Chapitre 18 : L'exilé (partie 2)


Le jeune homme s'était laissé conduire sans vraiment protester. Il connaissait beaucoup de monde dans cette ville et en son for intérieur il se demandait ce qu'on déciderait de lui. Nombreux, parmi ses vieilles connaissances, étaient ceux qui cherchaient à lever le voile sur sa véritable identité. Il ne disait rien à personne et maintenait le mystère. Ce secret irritait et lui avait donné de nombreux ennemis. Autrefois, grâce à la famille qui le protegeait, il se souciait peu de toutes ces rumeurs. Mais aujourd'hui, il craignait d'en pâtir.

Parvenus à la prison, le geôlier remit une certaine somme aux bandits avant de se tourner vers le jeune homme. Surpris, il détailla son accoutrement simple et pauvre avant de demander froidement :

- Nom, prénom, lieu d'origine.

L'Inconnu sourit et ne répondit rien. Ce mutisme ne surprit pas le gardien outre-mesure. Il répéta sa question. Le jeune homme élargit encore son sourire :

- Je vais sérieusement vous compliquer la tâche : je n'ai ni prénom, ni nom et je n'ai pas non plus de lieu d'origine.

- Cesse tes moqueries. Tu n'en finiras pas moins guillotiné alors ton nom, je te prie.

- Mais je n'en ai point.

- Attends un instant.

D'un coup d'œil furtif, le geôlier s'assura que des soldats gardaient bien la pièce et sortit. Lorsqu'il revint, la surprise peignait ses traits.

- Par décision extraordinaire, tu seras jugé dans une heure.

Un soldat attrapa le prisonnier pour l'emmener dans une pièce non loin de là. Le gardien de prison le regarda sortir les yeux écarquillés par la surprise : mais qui était donc cet homme ?

L'Inconnu s'adossa à un mur et se perdit de nouveau dans ses pensées. Il préférait ne pas s'assoir dans une position où il se sentirait inférieur.

Et maintenant... que devait-il attendre de ce procès ? Certainement, il y retrouverait des connaissances qui se réjouiraient de le voir en si mauvaise posture. Lui, un dieu pour la jeunesse et un mystère pour les plus vieux, le voilà réduit à l'état de condamné. Il soupira. Comment s'en sortir ? Alors, une fois de plus il décida de se laisser aller au gré du hasard ou de la Providence.

Quelques temps plus tard, un révolutionnaire vint le chercher pour le conduire à la barre. Son premier réflexe en pénétrant dans le tribunal fut de dévisager ses juges. Il devait s'y attendre : il les connaissait presque tous.

Cependant ce qui l'amusa le plus fut d'admirer leur expression stupéfaite. Ils restèrent longuement muets et abasourdis de le retrouver ici. Lui.

Le procureur, un jeune homme avec qui il se plaisait autrefois pour se rendre au théâtre, affichait un grand sourire ironique. Il prit son temps pour détailler sa victime et lâcha du bout des lèvres sur un ton méprisant, sûr et victorieux :

- Noms et prénoms.

L'Inconnu rit :

- Charles, c'est bien comme cela que vous m'appeliez tous autrefois ? Et mon nom de famille... disons que je suis un enfant trouvé qui n'en eut jamais.

- Ton vrai nom, Charles. Depuis le temps que nous cherchons à savoir !

- Mais vous savez très bien que je ne vous le dirais pas.

Il se tut un instant avant de reprendre à mi-voix :

- C'est encore bien trop douloureux.

- Tu dois te conformer aux règlements. Écoute, quoi que tu fasses tu es condamné : car sont déclaré suspect "Ceux qui n'ayant rien fait contre la liberté, n'ont aussi rien fait pour elle ".

- Mais je ne serais pas condamné alors pourquoi vous dirais-je mon nom ? Bien, à homme extraordinaire, procès extraordinaire. Poursuivons, je vous prie.

Surpris par son assurance, le procureur resta un instant sans voix à l'observer curieusement. Décidément, Charles - ou quelque soit son nom - le surprendrait toujours.

- Je viens à l'instant de te lire ton chef d'accusation. Qu'as-tu à dire pour ta défense ?

- Vous ne pouvez pas me guillotiner. J'ai très prochainement un rendez-vous important avec Thierry Egalitat.

Il passa délicatement sa langue sur les lèvres pour les humecter et compléta :

- À Saint Udaut.

***

- C'est un démon !

- C'est plutôt un dieu...

- Il faut le guillotiner !

- Oh non, il faut l'adorer.

- Calmez-vous tous les deux et réfléchissez un peu. Nous sommes obligés de le relâcher. Il semble bien connaître Thierry et vous savez comme il est puissant... Cet Inconnu, ce Charles si vous préférez, nous narguera toujours. Il cherche à créer la légende autour de lui et, ma foi, y réussit plutôt bien.

***

Louise était à la fenêtre de sa chambre, un livre à la main. Elle songeait tristement aux événements de la journée. Encore un jour froid et sinistre où la peur et l'espoir s'étaient entremêlés.

