Chapitre 8 - La face sombre (2/2)

Dans le hall qui embaumait le chocolat, je payai de bonne grâce nos trois entrées et les friandises typiques du pays, des perles de nougat enrobées de chocolat et qui faisaient de l'œil à Lyse et Chris. J'avais envie qu'ils passent un bon moment, qu'importe si la facture s'avérait un peu salé pour moi.

Bientôt pro, bientôt pro, bientôt pro, me répétai-je comme un doux refrain.

Helena avait vu juste : une fois que nous fûmes tous assis dans la salle obscure, que les lumières s'éteignirent dans l'impatience générale, je me livrai à une petite inspection. La salle était pleine à craquer, prise d'assaut par des jeunes adultes, principalement. Ceux que la vie n'avait pas encore esquintés et qui avaient toujours la force de croire en un avenir meilleur.

Face à ce constat, je fus bien forcée de me rendre à l'évidence : la cause défendue par Ribaucourt était bien plus populaire que je ne l'aurais jamais pensé, et ce, malgré le complot secret des Maîtres-Éclaireurs visant à semer d'embûches le long chemin de la réconciliation.

Je m'avachis dans mon fauteuil, contrariée. Lyse avait-elle deviné le fil de mes pensées ? Elle m'adressa un grand sourire, rendu encore plus éblouissant par ses yeux qui pétillaient.

Les discussions à bâtons rompus, soudain, se turent ; une musique profonde avait coupé la chique aux bavards, faite de violons lents qui faisaient vibrer quelques notes graves, chant prémonitoire du drame à venir.

Je lâchai un soupir, qui n'échappa pas à mon amie, assise à ma droite. Elle me donna un coup d'épaule, qui voulait dire : arrête de te torturer et profite. Très bien. Devant sa moue joueuse, un peu boudeuse, j'acceptai de laisser mes principes de côté pendant deux heures.

Défila alors devant mes yeux un film qui aurait fait le bonheur de bien des adolescentes dans Pristine : une histoire d'amour non dénuée de clichés, mais bougrement efficace.

Tous les ingrédients nécessaires étaient réunis : un sauvetage en règle d'Adèle par Izan, démon qui se trouvait au bon endroit au bon moment pour secourir l'humaine sans défense face à un vampire peu scrupuleux ; quelques rencontres fortuites, qui permirent à ces deux êtres que tout opposait de s'apprivoiser ; un amour naissant mais contre-nature, impossible à réprimer ; des empêcheurs de tourner en rond, aussi, tant les proches de l'étudiante en droit que les membres du gang du démon.

Maintenant que je découvrais le casting, l'enthousiasme d'Helena, très sensible aux charmes de la gente masculine, prenait tout son sens. Le démon, clairement choisi pour son physique avantageux, n'avait rien à envier à Orlando Bloom à l'apogée de sa carrière. Enfin, sauf quand il reprenait sa forme démoniaque. Là, c'était une autre histoire. Le spectacle me laissa d'ailleurs sans voix.

Le héros était un canis, la même race de démons que feu Chucho. Un démon anthropophage, donc. Les producteurs du film avaient été jusqu'au-boutistes.

Chris et Lyse, que la métamorphose avait plus impressionnés qu'effrayés, ne savaient pas qu'ils vivaient en quelque sorte un moment historique. C'était effectivement la première fois que des démons apparaissaient dans un film, au nombre de seize (je n'avais pas pu m'empêcher de les compter, déformation professionnelle). Une petite révolution pour le cinéma, un grand pas pour la société.

Pendant la séance, je passai par une myriade d'émotions, allant du cynisme à l'hésitation, parfois même jusqu'à la remise en question. Toutefois, mes doutes s'envolèrent à l'approche de la fin, remplacés par un profond mécontentement. Chloé avait vu juste : après un enchaînement de scènes haletantes arriva le dénouement tragique et la mort d'Izan, abattu de sang-froid par une Chasseuse, sous les yeux de sa bien-aimée.

Comme remerciements, on aura vu mieux.

Était-ce réellement ainsi que nous percevait l'équipe du film ? Des obstacles à la paix ?

