Chapitre 24
Mes doigts glissent sur les touches blanches du grand piano du salon, les notes résonnant dans toute la pièce. Ce sont les seuls bruits qu'on entend, Lucas est assis sur le canapé, feuilletant un livre avec Alice, et Léo déjà dort paisiblement dans ça chambre. La journée a été épuisante. Arrivés à treize ans, notre formation devient plus intensive. Je ne comprends pas réellement le but de celle-ci mais maman dit que c'est obligatoire, même si elle n'aime pas tellement ça, moi non plus d'ailleurs. Mes parents travaillent au Gouvernement, ils sont donc souvent absents. Je ne comprends pas non plus pourquoi ils y travaillent, je sais qu'ils n'aiment pas ça, les gens qui travaillent au Gouvernement ne sont pas des gens bien, c'est ce que dit souvent mon père. Mais ne sont-ils pas censés nous protéger ? C'est leur rôle, alors si ce ne sont pas des gens biens, rien n'a de sens.
Alice a allumé un feu dans la grande cheminée du salon, comme mes parents ont l'habitude de faire.
Soudain, on sonne à la porte. Je stoppe mon activité et me lève rapidement.
_ Je vais ouvrir ! M'exclamé-je en courant jusqu'à la porte.
_ Doucement Adelia, m'avertit Alice.
J'ouvre rapidement la porte, et fais alors face à deux hommes en uniforme. La chaleur rassurante de la maison c'est soudainement transformé en un froid glacial. Ils affichent tous deux un air grave, et je le fixe avec appréhension.
_ Vous êtes qui ? hésité-je.
Un d'entre eux s'apprête à me répondre, mais Alice arrive derrière moi. Elle fronce les sourcils en voyant les soldats. Elle me demande de retourner dans le salon, je hoche la tête et retourne auprès de mon frère, pour lire avec lui. Un sanglot étouffé se fait alors entendre dans l'entrée, et je regarde mon frère qui semble lui aussi en train de se demander ce qu'il se passe. Sans un mot, nous nous levons et rejoignons l'entrée. Alice pleure en silence devant les deux soldats, tentant tant bien que mal de se retenir d'éclater en sanglots. Mon coeur se serre, sentant bien que quelque chose ne va pas, vraiment pas.
_ Comment ça s'est produit ? articule difficilement Alice.
_ Accident professionnel, nous sommes désolés, lui répond un des soldats.
_ Alice ? Appelle Lucas, inquiet.
Elle se tourne vers nous, les yeux rougis par les larmes et les joues humides.
_ Les enfants... Je suis... Je suis tellement désolée... fait-elle en retenant un sanglot, la voix emplie de douleur. Vos parents... ils... ils ne reviendront pas...
Mon frère m'attrape la main. Je ne réagis pas, ayant soudainement l'impression de faire une chute libre. Le monde autour de moi semble s'écrouler, je tombe et tout ce que je veux c'est que ça s'arrête. C'est un cauchemar, ça doit en être un, il le faut. Tout autour de moi n'arrête pas de bouger, si vite que j'en ai la nausée. Je ne parviens pas à bouger, paralysée et vidée. Je ne sens plus mon cœur battre dans ma poitrine, et de violents frissons gelés traversent mon corps. C'est impossible. Où sont mes parents ?
***
J'ai mal, mon dos me fait affreusement mal. Ça brûle, c'est horrible. Je serre les poings, et sens alors une douce chaleur dans une de mes mains. Lorsque j'ouvre finalement les yeux, je reconnais directement mon ami, Thomas, endormi sur une chaise à côté de moi. Mes yeux balaient la pièce du regard. Je suis dans une grande chambre, tout est en bois. Il n'y a pas beaucoup de meubles, et la lumière du jour éclaire toute la pièce. Pendant un instant, je me demande où je suis, et pourquoi je suis là. Puis, lentement, les souvenirs se remettent petit à petit en place. Mon excursion avec Thomas, qui est en réalité un Particulier, puis la fuite, et les coups de fouets. Ce qu'ils ont infligé aux Particuliers. Ils ne méritent pas ça. J'en suis malade, je ne comprends pas qu'on puisse être capable de faire ça. J'aimerais tellement pouvoir les aider, je veux les aider. Mais je me sens tellement impuissante, tellement perdue. Tous ce que je pensais connaître était faux, le monde dans lequel je vis est faux, et ça me donne des vertiges. Je veux que ça s'arrête. Tout n'est que violence et mort. Qu'est-ce je fais là ? Qu'est-ce que je dois faire maintenant ? Je n'en sais rien, de c'est terrifiant.
