est enchaîné vite. J'ai voulu agir rapidement. Et la suite vous la connaissez.
Il fit une pause, essouflé. On l'observait avec de grands yeux ronds, surpris de découvrir tous ces secrets. Puis il poursuivit :
- Vous connaissez maintenant le fond de mon âme. Oui je suis quelqu'un de blessé au fond de moi. Mais j'aime et je hais tout autant que vous. Simplement j'aime plus qu'aucun de vous n'ais jamais aimé et je hais plus qu'aucun de vous n'ais jamais haï.
Il se sentit faillir et s'affaissa sur la barre.
- Et maintenant que je n'ai plus de mystère, maintenant que je n'ai plus mon bouclier, je vais mourir car je suis inutile en ce monde. Ma vie n'aura été que futilité et la seule valeur qu'elle avait réellement vous venez de me l'arrachez. Je ne suis plus rien, n'est-ce pas ?
Ces mots avaient été prononcés doucement, presque chantés. Mais après un instant de silence, il s'écria plus fort :
- Je ne suis rien, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ? Ah ! Vous riez de me voir humilié ! Vous riez de le voir démasqué ! Oui je suis le batard de Gaston de Saint Udaut ! Oui ! Et vous vous moquez.
Nul ne riait. On le considérait gravement et avec terreur car on ne s'était pas attendu à tout ce qu'il racontait.
Quelques témoins passèrent - il y en avait beaucoup. Mais lui n'intervint plus et restait plongé dans ses pensées, plus beau que jamais.
Nul ne souhaitait quitter la salle. Les jurés attendaient toujours quelques rebondissements. Mais il n'y eut rien de plus. Alors ils s'isolèrent à part pour délibérer.
- Il a tué mon père, commença Jehan.
- Oh ! Il a certes commis de nombreux méfaits. Faut-il donc le guillotiner ? La logique le demanderait.
- Certes, mais je vais vous demander un peu d'attention, poursuivit Christian. En tant qu'homme, Octave a commis le pire et le meilleur. Il a menti, volé, tué, séquestré deux jeunes filles... Et j'en passe. En ces temps de Révolution, le moindre de ces crimes seraient punis par la peine de mort. Il n'y a donc pas à hésiter. Tout ce que le pire des hommes peut faire, il l'a fait. Et avec un sang-froid déroutant et glacial. Il a commis les pires actions. Et même les nombreux bienfaits qu'il aurait répandu autour de lui ne suffiraient pas pour racheter sa cause, perdue d'avance.
- Tout cela nous le savons déjà. Alors... Tuons-le !
- Oui...
- Je vois de l'hésitation dans vos regards, dit encore Christian. Oui, il faut le tuer. Et vous hésiter. Attendez ! Je vais vous dire pourquoi. Octave n'est pas un homme.
- Comment cela ?
- Nous le respectons tant, nous avons tant d'admiration pour lui que ce ne peut pas être un homme. Il est extraordinaire. Nulle loi ne peut s'appliquer à son cas. Ne l'a-t-il pas dit lui-même, un jour où il fut fait prisonnier un Figeac ? "À homme extraordinaire, procès extraordinaire." Vous avez fait l'erreur de le juger en temps qu'homme commun. Et en agissant ainsi, vous avez bouleversé des centaines de braves gens. Un homme ne s'appartient qu'à lui-même. Mais lui, ce n'est pas un homme. Non, non, ce n'est un homme. Il a quelque chose de divin. C'est un mystère. Et un mystère appartient à tous. En le tuant, nous détruisons l'âme du Causse.
- Christian, ce que tu nous dis-là est assez troublant. Et j'aurais tendance à être d'accord avec toi. Mais tout ton beau raisonemment, toutes tes belles phrases s'écroulent avec ce simple argument : il n'y a plus de mystère, puisqu'il n'y a plus de secrets. Nous savons tout de lui. Il est redescendu à notre niveau.
- Après avoir vécu une telle ascension, on ne peut plus revivre normalement. Étouffons le procès.
- Ce n'est pas possible il y avait trop de monde aujourd'hui. Et tu l'as dis toi-même. Il ne peut plus revivre normalement. Ne te berces pas d'illusions. Que deviendra-t-il si on le laissait courir ?
- Il redeviendra un mystère autre part.
- Mais il appartient au Causse, Christian. Jamais il ne fut plus seul qu'en ce Cantal lointain. Non, non... Un mystère ne peut vivre sans son voile. Nous avons tous désiré ardemment soulever ce voile. Alors assumons nos actes. Il a tué. Il a volé. Il a commis des exactions inhumaines. Ce n'est pas un homme, non. Mais votons.
À l'unanimité, l'Inconnu fut condamné à mort.
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