À la fin du film, après quelques secondes de flottement, ce fut l'explosion. La salle se perdit en applaudissements et cris, tout à la fois de tristesse et de joie, déchirée par cette conclusion déchirante et l'adieu aux personnages. Pour ma part, je demeurai les bras croisés, agacée par cette image peu flatteuse des Chasseuses que renvoyait le film. Des machines sans cœur. Des meurtrières. Le message était bien reçu.

⸺ C'était incroyable ! lâcha Lyse dans un souffle.

⸺ C'était ridicule, contrai-je avec mauvaise humeur.

⸺ Tu es vexée, m'asticota-t-elle.

Elle me connaissait vraiment trop bien.

⸺ Pas du tout, je suis lucide, contrairement à eux.

Je montrai du pouce les autres spectateurs, qui reprenaient enfin leurs esprits et commençaient à rassembler leurs affaires. Je fis de même, avec en fond sonore le rire mélodieux de Lyse, qui n'était pas dupe de ma décontraction forcée. La blanche colombe que j'étais, insensible au venin du serpent, ne lui fit pas cas. Je m'occupai plutôt d'envoyer un message à Sandy pour la prévenir que nous avions fini. Un mouvement dans mon champ de vision me fit bientôt relever la tête.

Un employé du cinéma avait déboulé devant l'écran redevenu blanc. Il dessinait de grands moulinets de ses bras, obtint finalement le silence en joignant ses doigts dans sa bouche pour faire éclater un sifflement tonitruant. Les conversations cessèrent dans la seconde. Déjà, tous avaient compris que quelque chose clochait.

— Votre attention, s'il vous plait ! cria-t-il en mettant ses mains en porte-voix. Il y a des troubles à l'extérieur de l'établissement. Pour votre propre sécurité, nous vous conseillons de rester dans la salle le temps que la situation se calme. Merci pour votre patience, les Chasseuses et la police font tout ce qu'ils peuvent pour disperser les manifestants.

À l'entente de ces quelques mots, je bondis de mon siège aussi vivement que si quelqu'un m'avait mis un coup de pied aux fesses. En quelques secondes, je fus auprès de l'employé, qui avisa mon blouson noir, mon air décidé, et sut aussitôt à quoi s'en tenir.

— Des troubles ? répétai-je d'une voix éraillée par l'inquiétude.

Le jeune homme, âgés de quelques années de plus que moi, hocha vivement la tête.

— Les manifestants anti-rapprochement ont décidé de venir cueillir les spectateurs à la fin du film. Dès que les pro-Ribaucourt l'ont su, ils se sont précipités pour leur tenir tête. C'est la pagaille, dehors.

Et encore, j'étais certaine que c'était un euphémisme.

— Que personne ne sorte pour le moment, lui demandai-je. Autant ne pas rajouter de l'huile sur un feu déjà bien nourri...

Il acquiesça avec force ; malgré son air hagard, ses yeux ne se dérobèrent pas, signe que je pouvais me fier à lui. Alors, seulement, je tournai les talons et me ruai vers la sortie, cependant qu'un brouhaha désordonné enflait dans la salle éclairée par la lumière aveuglante des spots.

Dans ma course, je jetai un coup d'œil à mon téléphone. Sandy m'avait répondu.

Transpose à l Moon Hoouse

La Première Chasseuse ne faisait jamais de fautes. Je n'en fus que plus inquiète.

Arrivée dans le hall déserté, je repérai alors des bruits de pas rapides qui résonnaient derrière moi. Je fis volte-face. C'était comme je l'avais craint : Lyse et Chris s'étaient précipités à ma suite. Je leur barrai le chemin du bras, affolée.

— Non non non ! m'écriai-je. Vous, vous restez avec les autres. Je ne veux pas qu'il vous arrive quoi que ce soit.

— Il n'est pas question que je te quitte d'une semelle, répliqua Lyse, les yeux vibrants d'angoisse.

Je savais que se jouait déjà dans sa tête quelque scénario catastrophique. Au milieu du chaos, tout pouvait arriver et, avec la nuit qui était tombée, il n'était pas exclu que des créatures des ténèbres se soient jointes à cette petite sauterie.

