Chapitre 5 - Un cavalier sur l'échiquier (1/2)
Le trajet arriva bien trop vite à son terme. J'avais pris goût à cette sensation d'ivresse et de liberté que procurait la vitesse, le fait de rouler à l'air libre, avec pour seule limite le ciel. Enfin, ce n'était pas tout. Si j'étais honnête, je dirais que j'avais surtout pris goût au fait de sentir la chaleur du corps de Shawn contre moi.
Malheureusement, dès que nous dépassâmes le panneau nous souhaitant la bienvenue à GhostValley, je me redressai et pris mes distances. Pourtant, personne n'aurait pu deviner quel couple se cachait derrière les visières de nos casques. Simples anonymes encore, nous n'avions aucun compte à rendre. Mais quelques minutes seulement nous séparaient désormais de notre destination et, surtout, de ce moment fatidique que j'en étais venue à redouter.
Me trouver avec Shawn à la Moon House de GhostValley.
Lui s'y était déjà rendu après mon enlèvement, pour me confier à Frédéric, mon chef. Mais dans quelle mesure les deux hommes avaient-ils discuté ? Avaient-ils pris ensemble quelque décision pour la suite ? À mon réveil, on ne m'avait rien dit ; tous avaient été trop soucieux de me ménager...
Il me tardait d'avoir des réponses.
Les arbres se succédaient à une vitesse folle sur notre passage, surgissant du décor comme des images d'un livre animé. Enfin, les roues de la moto s'engagèrent sur le parking de graviers du manoir, et Shawn ralentit l'allure. Je ne doutais pas, cependant, que le bruit caractéristique du moteur avait rameuté toute la maison.
Le jeune homme se gara derrière la voiture de sport tapageuse de Jack, et je songeai que l'Éclaireur-adjoint avait cette passion des bolides en commun avec Gregory. Ce fait ne lui ferait sûrement pas plaisir.
Shawn coupa le moteur et mit pied à terre pour stabiliser la moto le temps que j'en descende. J'ôtai le casque, m'empressant de remettre de l'ordre dans mes mèches châtaines. Le jeune homme fit de même. Il récupéra celui de Gregory, qu'il rangea dans le casier, et suspendit le sien au guidon. Le corps de biais, je l'attendais pour monter les marches du manoir, pressée de retrouver un peu de chaleur. Il ne bougea pas tout de suite, raide sur ses jambes, les yeux égarés dans le vide. Je lui demandai, incertaine :
⸺ Un problème ?
Ses yeux bleu-gris se rivèrent aux miens. Mes ondes, mystérieusement rattachées à son cœur, s'emballèrent comme des chevaux lancés au galop. Alors, je sus. Je compris la raison de ce doute que je décelais au fond de son regard.
Se confronter à mes collègues, c'était affronter ce qu'il avait fait. Une pénible introspection s'imposait à lui. Une épreuve qu'il aurait préféré fuir, mais qu'il s'était résigné à subir, tout en étant conscient que rien ne pourrait effacer les erreurs du passé.
Je vis tout ça, dans ses yeux qui me pourfendaient et pourtant s'ouvraient à moi pour m'offrir un aperçu de ce qui le tourmentait. Je fis un pas vers lui. Je ne désirais rien d'autre que le réconforter, trouver les mots pour le soulager et lui montrer que j'étais là pour le soutenir. Il ne m'en laissa pas l'occasion. Dès l'instant où je m'étais élancée, il était sorti de son immobilité pour me précéder vers le manoir.
⸺ Aucun, me soutint-il alors d'une voix lointaine.
Je n'eus d'autre choix que de le suivre, en proie à une frustration qui me fit déglutir une salive pleine d'amertume.
Shawn attendit, le regard ailleurs, que je pousse le battant. Il pénétra dans la Maison de la Lune à ma suite. C'était comme je l'avais craint : plusieurs filles se tenaient debout dans le hall, le visage fermé alors que Shawn claquait la porte derrière nous.
