Chapitre 2 ✔️
Je fais face à la grande estrade installée au centre de la ville. Dans quelques minutes, on annoncera les cinq noms des sélectionnés, presque toute notre cellule s'est réunie pour l'occasion. La plupart de mes camarades sont surexcités à l'idée d'être choisis, des sourires ornent leurs lèvres, couvés par les regards fiers de leurs parents. Ils ont attendu ça toute leur vie. Alors que moi, c'est le jour que je redoutais le plus, sachant qu'une seule décision de leur part pouvait totalement faire basculer le courant de ma vie.
J'ai eu de la peine à trouver le courage de sortir de mon lit, assommée par une légère gueule de bois.
Lucas, mon irréprochable frère, a dû me trainer hors du lit jusqu'ici, sa main fermement accrochée à la mienne, comme s'il ne voulait pas me perdre. Je ne le veux pas non plus... Si lui, il craint une éventuelle fuite de ma part, ce dont j'ai peur moi, c'est que l'un de nos noms soit prononcé. Que ce soit par principe ou pour ne pas être séparée de ma famille, je ne veux pas être appelée. Nous sommes tous les deux assez réticents des méthodes utilisées par le Cort. Et si Lucas tente d'y trouver des excuses, humaniste comme il est, il y a longtemps que j'ai arrêté d'essayer de comprendre. Être sélectionné pour intégrer le Cort, qui a pour but de réduire une population à l'enfermement n'a rien d'honorifique, et aucune excuse n'explique une telle sévérité.
Notre tutrice a insisté pour nous accompagner, en tenant la main de mon petit frère qui jette des coups d'oeil presque paniqués autour de lui. Il n'a jamais été bien dans la foule. Je pose ma main sur sa petite épaule, il relève les yeux vers moi, je lui souris voulant me montrer la plus rassurante possible. Alors que mon jumeau tire sur ma main pour rejoindre la foule, Alice nous interpelle. Si un brin de fierté brille dans son regard comme dans celui des autres parents ici, son sourire camoufle son inquiétude mais elle tente simplement de faire la même chose que moi avec Léo : nous rassurer.
En voyant ma mine probablement crispée, son sourire ne fait que s'agrandir, dévoilant ses dents blanches, en toute bienveillance.
- Viens là ma puce, me dicte-t-elle doucement.
Alice passe ses bras autour de moi, un geste maternel, ce dont j'ai actuellement besoin.
Elle s'est chargée de nous comme si nous étions ses enfants, et bien qu'elle ne soit pas ma mère, aussi loin dont je me souvienne, elle a toujours été là, c'est un parent pour nous. Mon nez plongé dans sa chevelure frisée, je peux ainsi sentir son parfum fleuri, une odeur si familière, rassurante. Je ferme quelques instants les yeux. Elle me serre un peu plus contre elle avant de défaire doucement son étreinte.
- Allez-y, on se retrouve après, assure-t-elle.
Après avoir embrassé la joue de mon jumeau, celui-ci tire doucement sur ma main pour que nous rejoignons les autres de notre âge.
- Ça va aller ? demande mon frère inquiet.
- À merveille, fais-je sarcastique.
Je l'entends souffler mais il n'ajoute rien de plus. Il sait parfaitement ce qu'il en est. Lucas est bien le seul à pouvoir deviner mes pensées sans que j'ai à les exprimer, alors pourquoi pose-t-il la question ? La réponse est pourtant plus qu'évidente. À vrai dire, je n'avais jamais réellement pensé à ce jour, bien que nos enseignants nous en parlent depuis le début de notre cursus. Je me protégeais constamment, persuadée que j'avais le temps avant qu'il vienne. Mais aujourd'hui je ne peux plus me cacher, je ne peux plus échapper au temps. Nous y sommes et tous ce que j'ai pris soin d'ignorer depuis resurgit.
Sans faire attention à où nous allons, inanimée, mes yeux scrutent chaque visage présent. Ils sont tous prêts pour l'annonce et semblent réellement emprunt au bonheur.
- Vous voilà enfin ! s'exclame Liam impatient.
Mon ami apparait subitement devant nous, il passe un bras autour de mes épaules afin de nous conduire à nos places. À peine assis, Liam passe son bras sur le dos de ma chaise et se penche pour pouvoir nous parler en toute discrétion. À ma droite, mon frère se tourne vers lui.
- J'ai appris par mon père qu'il y avait de plus en plus de résistance de la part des Particuliers, nous informe Liam. Le gouvernement veut appliquer des mesures extrême.
Les mots du brun m'arrachent à ma torpeur. Je fronce les sourcils, soucieuse. Les mesures ne sont-elles pas déjà extrême ? Que peuvent-ils faire de plus ? J'ose à peine imaginer.