Lyse ne pouvait pas compter sur la force surnaturelle des Chasseuses. Pire encore : dans ce monde, elle n'était qu'une adolescente vulnérable, une proie de choix. Pourtant, la volonté farouche qui avait soudain pris possession d'elle l'avait métamorphosée, à tel point qu'elle ressemblait à s'y méprendre à une combattante de la nuit.

En mon for intérieur, je sus qu'elle irait jusqu'au bout pour me défendre. À cet instant précis, elle était prête à se battre à mort contre n'importe quel monstre qui viendrait après moi, parce qu'elle m'aimait comme une sœur.

Une bouffée de tendresse m'emplit tout entière, et je l'aurais serrée contre mon cœur si Chris n'avait pas été à nos côtés, qui insistait lui aussi, sans même une parole, pour que je les laisse m'accompagner. Je n'eus plus la force de refuser.

— Allons-y, leur enjoignis-je seulement.

Seuls quelques pas nous séparaient du grand hall du cinéma, où il n'y avait plus âme qui vive mis à part le caissier, qui se cachait à moitié derrière une découpe grandeur nature d'Adèle et Izan accolée au comptoir. Blanc comme un mort, il regardait fixement le spectacle qui se déroulait à l'extérieur, que l'on apercevait derrière les portes vitrées. Et quel spectacle...

C'était un tohu-bohu de tous les diables.

Effarée, je contemplai les vagues humaines qui ondulaient férocement et s'entrechoquaient comme dans un océan en pleine tempête. Une mêlée sauvage, une masse informe faite de bras et de jambes empêtrés, de bouches criant leur fureur, de regards ivres de violence. Et, dans l'œil du cyclone, quelques silhouettes tout en noir tentaient vainement de séparer les deux camps décidés à en découdre. Ce fut la vision de mes collègues en difficulté qui relança la mécanique de mes jambes.

— Ouvrez-moi les portes ! lançai-je au caissier, courant au-devant du chaos.

Il ne protesta pas, bien conscient de ma profession, mais ne demanda pas son reste non plus. Dès que nous fûmes sur le trottoir, il se barricada de nouveau dans le cinéma.

Les cris de rage qui emplirent alors mes oreilles étaient si perçants que je crus devenir sourde. Dans cette bouillie d'insultes, je distinguais les mots « complots », « traitres », mais ce furent la poignée de pancartes miraculeusement encore brandies, tels des étendards, qui me permit de distinguer les adversaires : à gauche, « Justice pour Madeline et Josh », à droite, « À la chasse ». Plus de doute à avoir.

— Restez en retrait ! hurlai-je à Chris et Lyse, avant de me jeter à corps perdu dans la mêlée.

Me faufiler entre les deux groupes opposés s'apparenta à plonger dans un tsunami. La force de la foule fut telle que je manquai de glisser, mais je plantai mes pieds dans le goudron, m'immisçant entre les bagarreurs en braillant des consignes qui, je le savais, ne seraient écoutées de personne.

— Écartez-vous ! Dispersez-vous ! Stop !

J'avais l'impression d'être dans un cauchemar, lorsque l'on a beau s'égosiller et que personne, dans notre songe, ne semble nous entendre. Usant de la force, je séparai deux manifestants qui s'empoignaient par le collier, mais à quoi bon ? À peine les avais-je séparés qu'ils se ruaient de nouveau l'un sur l'autre, se martelant de coups de poing maladroits. Et ils étaient des dizaines à se tabasser dans une bagarre générale qui ne pouvait que finir très mal.

Soudain, une main sur mon épaule me retourna vivement. Sandy. Des mèches folles échappées de son chignon s'étaient égarées dans ses cils, ses yeux océan perdus dans son visage agité et rougi par l'effort.

— Je t'ai dit de transposer ! s'époumona-t-elle, ses doigts pressant convulsivement mes épaules.

— Je ne pouvais pas vous laisser comme ça ! répliquai-je sur le même ton.

Agrippées l'une à l'autre, nous basculions d'avant en arrière, tractées par la cohue tumultueuse.

— Tu es folle ! me secoua-t-elle, le désespoir brillant dans ses prunelles. Les renforts arrivent : les policiers ne vont plus tarder à utiliser des canons à eau.

