Il attendait depuis trop longtemps
Il attendait depuis trop longtemps. Comment le savait-il ? Parce qu'il avait mangé tous les morceaux de pain et le beurre qui venait avec. Il ne lui restait plus qu'un fond de vin dans son verre. D'un geste lent, il le saisit et le fit tournoyer comme le ferait un grand connaisseur. Il avait remarqué que le rouge de la boisson, foncé et fascinant, était le même que celui de son chapeau, de sa veste, de ses mains.
Il n'y avait pas grand bruit dans la salle. On entendait les mouches voler. Pourtant, parler faisait partie de l'essence même d'un tel endroit. À quoi bon venir si c'est pour se taire ? Avaient-ils perdu leur langue ? Ou carrément la tête ?
Le silence était tel qu'il l'entendit s'approcher de lui. Au rythme des semelles qui martelaient le sol, il en déduisit qu'elle faisait de grandes enjambées. Dans un premier temps, il ne daigna lever les yeux, mais son visage, jusque-là fermé, dévoila un petit sourire quand elle l'aborda.
Sa robe noire moulait son corps fin et amplifiait ses déhanchés. Quant à sa pochette orange, elle était faite prisonnière par les longues griffes de la féline.
— Pourquoi m'inviter dans un lieu aussi mort ?
— Pour le plaisir d'assister à un scandale.
— Toujours à ne jamais vraiment répondre aux questions.
— Ça ne devrait pas te surprendre. On se connaît bien.
— Comme j'aimerais que ce ne soit pas le cas.
— Je te rassure, tu n'es plus qu'un légume trop mûr sur mon chemin.
— Merci pour le compliment.
Elle s'assit sur une chaise, mais resta de trois quarts, les jambes croisées et le bras droit posé sur l'accoudoir. Elle le regardait de haut.
— Très joli ce vernis sur tes ongles.
— Ah, ma fille a insisté pour que je ne quitte pas la maison sans en avoir mis.
— Elle suce toujours le sein de la sorcière qui te sert de compagne ?
— Quelle étrange question venant de toi, ironisa-t-il. Ensuite, figure-toi que des années sont passées depuis. Elle va à l'école maintenant.
Elle ricana.
— Toi, tu l'as fait entrer dans ce monde de morts-vivants ? Je n'aurais jamais pensé qu'on pouvait te rendre aussi docile.
— Il faut savoir mettre de l'eau dans son vin.
— Tu me dégoûterais presque.
Le « presque » pouvait s'expliquer par le fait qu'elle le reluquait depuis son arrivée. L'homme ne rebondit pas sur cette réplique, mais se contenta plutôt de soupirer avant de reprendre :
— Allez. Hâte-toi. Nous ne devons pas traîner ici trop longtemps.
Elle roula des yeux.
— Tu vas toujours trop vite. Un autre de tes défauts.
Elle sortit une enveloppe blanche de sa pochette. On y avait déposé un étrange tampon qui se résumait à un bonhomme qui souriait. L'homme l'ouvrit en la déchirant.
— Trop vite, répéta la femme, exaspérée.
Une fois encore, il ne fit pas attention à ce qu'elle disait. Il extirpa silencieusement un papier recouvert de mots écrits à la main et à l'encre bleue. Il se pencha en avant pour en lire attentivement le contenu. Une petite minute après, il s'adossa contre sa chaise. Il leva la main qui tenait la lettre et un serveur la prit en vol.
— Eh ! aboya-t-elle.
Le visage fermé, il lui répondit :
— Nous ne sommes plus dans le même camp.
— Salaud !
Elle resta d'abord assise alors que lui se leva pour partir. Elle se décida finalement de se jeter sur lui et, grâce à l'effet de surprise, réussit à le maîtriser et plaça le talon de sa chaussure sur le torse de l'homme. Elle l'enfonça lentement et se délecta de la grimace qu'elle pouvait voir à ce moment-là. Quant au serveur, il coupa le courant sans attendre.
On entendit quelqu'un tomber.
Quelqu'un grogner.
Plusieurs personnes crier.
Quand la lumière revint, les trois trouble-fêtes n'étaient plus là. Leur table était impeccablement propre. Aucun verre de vin. Aucune miette.
Que s'était-il passé ? Ou que ne s'était-il pas passé ?
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