- Quels genres de mesures ? demandé-je
- Aucune idée, mais d'après ce que j'ai pu entendre ça risque de vite les dissuader à continuer.
Tournée vers mon frère qui a suivi la conversation sans intervenir, nous échangeons un regard lourd de sens. Il sait autant que moi qu'il ne faut pas prendre ça à la légère. Le gouvernement est capable de beaucoup de choses. Contrairement aux parents de Liam, les nôtres n'étaient pas crédules et ils nous ont toujours fait comprendre que nous devions être méfiants. "Seuls ceux qui veulent vraiment voir voient." Ma mère sous-entendait que la vérité était à portée de tous, encore fallait-il vouloir la saisir...
- Pas trop nerveux ? demande mon frère à son meilleur ami.
Un rire moqueur sort de ses lèvres, dévoilant une fossette sur sa joue.
- Moi, nerveux ? Sérieux mec, tu me connais, je suis né pour ce moment.
Je lève les yeux au ciel. J'ai beau le connaitre depuis des années et savoir que c'est quelqu'un de bien, je déteste toujours autant lorsqu'il étale ainsi son implication à la cause.
Soudain, un homme apparaît sur l'estrade, stoppant toutes les conversations. Le visage marqué par l'âge et les cheveux grisonnants, sa moustache aurait pu lui donner un air sympathique sans la froideur absolue de sa posture. S'il n'avait pas eu aucune expression sur le visage, comme s'il était vide. S'il n'était pas vêtu de l'uniforme noir du Cort. Il tient entre ses mains une enveloppe. Simple morceau de papier qui déterminera la suite de ma vie.
Ma respiration est bloquée, j'avale difficilement ma salive. Cette fois, nous y sommes vraiment... La tension monte d'un cran, l'air est plus pesant, cet homme semble avoir réveillé les inquiétudes de tous. Pour la plupart, il est le détenteur de leurs espoirs et leurs rêves, tant d'ambitieux pour cinq petites places. Pour moi, c'est déjà trop.
- Bonjour à tous, déclare-t-il d'une voix qui fait définitivement taire l'assistance. Suite au Test que vous avez tous passé hier, cinq d'entre vous ont été choisis pour intégrer le Cort, pour servir son pays et protéger notre population contre les Particuliers. C'est grâce à vous, la nouvelle génération, qu'à l'avenir nous pourrons encore parvenir à maintenir la sécurité et la paix au sain de nôtre communauté. Être sélectionné est un véritable honneur, prenez-en conscience.
Je suis encerclée par les applaudissements assourdissants, avec l'horrible impression que l'espace se resserre autour de moi. Tout ça, c'est du baratin, du bourrage de crâne qu'on nous assène depuis tout petits. On nous conditionne pour une vision très simple : le Cort c'est le bien, les Particuliers sont le mal. La réalité n'est pas aussi aisée. La vérité, c'est qu'il n'y a aucun honneur dans tout ça. La paix n'est qu'illusion, comment peut-on employer ce terme alors qu'elle n'est pas totale ? Des gens souffrent constamment et le gouvernement les ignore parce qu'ils sont différents de nous. Et c'est bien leur peur, leur insécurité qui a conduit à la création de cette armée.
- Maintenant, voici la liste des sélectionnés.
Le calme règne, la tension monte, tous les regards sont braqués sur celui qui tient la liste entre ses mains. Mon coeur menace de sortir de ma poitrine. Pitié, faites que tout ce passe bien... J'ai l'horrible impression de ne plus avoir aucun contrôle sur ma propre vie, la seule chose que je parviens encore à contrôler est ma respiration, mais celle-ci est de plus en plus compliquée.
- Daniel Thomson.
Le garçon se lève sous les exclamations de ses proches. L'air fier, il monte sur l'estrade. Je sens la main de mon frère se glisser une nouvelle fois dans la mienne mais je ne détourne pas mon regard, me contentant de lui serrer la main. Le regarder maintenant serai trop risqué, je peux craquer à tout moment. Il est aussi conscient que moi de l'ampleur de la situation. Si l'un de nos noms est prononcé, nous ne pourrons plus rien faire, ça sera tout simplement fini.
- Elise Parker.
Le même tableau se répète. La belle blonde se lève, les yeux pétillants, un sourire scotché sur son visage sous les applaudissements de sa famille. Mais la seule pensée qui m'obsède, m'empêchant de faire le moindre mouvement, est qu'il ne reste plus que trois candidats.
- George Avery.
Mon souffle se fait de plus en court, je suis prise de panique devant mon impuissance, je suis face à l'instant le plus décisif de toute ma vie et je n'ai absolument aucun pouvoir sur ça.