Une première : depuis mon arrivée dans l'Espéritie, les manifestations organisées à GhostValley se comptaient sur les doigts d'une main, et toutes pacifiques. On ne se rebelle pas contre la seule entité qui nous protège des monstres.

— Ce sera la débandade, poursuivit Sandy, la panique déformant ses traits. Et j'en ai vu chez les pro-rapprochement...

Ma salive se coinça en travers de ma gorge. J'avais compris ce à quoi elle se référait.

Plus forte que la peur.

— Ce n'est pas aujourd'hui que je vais commencer à craindre les créatures des ténèbres, scandai-je, et je luttai contre le frisson qui dévala mon échine.

— Rentre, Alicia, je t'en prie !

Derrière Sandy, j'entrevis Laurine qui peinait à empêcher deux filles de l'âge de Monica de s'arracher des poignées de cheveux. Plus loin, Helena avait maitrisé un homme et le maintenait au sol d'une clé de bras. Dans cette rue passante d'habitude si calme, où jouaient parfois quelques groupes d'adolescents amateurs de musique, il semblait que rien ne pourrait ramener ces gens à la raison.

J'étais incapable d'abandonner mes camarades à cette folie.

— Pas question que je vous lâche maintenant, refusai-je avec force, et je me détournai avant qu'elle ne tente encore de me faire changer d'avis.

Il y avait bien plus urgent.

Les manifestants continuaient de s'affronter à coup de bousculades, de pointes de coude enfoncées dans les côtes, de frappes hasardeuses envoyées au visage.

Pour la première fois, les humains se déchiraient sur la question du sort des monstres.

Je tentai derechef de me faire entendre dans cette cacophonie frénétique, sans résultat. Un coup d'œil vers l'entrée du cinéma m'apprit que Lyse et Chris avaient suivi mon conseil : les deux se tenaient accroupis derrière un banc épargné par le désordre, mais leurs deux regards troublés par la crainte me suivaient sans discontinuer.

C'est alors que je me retrouvai devant une lutte inégale : un grand type avait chopé un adolescent par le col de sa doudoune et le secouait comme un prunier. Vite, je me frayai un chemin dans l'empoignade et lui attrapai fermement le bras.

— Stop ! Laissez-le partir et rentrez chez vous !

J'avais forcé sur ma voix pour me faire entendre ; même ainsi, les mots s'étaient dilués dans le chahut. Cependant, ma main, elle, ne faiblit pas.

D'une pression implacable des doigts, je tordis le poignet du tortionnaire de manière à le faire lâcher prise. Dans un grognement de douleur, l'homme libéra l'adolescent, qui se réfugia dans l'ombre de mon dos.

— Vous l'avez vue ? Vous avez vu comme elle m'a tordu le poignet !

L'homme se massait ostensiblement les os, ses petits yeux furibonds plantés dans les miens. Je pris rapidement sa mesure, relevai plein de petits détails qui n'étaient pas sans importance lorsque se présentait à vous un nouvel adversaire. Son ventre de six mois de grossesse m'informait qu'il avait trinqué avec bien trop de bières ; la bosse qui déformait méchamment son nez, qu'il n'en était pas à sa première bagarre qui dégénère ; son t-shirt barré d'un soleil rouge, transpercé d'une dague argentée, qu'il était fervent partisan de Nouvelle Aube. Un militant de la première heure. Un allumé. J'avais touché le gros lot.

— Je vous ai à peine touché, répliquai-je sans me départir de mon calme.

— Vous levez la main sur les honnêtes gens comme nous, maintenant ? aboya-t-il, et c'était comme si je n'avais pas parlé.

Il me désignait de son index boudiné, contractant son large torse de bûcheron dans un simulacre de parade guerrière.

Il avait dans les quarante ans. L'adage disait que la sagesse n'attendait pas le nombre des années, mais elle attendrait visiblement encore longtemps avant de l'honorer de sa présence.

N'entre pas dans son jeu, m'intimai-je.

Je savais ce qu'il essayait de faire : me faire perdre mon calme, me décrédibiliser auprès de ceux qui formaient un rempart de corps autour de nous, voire me faire passer pour un bourreau à la solde de Ribaucourt. Il n'était pas question qu'il obtienne gain de cause.