_ Adelia, m'appelle soudain Thomas.
Je tourne la tête vers lui.
_ Tu es enfin réveillée ! Tu peux pas savoir à quel point j'étais inquiet pour toi, souffle mon ami.
_ Où est-ce qu'on est ? l'interrogé-je d'une faible voix. Depuis combien de temps je suis restée inconsciente ?
_ On est au camp. C'est ici que Gabriel nous a amené et ça fait deux jours que tu dors, m'informe alors mon ami. J'ai vraiment cru que Caleb allait faire une crise de nerf, rit-il légèrement.
J'acquiesce un léger sourire. Je suis tellement soulagée de voir mon ami, de savoir qu'il va bien. Malgré le fait qu'il ait menti sur ce qu'il est, comment je pourrais lui en vouloir ? Surtout maintenant. Il y a des choses bien plus graves et je ne vais pas commencer à me mettre à dos les gens auxquels je tiens. Tout ce qui compte, c'est qu'il aille bien. Je dois avouer que là, tout de suite, ce que je voudrais le plus c'est voir Caleb. Ce que j'ai vu quand il est venu me sauver se répète dans ma tête, ses capacités sont extraordinaires, puissantes. Je n'avais jamais rien vu d'aussi intense.
_ Comment ils vont ? Gabriel et cet homme ? Demandé-je finalement ?
_ Ils vont bien, rassure toi.
Je hoche la tête.
_ Tu es une vraie malade, tu le sais ça ? hoquette mon ami. Tu te rends compte de ce que tu as fait ? De ce qu'on a fait ?
Je le regarde dans les yeux quelques instants, avant de rire doucement avec lui. Parce qu'on est en vie. Et pour le moment, c'est la seule chose à laquelle je veux penser. Je me redresse difficilement pour m'asseoir sur le lit en ignorant la douleur fulgurante dans mon dos. Je souris à mon ami, parce que la seule chose qui n'a pas changé, c'est lui. Notre amitié. Je passe mes bras autour de son cou et le serre affectueusement contre moi. Il répond à mon étreinte et pose ses mains sur mon dos, ce qui me fait je souffler de douleur. Il se sépare délicatement de moi et me lance un regard désolé.
Soudain, la porte s'ouvre brusquement. Caleb. Ma respiration ce coupe, mon coeur semble ne plus battre durant quelques secondes. Nos yeux se trouvent directement, et mon pouls s'accélère. J'avale difficilement ma salive, il ne bouge pas de l'entrée, ces cheveux ébène sont complètement emmêlés. Il semble soulagé, mais je perçois de la colère dans ses yeux brillants. J'ai besoin qu'il approche, j'ai besoin de lui. Parce que tout ça me dépasse, parce que c'est le seul qui sache me comprendre en ce moment.
_ Je vais vous laisser, fait finalement Thomas, avant de sortir de la pièce.
La porte se ferme derrière lui, et Caleb garde son attention sur moi. Aucun de nous deux ne parle, il passe sa main dans ses cheveux en repoussant quelques mèches rebelles, puis soupire en fermant les yeux. Son visage est peigné par un air de colère, mêlée à une d'inquiétude certaine. Plus je le regarde, et plus je suis heureuse qu'il soit là, je suis soulagée. Son regard est si profond, intense, comme s'il voulait lire en moi. C'est déstabilisant, aussi déstabilisant que le première fois que je l'ai vu. Mais qu'est-ce que j'aime lorsque mes yeux se perdent dans les siens...
_ Tu es complètement inconsciente, lâche-t-il alors. Tu te rends compte de ce qui aurait pu se passer ? Imagine que Thomas ne soit pas arrivé à temps pour tout nous dire ? Il se serait passé quoi, à ton avis ? Tu serais morte !s'emporte-t-il. Tu aurai dû réfléchir avant de t'embarquer dans tout ça. Putain, mais est-ce que tu as pensé à ce que ça ferait aux gens qui tiennent à toi si tu mourrais ? Adelia, tu te rend compte du danger dans lequel tu t'es foutue ?Tu-
_ Caleb, le coupé-je abruptement, je suis désolée. C'est vrai que je n'ai pas réfléchi, mais j'étais bien consciente des risques.
_ Non ! Tu n'étais consciente de rien du tout. Ce qu'ils t'ont fait, ce n'est qu'un avant goût de ce qu'ils sont capables de faire ! C'était irréfléchi et complètement stupide de ta part. Tu n'es pas de taille pour faire face à ça. Qu'est-ce que tu t'imaginais ? Que tu les sauverais tous ? Tu ne peux pas, et maintenant tu as toi aussi le Gouvernement sur le dos.