Laurine, mon ancienne ennemie et aujourd'hui détonante alliée, fixait le jeune homme sans vergogne dans le seul but, je le sentais, de lui faire regretter sa présence ici.
À ses côtés, son inséparable amie Cathy, sa tête couronnée d'une jolie natte, ne pouvait retenir la grimace embêtée qui tordait sa bouche rose.
Charlotte, ma collègue toujours apprêtée qui ne se départait pourtant jamais de son attitude de militaire surentraînée, dressait son menton avec défiance. Ses yeux rétrécis dévoilaient l'ampleur de son scepticisme.
Enfin, Sandy. Un monument de bienveillance. Une amie si loyale qu'elle n'hésita pas à venir à notre rencontre, sous les regards insistants de nos camarades. Son sourire, toutefois, n'était pas aussi détendu et lumineux que celui qu'elle affichait habituellement.
⸺ Salut, ça va ? lança-t-elle, avant de s'éclaircir la gorge.
Ça lui coûtait, d'agir avec naturel face à un ancien ennemi qui nous avait fait tant de mal, mais je la connaissais bien : cet allant qu'elle se donnait prouvait qu'elle souhaitait tourner la page de ce chapitre tragique. La détermination que Shawn avait mise pour me retrouver avait-elle joué dans la balance ? Voyait-elle, à présent, ce qui m'avait empêchée d'abandonner tout ce temps ?
⸺ Je ne savais pas que tu prévoyais de venir aujourd'hui, enchaîna-t-elle à mon intention.
Son buste se pencha dans ma direction, mais elle se ravisa au dernier moment. Avait-elle voulu me prendre dans ses bras, ainsi qu'elle l'avait fait lorsqu'elle et les autres étaient revenues de leur propre périple pour me retrouver ?
Ses yeux brillants qui me couvaient avec attention me renvoyèrent dans les noirceurs de ma prison. Avec tristesse, je constatai que je n'étais pas la seule à souffrir de séquelles invisibles qui mettraient longtemps à se résorber.
Je ne sus où je trouvai la force de rebondir pour me comporter comme la Alicia d'autrefois. Celle qui n'avait pas laissé un bout d'elle-même dans cette cave, obscure comme un tombeau.
⸺ Oui, je voulais demander quelque chose à Frédéric, éludai-je avec nonchalance.
Je préférai taire la petite excursion que je prévoyais de faire avec Lyse et Chris à GhostValley. Vu l'inquiétude que Shawn avait manifestée tout à l'heure, mon petit doigt me disait qu'il ne validerait pas cette sortie. Je n'avais aucune envie de remettre le couvert pour une nouvelle prise de tête, et puis, ce n'était pas un mensonge. Une simple omission.
On ne se refait pas, songeai-je dans un élan d'autocritique.
⸺ Il t'attend, d'ailleurs, indiqua-t-elle poliment à Shawn. Frédéric. Il est déjà dans son bureau.
⸺ Désolé, je devais voir quelqu'un avant, s'excusa Shawn de sa voix rauque.
Mon regard dévia instinctivement vers sa main gauche, la main du cœur, celle que les sorciers affectionnaient pour leurs rituels. Le perçut-il ? Il la glissa dans la poche de son blouson de manière à la cacher, mais jamais je n'oublierais l'image de ce chiffre ensanglanté tatoué sur sa paume.
Vingt-neuf. Tel un funeste compte à rebours.
⸺ Allons-y, fit Sandy, et elle l'invita à le suivre d'un geste du bras.
Je leur emboîtai le pas en espérant ne pas me faire recaler par mon chef comme à l'entrée d'un casino. Nous gravîmes les marches sous le regard pesant de Laurine et Charlotte, qui ne lâchèrent pas un mot, de quoi rendre l'ambiance encore plus tendue qu'elle ne l'était déjà.
Comme c'était étrange de remonter le couloir du premier étage derrière Shawn, qui suivait Sandy à une distance respectueuse. Que ressentait-il ? Était-ce l'espoir qui l'emportait, ou l'appréhension, la culpabilité ?