— Je n'ai pas levé la main sur vous, et c'était pour protéger...

— C'est nous que vous devez protéger ! hurla-t-il si fort que sa voix se cassa. Pas ces putains de monstres qui payent cette enflure de Ribaucourt...

— Monsieur, calmez-vous, s'il vous plait, exhalai-je, sentant la situation m'échapper.

— ... qui préfère marcher sur nous comme sur des paillassons plutôt que de...

— Reculez.

— Parce qu'ils n'en ont rien à foutre de nous ! Nos gosses vont crever, dévorés par ces erreurs de la nature, pour que nos dirigeants puissent s'en mettre plein les poches, et...

— Monsieur, calmez-vous s'il vous plait, le suppliai-je encore, assommée par la litanie de mots que sa bouche vociférait, asphyxiée par la foule qui se contractait autour de nous, menaçante, à l'affût du dérapage.

— Ne me dis pas de me calmer !

Il se jeta vers l'avant pour me percuter, mais je vis venir l'attaque et le tint à distance de mes doigts enfoncés dans son manteau. Le blouson était imprégné d'une odeur entêtante de cuir, de bête. Elle se mêlait à la chaleur des souffles, de tous ces corps qui cognaient les uns contre les autres. J'étouffais.

— Me touche pas ! enchaîna-t-il, quand bien même c'était parce qu'il m'acculait contre les autres que j'étais contrainte et forcée de poser les mains sur lui.

Reste calme, m'exhortai-je encore, m'accrochant à l'espoir que Sandy, ou Laurine, se rendrait compte du pétrin dans lequel j'étais et se porterait à mon secours.

Mais les gens nous engloutissaient dans leur curiosité, nous soustrayaient à la vue de mes camarades.

Le type était désormais si près de ma face éberluée que j'apercevais les pores noirs qui piquetaient sa peau brillante, les poils drus de sa barbe, bruns, roux, gris, le sang qui injectait le blanc de ses yeux.

À mes « Reculez, monsieur, s'il vous plait » de plus en plus aigus, il répondait des « Me touche pas, me touche pas, me touche pas ! ». Il me postillonnait au visage, répétait, encore et encore, ces trois mots rabâchés avec rage, qui se fondirent en un bruit de fond sordide.

Un sifflement enfla dans mes oreilles. J'avais l'impression d'être à côté de mon corps, de regarder cette scène chaotique de loin, comme si je n'étais pas chahutée par la foule ni malmenée par ce fou furieux.

C'était le cas, pourtant.

Et alors que je me perdais en moi-même, mon dernier refuge, un mot, acéré comme les dents d'une scie, remonta du tréfonds de mes entrailles.

Vermine.

Ce simple mot déclencha les battements désordonnés de mon cœur. Et la peur me coupa le souffle. Et la conscience brutale du danger imminent me faucha les jambes.

J'avais reconnu cette voix. Sa voix.

Le type continuait de m'invectiver, insouciant de la bête qu'il mécontentait et qui se recroquevillait, quelque part dans ma tête, dans mon corps, prête à frapper.

Comment ose-t-il ?

C'était une réaction en chaîne que je ne pouvais plus stopper, une chute de dominos qui touchait à sa fin sous mes yeux écarquillés de terreur. Les manifestants anti-réconciliation me poussaient tous azimuts, et le monstre en moi les condamnait à mort.

Parasites.

Et lorsque le type, braillant un « Me touche pas, j'ai dit, salope ! », me cracha à la figure, le dernier domino de ma conscience bascula, lentement, inéluctablement.

Mon poing écrasa sa mâchoire.

Une gerbe de sang gicla dans les airs.

L'homme chuta, son corps rebondissant pitoyablement sur le goudron. Il n'eut pas de répit. Déjà, une ombre planait au-dessus de lui, et, bientôt, son visage fut martelée de coups implacables qui lui brisèrent le nez, firent sauter une dent, réduisirent sa peau à un patchwork de différentes nuances de rouge.

Des cris explosaient, stridents, mais aucun ne parvint à occulter le rire délicieux de la bête qui se jouait dans ma tête. Elle célébrait la douleur de celui qui avait osé la défier.

— Par tous les dieux !

