Chapitre 9 - Cauchemars (2/2)
Et nous étions encore figées, personnages torturés d'une pièce de tragédie grecque, lorsqu'une masse sombre passa à toute vitesse au-dessus de nos têtes.
Shawn et moi fûmes les premiers à réagir, mirant avec la même stupeur l'aigle qui s'était posé avec aisance sur une corniche du manoir. Impossible de ne pas le reconnaître. C'était le même qui avait semblé épier notre conversation devant chez Gregory.
Déjà, ce matin, Shawn s'était méfié de cet oiseau au comportement étrange, à l'œil d'une intelligence presque humaine. Maintenant qu'il se retrouvait là, à la Moon House, ce sanctuaire où le danger même n'osait s'aventurer, le doute n'était plus permis.
L'aigle nous considérait, tête penchée sur le côté, et Shawn ne le quittait pas des yeux, pas même lorsqu'il me pressa d'une voix teintée d'urgence :
- Partez, vite !
L'anticipation m'électrisa les jambes.
Contrairement à mes mauvaises habitudes, je ne cherchai pas à protester. Je me tournai aussitôt vers Chris et Lyse, les mains déjà tendues pour saisir la leur et les emporter au loin, en sécurité. Les deux écarquillèrent les yeux, amorcèrent le mouvement de lever le bras vers moi... et tombèrent à la renverse, mannequins de bois qu'une main mal intentionnée aurait poussés sans ménagement.
La peur me saisit, aussi rapide que le venin d'un serpent. Le temps que je réalise ce qu'il venait de se passer, Shawn hoquetait de douleur, me terrifiant pour de bon. Il se pencha soudain vers l'avant, attrapa son crâne entre ses mains, des mains si crispées que les veines bleutées qui les parcouraient gonflèrent, gorgées de sang.
Quand son corps parcouru de soubresauts menaça de basculer sur le côté, je me précipitai et le rattrapai avant qu'il ne s'effondre. Un râle d'agonie glissa d'entre ses lèvres.
- Qu'est-ce qu'il se passe ? déblatérai-je. Dis-moi ce qui t'arrive !
Par réflexe, ma magie déborda en étincelles dorées qui ne demandaient qu'à le soigner, mais elles restèrent sans effet. Je ne fus bonne qu'à le soutenir alors qu'il se mettait à vomir ses tripes sur les graviers, terrassé par ce mal qui me demeurait invisible. Il lutta encore plusieurs secondes, tentant de se ressaisir, de reprendre tant bien que mal son souffle, jusqu'à ce que son corps le lâche finalement et qu'il perde connaissance à son tour.
Étourdie par la panique, j'accompagnai son corps au sol. Et j'étais encore agenouillée devant lui, des cailloux se plantant dans mes genoux engourdis, lorsqu'une voix étonnamment veloutée m'apostropha dans mon dos :
- J'ai bien cru qu'il ne nous laisserait jamais tranquilles.
En une seconde, j'avais bondi sur mes pieds, dague arrimée à la main.
Une femme se tenait à quelques mètres de moi, debout dans l'herbe qui se parait de reflets cobalt à la faveur de la nuit. À peine avais-je posé les yeux sur elle que des ondes de magie, enivrantes, s'écrasèrent sur ma tête comme une vague à la puissance dévastatrice. Dans une étrange chorégraphie, sa magie se mesura à la mienne cependant que nous nous jaugions l'une l'autre.
Enfin, c'était ce que je croyais. À sa façon de me regarder sans me voir, au vide dans lequel s'étaient perdues ses prunelles d'un marron délavé, il m'apparut bien vite que mon adversaire était aveugle.
J'aurais dû être surprise par la mise de celle qui me faisait face, dont la beauté rappelait une rose pulpeuse hérissée d'épines. Et pourtant, sa robe taillée dans un riche tissu bleu nuit et la lourde cape bordée de fourrure qu'elle portait me renvoyèrent simplement au rêve qui m'avait tourmentée une dizaine de jours auparavant.
Agathe, son palais d'un autre temps et d'un autre monde. Elle me l'avait dit dans mon rêve : elle arrive.
Cette menace encore inconnue contre laquelle Agathe m'avait mise en garde, d'instinct, je sus que c'était cette sorcière.
Un vent froid souffla sur nous, qui ramena devant son visage anguleux sa chevelure brune et luxuriante. Elle n'esquissa pas un geste pour l'écarter de ses cils noirs et de sa bouche ronde ; elle était trop centrée sur son environnement, sur moi, pour y prêter attention.
Plutôt petite, elle avait un corps mince à l'allure fragile, des articulations délicates. Mal m'en prendrait, toutefois, de la sous-estimer. J'avais déjà compris que ma magie ne valait pas un kopeck face à la sienne.
- Ils sont plutôt rares, ceux qui parviennent à résister aussi longtemps, déclara-t-elle soudain.