Maintenant que Théophile résidait au château, dans une chambre adjacente à la sienne, son quotidien avait pris une tournure très différente. Autrefois, elle n'osait pas sortir car chaque fois qu'elle pointait son nez dehors il y avait toujours quelques révolutionnaires malveillants pour la railler. Heureusement, jamais on ne lui avait fait du mal : elle était trop protégée par le père Georges.

Mais aujourd'hui, elle n'hésitait plus à sortir dans le Causse en compagnie de son cousin. Ils aimaient la pêche, les courses, les cabanes parfois. Et eux, pourtant déjà presque adulte et d'âge bien différent, jouaient encore comme durant leur plus tendre enfance.

Théophile, afin de ne point trop se faire remarquer, s'était décidé à abandonner sa soutane. Mais fièrement il conservait son col romain. Louise avait délaissé ses robes clinquantes pour de simples tuniques de campagne. Ils s'enfuyaient dès qu'ils le pouvaient dans les profondeurs du Causse ou du Ségala plutôt que de provoquer les villageois en rôdant autour des hameaux. Ils préféraient rester discrets.

Néanmoins, ce jour-là Théophile ne se sentait pas d'humeur à jouer. Il s'était assis à son bureau pour rédiger quelque article. Frustrée de son manque d'attention, la jeune fille s'était tout de même décidée à quitter la propriété. Depuis quelques mois, elle avait trop pris l'habitude de sortir et ne pouvait se résoudre à rester s'ennuyer au château.

Alors aujourd'hui, elle avait traversé le village pour se rendre chez les Ducrot. Depuis quelques temps, elle venait régulièrement chez eux prendre des nouvelles. Elle tenait compagnie aux deux aînées des heures durant et se complaisait en leur présence. Ainsi, ce jour-là, elles avaient parlé longuement, de tout et de rien.

Marie-Sabine, très fière de son petit bébé qu'elle venait d'enfanter, se montrait particulièrement réjouie et discutait de tout et de rien. Elle était fière de sa famille et songeait à s'installer dans son propre foyer...

- Voyez-vous, Louise, notre famille a réussi à se tirer de son ancienne misère. Mère a trouvé une place qui lui assure un revenu régulier. Et...

Les deux soeurs se lancèrent quelques oeillades avant que Françoise ne poursuive :

- Je m'entend assez bien avec le fils d'un épicier du côté de Gramat et nous songeons à nous marier.

Louise allait s'extasier mais Marie-Sabine reprit la parole :

- C'est pourquoi je pense que je puis me permettre d'envisager de quitter la maison. Lors de la dernière permission de Simon, nous nous sommes rendues à Figeac et avons dégotté un petit appartement, suffisamment grand pour un jeune couple. Nous nous y installerons très prochainement. Car, Louise, savez-vous que mon mari vient d'être promu lieutenant ?

Tous ses badinages, qui enchantèrent d'abord la jeune fille, lui firent bientôt mal à la tête. Prétextant une migraine, elle prit congé des Ducrot et prit le chemin du retour.

Elle voyait cette pauvre famille se redresser et même s'élever plus qu'elle ne l'avait été auparavant. Les guerres permettaient au jeune Simon de monter toujours plus en grade en une ascension fulgurante et inattendue. Cette constatation occupait donc la jeune fille et elle ne vit pas le père Jérôme qui venait vers elle.

Subitement, il se trouva face à elle. Un sourire moqueur se dessina sur ses lèvres. Craintive, elle recula d'un pas et voulut l'esquiver. Mais il ne lui en laissa pas le temps. D'une main ferme, il l'attrapa par le bras et la repoussa contre un mur. Puis, grinçant entre ses dents :

- Comment m'as-tu regarder ? N'as-tu pas eu cet air dédaigneux que tu sais si bien prendre ? Écoute-moi bien, petite sotte !
Je voudrais que tu arrêtes tes promenades frivoles dans le Causse et tes airs supérieurs. Car si tu continues, il pourait t'arriver malheur.

- Mais de quel droit me dites-vous cela ?

- Du droit d'être égaux. L'égalité est la clé de tout, comprends-tu ?

- Mais lâchez-moi, hé ! Lâchez-moi !

Par chances, ses cris interpellèrent un paysan royaliste qui s'empressa d'arracher la jeune fille de la poigne virulente du vieux Jérôme. Mais Louise, encore fort effrayée par cet avertissement, mit du temps à reprendre ses esprits.

En rentrant chez elle, elle s'était assise contre sa fenêtre et épiait au-dehors. Son cœur s'était un peu calmé et elle reprenait doucement son souffle. Cependant, ses yeux refusaient de lire la moindre ligne de son livre : ils étaient encore troublés par quelques larmes.

À l'extérieur, elle voyait passer quelques paysans en charrette et souriait doucement de cette agitation habituelle en fin de journée. Mais son regard fut attiré comme un aimant par un piéton tout encapuchonné qui s'était arrêté face au château. Lorsqu'il leva son visage vers le ciel, elle apperçut ses traits et frémit...

L'Inconnu.

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