Il se calme, la mâchoire contractée et les poings serrés. Ils s'est avancé vers le lit et presse ses lèvres entre elles comme pour s'empêcher de continuer à parler. Il est bien énervé, je comprends. Ses mots me touchent, me blessent un peu, oui, mais la seule chose qui le pousse à me dire ça, c'est parce qu'il était inquiet. Ce qui me blesse le plus, c'est qu'il dise que je ne suis pas de taille. Alors, oui, il a raison, mais je suis capable de faire au moins ça, de sauver au moins une vie. Alors malgré le fait que mon coeur soit serré et que j'ai encore envie de pleurer, je réponds :
_ J'ai eu l'occasion de faire quelque chose de bien alors je l'ai faite. Qu'est-ce que j'étais censé faire ? Les laisser là ? Alors même si j'aurais pu y rester, je ne regrette pas de l'avoir fait. Je ne suis peut-être pas "de taille" à affronter le Gouvernement, mais je peux au moins faire ça. Alors merci, sincèrement, de m'avoir sortie de là, je sais que je n'aurais sûrement pas survécu sans toi, mais c'était mon choix.
Je détourne les yeux, mon regard perdu dans le vide. Je serais qui si je restais les bras croisés dans rien faire ? Je ne pourrais pas me regarder en face. Alors il pense ce qu'il veut moi, j'ai la conscience tranquille. Je l'entends finalement bouger, puis je le sens s'asseoir près de moi sur le lit.
_ Regarde moi, Adelia, dit-il d'une voix rauque.
Il passe ses doigts sous mon menton et me lève doucement la tête. Ses yeux rencontrent les miens et un léger sourire se place sur les lèvres rosées. Je ne peux m'empêcher de sourire à mon tour. Je ne peux pas lui en vouloir, en plus comment je pourrais quand il me regarde comme ça. Il souffle doucement sans rien dire, puis secoue doucement la tête.
_ Tu es tellement têtue, sourit-il.
Je roule des yeux, il rit doucement. Puis, son visage redevient au fur et à mesure plus sérieux. Il est perdu dans ses pensées, et moi la seule à laquelle je pense là maintenant c'est le fait qu'il soit beau. Je ne devrais pas, pourtant c'est réellement un constat. Son visage est beaucoup plus doux qu'il y a deux jours, quand il est venu me chercher. Son visage était complètement transformé, froid, impassible, j'ai cru qu'il allait tuer le soldat. Je devrais avoir peur, surtout après avoir vu ce dont il est capable, mais c'est tout le contraire. Je me sens en sécurité à ses côtés, comme si rien ne pouvait m'atteindre lorsque je suis avec lui. J'ai confiance en Caleb. Il fais ressortir en moi un courage surprenant, il m'a ouvert les yeux sur ce qui se passait vraiment. En réalité, je suis moi-même avec lui, et ça fait tellement de bien d'être avec quelqu'un qui me comprends et avec qui je me sens en sécurité. Je tiens à lui, ne serait-ce que pour ce sentiment de plénitude. Je suis moi-même aussi avec mon frère, mais il y a certaines choses que je ne peux pas lui montrer, ni lui dire, comme le dégoût que j'ai pour mon propre peuple ou alors ma culpabilité depuis la mort de nos parents. Je fais en sorte de rester forte pour lui, pour mes deux frères, de ne jamais faillir. Mais avec Caleb c'est différent, et nouveau, et c'est que j'apprécie tant.
_ Quand tu as perdu connaissance... souffle alors Caleb. J'ai réellement eu peur... pendant un instant j'ai cru que tu ne respirais plus. Je m'en suis voulu de pas être arrivé plus tôt, avoue-t-il doucement. Quand j'ai vu cet homme te...
Il ne termine pas ça phrase, et mâchoire se serre. Je pose alors doucement ma main sur son avant bras, et l'autre sur sa joue pour qu'il me regarde dans les yeux. Il ne doit pas s'en vouloir, je ne veux pas qu'il s'en veuille. Je suis seule responsable de ce qui s'est passé. Mais le voir s'inquiéter pour moi, je dois avoue que ça me fait plaisir, en quelque sorte. Ça montre bien qu'il tient à moi, lui aussi.