Un stress aigu me tenaillait, si étourdissant que le sol se dérobait sous mes pieds. Je savais que l'avenir de Shawn dépendait de la tournure de la discussion qui se tiendrait, là, dans le bureau intimiste de Frédéric, à l'abri des yeux et des oreilles des autres habitants de la maison. À l'insu du Conseil des Maîtres-Éclaireurs également, qui avait lancé un avis de recherche contre le jeune homme quelques jours auparavant, mis un prix sur sa tête, sur la base de mensonges que le pays tout entier était prêt à gober les yeux fermés.
Oui, le stress était un monstre gourmand qui se nourrissait de mes pires craintes. Avec toute la force de ma volonté, je le repoussai. S'il y avait bien une personne qui n'avait pas le droit de douter, c'était moi.
Sandy frappa deux petits coups et entra dans la foulée. Shawn s'arrêta, un instant seulement, une simple seconde le temps de rassembler ses forces, se blinder peut-être, avant de pénétrer dans la pièce à la suite de la Première Chasseuse. Je m'y glissai à mon tour, misant sur l'aplomb pour ne pas me faire renvoyer.
⸺ Ah, vous voilà, nous accueillit Frédéric avec sa courtoisie coutumière. Installez-vous, installez-vous.
Frédéric Leclerc, chef de ma Moon House, nous fit signe de nous avancer et désigna d'une main affable les fauteuils réservés aux invités. Bien sûr, Jack, l'Éclaireur-adjoint de notre maison, allait assister à l'entretien. Le jeune homme renvoyait les mêmes ondes chargées d'inimitié que Laurine et Charlotte. J'étais prête à parier que mes deux collègues devaient présentement ronger leur frein en attendant que la réunion se termine.
Jack s'était renfermé dans un mutisme lourd de reproche. Il resta debout près de Frédéric, dominant de ses yeux sombres Shawn, qui s'assit face à notre chef sans accorder un regard à l'Éclaireur-adjoint. Sandy prit place à sa gauche, non loin de Jack, et je surpris l'expression d'avertissement qu'elle lui dédia, et qui l'invitait à la pondération.
Derrière moi, le claquement sentencieux de la porte résonna, pareil au coup de maillet frappé par le juge pour ouvrir la séance.
Si Frédéric avait effectivement été un juge, alors il aurait été un juge clément, prêt à soupeser les circonstances atténuantes et les preuves de bonne volonté. Un juge croyant au pardon, aux deuxièmes chances, à une société capable de tirer des enseignements du passé pour se construire un meilleur avenir commun.
La réconciliation.
Frédéric était de ceux qui nourrissaient l'espoir qu'un jour, humains et créatures des ténèbres enterreraient la hache de guerre et sauraient vivre ensemble. Un idéal dont je me moquais encore il y a peu. Désormais, ce souhait de paix trouvait en moi une résonnance fragile, qui ne demandait qu'à croître. Je ne me sentais pas encore prête, toutefois, à remettre en cause les principes sur lesquels je m'étais construite.
Vite, je me laissai tomber sur la petite chaise un peu à l'écart, telle une souris se faisant toute petite dans la crainte qu'on ne la débusque. Je me recroquevillai encore en entendant Frédéric s'enquérir auprès de Shawn :
⸺ Il me semblait utile que Jack, qui est l'Éclaireur-adjoint de notre maison, et Sandy, qui en est la Première Chasseuse, assistent à cet entretien. Est-ce que cela vous convient ?
Frédéric, dont la tête pivota vers moi, parut sur le point d'ajouter quelque chose. Je pressentais qu'il risquait de me congédier, mais Shawn le devança, avec une politesse que je ne lui connaissais pas et qui me fit tout drôle :
⸺ Je n'y vois aucun inconvénient.
Frédéric acquiesça lentement, articulant un « Parfait » à voix basse tout en hésitant visiblement sur la meilleure façon de commencer. Il avait dû se raser le matin même ; la peau brune de ses joues lisses brillait à la lumière du lustre.