De son menton fin, elle désigna quelqu'un derrière moi, que je devinais être Shawn. Je fronçai les sourcils, mais ne me laissai pas déconcentrer. Je ne pris d'ailleurs pas la peine de vérifier, par crainte que la vue de ces trois personnes si chères à mon cœur, vulnérables dans leur inconscience, ne me fasse perdre la tête.
- Qu'est-ce que tu leur as fait ?
Mon propre calme me rassura. Il me prouvait que je pouvais compter sur moi-même pour les défendre.
En réponse à ma question, la sorcière qui me faisait face haussa les épaules avec nonchalance.
- Rien qui ne soit irréversible. Ils dorment, vois-tu, mais je ne puis te garantir que leurs rêves soient des plus plaisants. C'est un sommeil obscur qui les a cueillis, un sommeil noir qui réveille les peurs les plus profondément enfouies.
Cette perspective effrayante m'ôta le souffle, mais je me forçai à garder la tête froide.
Analyse, m'ordonnai-je sans concession.
Ce costume d'une autre époque, cet accent chantant qui n'était pas sans rappeler celui d'Agathe, des pouvoirs de psyché redoutables, et cette cécité. Tous ces détails se gravèrent dans ma tête, ainsi que l'aigle espion qui, dans un battement d'ailes, vint se poser sur son épaule. L'oiseau me fixa avec tant d'attention que j'en eus une sueur froide.
L'étrangère s'absorba dans ses pensées, et je n'osai rompre le silence qui se prolongea.
- C'est bien toi, affirma-t-elle ensuite de ce même ton étrangement posé. C'est toi qui as trouvé mon œil.
Un frisson d'appréhension me parcourut. L'œil que j'avais déniché dans cette rivière le précédent jeudi... c'était le sien. Comment savait-elle que c'était moi qui l'avais retrouvé ?
- Où est-il ? me demandait-elle déjà.
Je ne m'accordai même pas une seconde de réflexion et lui soutins, avec toute l'ingénuité dont j'étais capable dans ces circonstances :
- Un œil ? Je ne comprends pas...
Quand bien même elle ne pouvait voir mon expression, je façonnai mes traits pour refléter la plus sincère des surprises, malgré mon cœur qui battait à cent à l'heure et la tension qui faisait trembler mes jambes.
C'est pourquoi je fus prise de court en l'entendant me répondre du tac au tac :
- Tu mens.
- Quoi ? Non, je ne..., voulus-je me rattraper.
- Tu mens, répéta-t-elle simplement. Je le sais.
Et elle leva sa main aux longs doigts fins dans les airs.
Soudain, sous mes pieds, une eau glacée jaillit en faisceaux étincelants. Je hoquetai d'horreur, mirant comme les flots croissaient de façon absurde sur les graviers. Une marée montante dans laquelle je me précipitai, parce que j'avais compris que les cibles de cette magie tempétueuse, c'étaient les corps inanimés de mes proches.
L'eau pénétra dans mes vêtements, me gela cruellement la peau, mais je ne sentis même pas la morsure du froid. J'aurais préféré souffrir mille noyades plutôt que de laisser Chris, Lyse et Shawn disparaître dans ces eaux meurtrières. Or, un courant particulièrement violent me propulsa hors des flots. Je fis plusieurs tonneaux sur l'allée, jusqu'à emboutir un lampadaire, qui me fouetta avec force le bas du dos.
Je me redressai péniblement, visage levé vers la gigantesque bulle d'eau qui s'était formée à partir de rien, du néant, et qui désormais enfermait en son sein des êtres si chers à mon cœur que leur mort serait la mienne.
- Arrête ! hurlai-je, pleurai-je, folle de peur et de désespoir. Je t'en supplie, ne les tue pas ! Ne les tue pas !
D'un geste, ma tortionnaire figea la masse mouvante, qui prit des allures d'immense glaçon bleuté. Une prison qui n'avait épargné que leurs visages.
Chris. Lyse. Shawn. Trois opales figées dans la clarté morbide de la nuit.
En cet instant suspendu, je pus reprendre mon souffle et, surtout, mes esprits.
Comment avait-elle su ? Comment avait-elle compris, sans hésitation aucune, que je lui mentais ? Ses pouvoirs de psyché lui conféraient-ils le don de repérer la malhonnêteté ? Ou était-ce autre chose...
Cette nuit-là, lorsque je l'avais repêché dans la rivière de la forêt, l'œil m'avait vue. Alors, peut-être, la raison pour laquelle il ne devait pas voir nos visages, comme Agathe avait averti Vicky lorsqu'elle la retenait en otage, n'était pas une quelconque malédiction, mais parce que cette femme était capable de nous observer à travers lui.
Et pas seulement à travers lui, pensai-je. Car quand l'aigle bougea subrepticement la tête et que la sorcière, malgré sa cécité, en suivit inconsciemment le mouvement d'une façon presque animale, je ne pus m'empêcher de me demander : était-elle reliée à lui par quelque magie ?