- Adelia Nelson.
Le temps s'arrete. Comme dans un cauchemar, je sens chacun de mes membres se pétrifier, l'affliction me tordant les entrailles. J'ai une soudaine envie de vomir. Je vais vomir. Je vais m'évanouir.
C'est impossible. Ça ne peut pas être réel. Je ne bouge pas, je fixe le sol, le vide, je n'entends plus rien et je me dis que si je me coupe du monde, je reviendrais peut-être invisible. Je ne sais pas si je dois pleurer ou rire. J'ai réussi le Test. Évidemment. J'ai réussi le Test malgré mon envie viscérale de le rater. Non, songé-je. Je ne voulais pas le rater. Je voulais le réussir, juste assez pour vivre sans maudire ma vie. Juste assez pour avoir une place dans la société. Juste assez. Et je l'ai réussi juste un peu trop.
Lentement, je tourne la tête vers Lucas. Vers mon frère jumeau, qui me regarde déjà, silencieux, ses yeux exprimant plus que les mots ne pourraient dire. Il sait exactement ce que je ressens, sûrement encore mieux que je le sais moi-même. Je suis pétrifiée et j'entrevois vaguement ma nouvelle perpective d'avenir en tant que soldat du Cort et au plus profond de moi, je sais que ce n'est pas ce que je veux. En m'imaginant prisonnière d'une vie que je ne souhaite pas, d'une vie que je méprise, je me dis que je n'ai plus envie de vivre du tout.
- Adelia Nelson, répète l'interlocuteur impatient.
Mes yeux ancrés à ceux de mon frère, je le vois hocher doucement la tête pour m'encourager. Du coin de l'oeil, je vois les sentinelles resserrer leurs prise sur leurs armes, leurs yeux fouillant la foule. Si je déserte, ils m'enfermeront.
C'est terminé.
Je serre la main de mon frère une dernière fois avant de la lâcher puis je me lève, lançant un dernier coup d'œil à mon meilleur ami avant de me séparer d'eux. Chacun de mes pas est un supplice, un dernier coup de massue m'éloignant un peu plus, au fur et à mesure, de ce que j'aspirais pour ma vie, m'éloignant de ma famille. M'éloignant de mes dernières traces d'espoir.
Je monte les petites marches de l'estrade avant de me retrouver face à tout le monde. Mes yeux balaient la place, tous les regards sont braqués sur moi. Je remarque Alice qui me regarde de ses yeux brillants d'une sombre tristesse, mais elle sourit toujours dans un élan maternel. Elle ne peut rien faire de plus.
- Liam Jenkins.
Son nom résonne dans ma tête, encore et encore, un écho moqueur et tragique. Je regarde mon meilleur ami nous rejoindre et encore une fois, je suis partagée entre les larmes et le rire. Entre le soulagement de le savoir présent, et le désespoir de savoir que je vais observer mon meilleur ami devenir un de leurs soldats aveugles. Détruite par l'ironie du sort, qui me sépare de mon jumeau et m'inflige la torture de ne plus pouvoir être moi-même avec la seule autre personne qui me le permettait.
Liam se met à ma gauche et me sourit doucement. Je ne réagis pas, mais je le regarde, scrutant chaque partie de son visage comme si c'était la dernière fois que je le voyais. Il est la seule source d'espoir qu'il peut me rester. Peut-être que je peux lui éviter la condamnation. Peut-être qu'on peut rester comme on est. Peut-être que le fait de nous réunir ce n'est pas une moquerie, mais un défi. Celui de sauver mon meilleur ami de la perdition.
- Voilà nos cinq sélectionnés, et j'aimerais qu'on prenne le temps d'applaudir leurs efforts et leurs courage
Les applaudissements s'élèvent, emplissant mon crâne, résonnant dans ma poitrine. L'homme se tourne vers nous, mais je ne le regarde pas. J'ai tourné la tête vers mon frère.
- À partir d'aujourd'hui, vous faîtes partie du Cort. Vous avez un devoir, une responsabilité envers nous. Bonne chance à vous.
Le bruit incessant de la foule me donne le tournis. Je ne vois en face de moi que des hypocrites, voulant nous faire croire que ce qui nous arrive est incroyable, que nous allons servir une juste cause alors que c'est un cauchemar. Mes yeux s'accrochent à ceux de mon frère, à l'air grave sur son visage. Toute sa tristesse me submerge d'un coup, et l'idée que c'est probablement nos derniers moments ensemble me fait horreur.
Je ne vois plus rien d'autre que ses yeux, que le reflet de mon âme. En le regardant, je me vois en lui. Et je me demande si, la prochaine fois que je verrai mon reflet, je me reconnaîtrais.
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