Deux bras se glissèrent souplement sous mes aisselles, et on me releva de force. Je résistai, d'abord, toutes les cellules de mon corps réclamaient vengeance et violence. Je fus alors confrontée au regard couleur péridot de Sandy.

Ce fut une douche froide, qui me réveilla instantanément de cette transe malsaine dans laquelle je m'étais perdue. La Première Chasseuse hoqueta, sous le choc, avant de déblatérer à toute vitesse :

— Ferme les yeux.

Je m'exécutai sans réfléchir, la peur au ventre. Je le fis, parce que je soupçonnais que l'aura de la bête s'attardait au fond de mes iris. Aussi parce que l'horreur de ce que je venais de faire me frappait de plein fouet.

— Hé, ne filme pas ma sœur, toi !

Dans un sursaut, je reconnus le timbre furieux de Chris, qui se disputait avec quelqu'un tout près de moi.

— Efface la vidéo ! Efface la vidéo, j'te dis !

Peu après, ce fut le parfum de rose de Lyse qui me chatouillait les narines.

— Alicia, tu... ça va ?

Je battis des paupières, me risquant à jeter un regard à mon amie qui m'agrippait le bras. Nos yeux se croisèrent ; je ne lus dans les siens que de l'inquiétude. Pas d'horreur. Pas de dégoût. La bête était retournée dans son antre.

— Qu'est-ce que j'ai fait ? chuchotai-je.

J'osai un coup d'œil vers la gauche, à travers l'espace étroit qui persistait entre les corps de mes amies, qui s'évertuaient à me protéger des autres. C'est là que je le vis.

Le type gisait sur la chaussée, agité de soubresauts, méconnaissable sous sa peau gondolée par mes poings. Contre mes cuisses, mes mains collantes de sang frémirent.

— Tu vas le regretter ! me cria une femme qui s'était agenouillée auprès de lui.

Une amie, sa femme ? Elle me contemplait avec une haine qui me fila la nausée.

— J-je suis désolée, soufflai-je, et ma voix se brisa sur le dernier mot.

Le corps parcouru de tremblements, je voulus écarter Sandy, qui tint bon, même en entendant les paroles tremblant de désespoir qui s'échappèrent de mes lèvres :

— Je... je peux le soigner. Si vous me laissez, je peux le soulager, et il...

— Ne t'approche pas de lui ! hurla la femme en retour. Espèce de monstre !

Je chancelai, pareil à si elle m'avait porté une gifle au visage. Dans ses iris flamboyants, la fureur se le disputait à l'écœurement.

Un monstre. Oui, c'était exactement ce que je devenais.

Soudain, une sirène déchira l'air, suivie par le grésillement d'un haut-parleur. J'entendis à peine les mots prononcés par les forces de l'ordre, mais perçus le changement qu'ils provoquèrent dans la foule. On se mit à crier, à se bousculer pour échapper à l'eau qui se déverserait en jets destructeurs sur la foule à disperser.

Les manifestants de tous bords ne demandèrent pas leur reste. Ils prirent leurs jambes à leur cou, ne laissant dans leur sillage que le corps presque inanimé désormais de ma victime et ses proches, rongés par l'inquiétude, qui se penchaient sur lui, prêts à prendre les coups à sa place.

— Je vais prévenir la police qu'on a un blessé, nous annonça Helena.

Déjà, elle s'éloignait à grandes enjambées, tandis que Laurine, au téléphone, appelait les secours.

— Tout ira bien, me murmura Sandy, sa main rivée à mon bras. Tout ira bien.

Et alors qu'elle répétait ces trois mots comme un refrain rassurant, la peur projetait son ombre dans son regard de ciel d'été.

***

Coucou! J'espère que vous allez bien.

Je ne sais par quel miracle j'ai réussi à conclure ce matin ce chapitre, qui restait inachevé depuis janvier. Hourra 🎉

Comme je vous l'ai annoncé par réponse à vos commentaires, je vais poster la suite au fur et à mesure, plutôt que de prendre une pause. Nous verrons bien comment cela va se passer ! Le prochain chapitre est déjà bien entamé.

Je vous souhaite un très bon weekend ! Bisous ❤️😘

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