Prenant appui sur les cailloux qui se nichèrent dans mes paumes, je me remis debout, faisant fi de la douleur qui me vrilla les reins.
- Ne fais pas ça, chuchotai-je.
- Alors, tu sais ce qu'il te reste à faire, répliqua-t-elle, main ouverte devant elle.
- L'œil n'est plus en notre possession, me défendis-je.
Et c'était vrai, cette fois-ci. Sandy m'avait appris que Frédéric l'avait envoyé aux Éclaireurs de la capitale, afin qu'ils puissent l'examiner et gérer cette affaire eux-mêmes.
- Si je le pouvais, je te le rendrais, poursuivis-je avec force, mais c'est le Conseil qui l'a désormais. Alors...
Mon regard paniqué dévia vers la sphère d'eau menaçante, où flottaient toujours les corps de mon frère, de ma meilleure amie, et de celui dont j'étais éperdument amoureuse. Ma salive était si amère que j'en eus la gerbe.
- Ne leur fais pas de mal, la suppliai-je dans un filet de voix. Ils n'y sont pour rien.
Longuement, elle me contempla sans mot dire, sans me laisser deviner sur les traits racés de son joli minois si sa balance intérieure penchait en faveur de la merci.
L'aigle, lui aussi, gardait ses petits yeux jaunes de rapace plantés sur moi, aussi acérées que les serres accrochées à l'épaule de sa maîtresse. Cette attention double, comme une symbiose de l'esprit, renforça ma conviction profonde que le volatile n'était pas un animal comme les autres.
De but en blanc, la sorcière claqua des doigts, et la bulle d'eau explosa en milliards de gouttelettes iridescentes. Par réflexe, je me protégeai la face du bras, mais sentis des sillons humides glisser de mes cheveux à mon cou. J'étais trempée de la tête aux pieds, mais qu'importe : lorsque j'abaissai mon bras, Chris, Lyse et Shawn reposaient sur l'allée, où sinuait une rivière mousseuse charriant feuilles et brindilles.
Mon soulagement fut tel que j'en oubliai la sorcière. Je me ruai vers eux, et j'aurais aimé pouvoir, d'un seul mouvement, les serrer tous les trois contre moi. À la place, je restai agenouillée au-dessus d'eux, sans oser effleurer leurs joues transies de froid.
Saufs. Ils étaient sains et saufs. Je n'arrivais pas à y croire.
- Trois jours.
Encore hébétée par la scène terrifiante qui venait de se jouer, je peinai à pivoter vers la redoutable étrangère, qui me toisait toujours depuis le même carré d'herbe où elle se tenait. Son masque d'impassibilité ne s'était pas fissuré, à croire qu'elle n'avait pas été sur le point de noyer trois personnes avant de les épargner, par calcul ou miséricorde.
- Trois jours, dit-elle derechef, et je saisis enfin de quoi il retournait. C'est le temps que je t'accorde pour que tu me rendes mon bien. Si, passé ce délai, tu n'es toujours en mesure de le faire...
De son index fuselé, elle fit naître des tourbillons d'eau à mes pieds, dont je perçus toute la force létale.
- Tu penseras que la noyade était un sort préférable à ce qui vous attendra alors, conclut-elle à mi-voix.
Pour toute réponse, j'opinai de la tête, la gorge trop serrée pour articuler quoi que ce soit. À peine l'avais-je fait que l'aigle glapit, bec ouvert vers le ciel, ses ailes déployées sur toute leur longue envergure.
L'instant d'après, ils s'étaient volatilisés. Comme si une gomme les avait effacés du décor.
Toute la tension quitta mon corps. Les larmes que j'avais jusqu'alors refrénées inondèrent mes yeux, transformèrent en mosaïque macabre le spectacle de ces trois silhouettes fixes, aux vêtements gorgés d'eau, qui gisaient dans des positions étranges sur le chemin détrempé.
La peur me retint d'interminables secondes auprès d'eux - et si elle revenait ? et si elle les achevait ? - avant que je ne me décide enfin à m'engouffrer dans le manoir à la recherche de secours.
***
Coucou! Suite et fin de ce chapitre 9.
Vous connaissez enfin l'identité de notre nouvelle adversaire 😁 !
Pour information, c'est une scène que j'avais imaginée quand j'étais ado! Je l'ai bien sûr modifiée pour les besoins de la nouvelle version, mais voilà, je suis quand même contente de réussir à sauvegarder des éléments de mon adolescence.
J'espère que ça vous aura plu et, surtout, que vous ne sentez pas de décalage par rapport aux précédentes intrigues de l'histoire.
Il n'y aura pas de chapitre samedi prochain parce que je serai en vacances pendant une semaine! On se retrouve donc le 30 mars pour la suite.
Bisous et bon weekend ❤️😘
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