_ Caleb, arrête de dire ça, fais-je avec fermeté. Tu n'es pas responsable de ce qui s'est passé. C'était ma décision, et tout ça était la conséquence de mon choix, et je savais que ça pouvait arriver. Le plus important c'est que tu sois venu... tu es arrivé et tu m'as sauvé la vie.
Il me regarde sans rien dire, son visage devient plus doux, et la tendresse se lit rapidement dans ses yeux. Il passe un doigt sur ma joue, avant de se pencher vers moi et passer ses deux bras autour de mes épaules en me serrant contre lui. J'enroule mes bras autour de son torse, et pose ma tête contre son épaule. Ainsi blottie contre lui, je me sens protégée, encore une fois. Pendant longtemps, ce sentiment avait disparu, je ne connaissais que l'insécurité et la peur, des sentiments qui sont apparus juste après la mort de mes parents, qui reste un mystère. Je n'avais que treize ans, j'avais encore besoin d'eux, j'ai encore besoin d'eux. Ma mère et ses sages conseils, mon père et son attitude protectrice, ça me manque. Ils me manquent, à chaque instant. Parfois, je le ressens encore, ce vide que leur mort a placé en moi, un manque, le sentiment de pas être à ma place et que quelque chose est absent en moi. Je passais des nuits entières à pleurer. Il m'arrive encore de faire des cauchemars là nuits, mais petit à petit ce vide en moi semble se combler. Le fait d'avoir trouvé quelqu'un comme Caleb, qui sait ce que je ressens, a un côté très rassurant. Je me sens bien avec lui.
Ainsi enveloppée dans ses bras, je dois paraître minuscule. Ses mains dans mon dos dégagent une chaleur étrange qui fait disparaître ma douleur, c'est incroyable.
Sa tête vient se réfugier dans mon cou. Je peux sentir son souffle chaud s'écraser contre la peau de mon cou, et je suis prise d'un frisson. Être aussi proche de lui me rend à la fois nerveuse et heureuse.
_ Raconte moi ce qu'il c'est passé avant que j'arrive, souffle Caleb contre mon cou.
Je soupire doucement et ferme les yeux. Les souvenirs fusent dans ma tête, je me souviens de chaque détail, chaque geste, chaque bruit, chaque odeur. C'était affreux, un cauchemar. La douleur était insoutenable, je ne sais même pas combien de fois il m'a frappée, mais je n'ai jamais eu aussi mal, aussi peur. Je serre instinctivement le tee-shirt de Caleb.
_ Ils voulaient savoir où était Thomas, Gabriel et cet homme qu'on a trouvé, mais je n'ai rien dit, commencé-je. Puis... un des soldats m'a frappée avant d'essayer de m'intimider, mais je me suis pas laissée faire... Alors il a pris le fouet.
Je sens Caleb respirer lourdement. Je ravale difficilement ma salive.
_ J'étais terrifiée, avoué-je d'une voix tremblante. Pour la première fois, j'étais réellement terrifiée.
Caleb caresse mes cheveux, toujours la tête au creux de mon cou.
_ Ne t'inquiète pas, je suis là maintenant, fait-il d'une voix calme.
J'aurai dû le tuer, putain.
Lentement, je secoue négativement la tête contre lui. Non. Je ne l'aurais pas laissé faire. Je le sens sourire contre ma peau, et je frissonne encore. J'aime cette proximité, malgré moi.
_ Tu es beaucoup trop gentille, beaucoup trop bien pour ce monde, souffle-t-il.
Je me contente de sourire. Maintenant, ce qu'il s'est passé sera pour toujours marqué dans mon esprit, mais aussi sur mon corps. Je n'ose pas imaginer l'état de mon dos. J'aurai des cicatrices. Comme celles de Caleb... Il a été lui aussi torturé. Rien que d'y penser me serre douloureusement le coeur. Ce qu'ils ont fait à ces Particuliers, ce qu'ils m'ont fait, ils l'ont fait à Caleb. Je le serre un peu plus contre moi. Il ne mérite pas ça.
_ Ils t'ont fait la même chose, n'est-ce pas ? Ils t'ont torturé... fais-je d'une voix faible.
Il ne répond pas, et se contente de resserrer sa prise sur moi. Ils ont fait ça à Caleb, à lui et à tant d'autres. C'est insupportable à imaginer, dégoûtant et enrageant, si enrageant. Ça ne devrait pas arriver, ça ne devrait pas continuer dans le silence, dans l'ombre. C'est affreusement injuste, et je me fais la promesse de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour les aider, pour faire changer les choses. J'en suis obligée, et je ne cautionnerai pas une seconde de plus ces horreurs commises par mon propre peuple.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top