⸺ J'ai reçu des nouvelles plutôt bonnes ce matin, se lança-t-il finalement, rapprochant son fauteuil de la table. Vous l'ignorez sans doute, mais le Conseil des Maîtres-Éclaireurs avait émis un avis de recherche à votre encontre.
⸺ Oui, un de mes contacts m'a prévenu, le détrompa Shawn, avec un tel calme qu'on aurait pu croire qu'avoir toutes les Chasseuses du pays à sa recherche ne lui faisait ni chaud ni froid. Il m'a rappelé ce matin pour me dire que le mandat avait été invalidé cette nuit.
Le fait que Shawn soit aussi bien informé qu'eux, au sujet d'une question strictement confidentielle de surcroît, parut désarçonner les deux Éclaireurs. Ils échangèrent un coup d'œil interloqué.
⸺ Ce contact... il travaille pour le Conseil ? hasarda Jack, les sourcils froncés de contrariété.
⸺ Dans l'administration du Conseil, oui, précisa le jeune homme avec un hochement de tête.
Visiblement, mon collègue ne savait pas comment prendre cette nouvelle : l'intérêt et la désapprobation se livraient un duel acharné sur son visage de BG.
⸺ Et tu le payes pour ce type d'informations, je suppose ? rebondit-il, définitivement piqué par la curiosité.
Les commissures des lèvres relevées en un maigre sourire, Shawn s'expliqua sans se faire prier :
⸺ Ce ne serait pas très rentable, si je devais le payer pour chaque renseignement qu'il me donne. Non, je lui ai rendu un service quelque peu délicat, il y a longtemps. Depuis, il me file un coup de main pour tout ce qui a trait au Conseil.
Bien évidemment, je mourus d'envie de savoir quel service Shawn avait bien pu rendre à ce mystérieux informateur pour qu'il lui soit aussi dévoué. Je n'étais clairement pas la seule : je sentais que Jack aurait donné cher pour en savoir plus, lui aussi. Néanmoins, lui comme moi savions très bien que Shawn n'en dévoilerait pas davantage. Même les mercenaires étaient tenus au secret professionnel.
⸺ Bon, eh bien... ce qui compte, c'est que nous n'aurons pas à nous inquiéter d'un quelconque avis de recherche, embraya Frédéric dans un raclement de gorge.
⸺ Tu sais pourquoi les Maîtres-Éclaireurs d'Espéritie et du Sawara ont voulu te coller l'assassinat de Madeline Lussier et de Josh Hunter sur le dos, avança Jack, tentant le tout pour le tout. Je me trompe ?
À la surprise générale, Shawn fit signe que oui. Et cette fois-ci, il ne rechigna pas à exposer les sombres intrigues qui se déroulaient en coulisse.
⸺ Je ne peux pas parler pour le Maître-Éclaireur d'Espéritie, mais pour celui du Sawara, c'est assez simple : il m'a demandé de m'en charger, j'ai refusé, et puisqu'il avait de toute façon besoin d'un bouc émissaire dans cette affaire, mon refus a fait de moi le coupable tout désigné.
Shawn s'était exprimé avec un flegme qui rendit ses propos d'autant plus glaçants.
Cette double révélation me plongea dans un état d'hébétude, mon cerveau en panne refusant d'assimiler l'horreur de la situation. Certes, Shawn m'avait un jour affirmé avoir accompli de basses besognes pour le Conseil, mais j'avais refusé de le croire.
Comment admettre que l'institution dans laquelle on avait placé toute sa confiance était gangrenée par la corruption ?
Comment accepter qu'un Maître-Éclaireur puisse être l'instigateur d'un meurtre aussi barbare que celui de Madeline et de son compagnon ?
Mettre sa parole en doute ne m'effleurait désormais plus l'esprit, et mes collègues paraissaient prêts à le croire également. J'irais même plus loin : à la façon dont ils exhalèrent le même souffle empli de déception résignée, je me demandai si Frédéric et Jack n'avaient pas envisagé ce scénario à huis clos.
⸺ Le Maître-Éclaireur du Sawara, alors, mâchonna Frédéric, sans sidération aucune.
⸺ Tu as eu des contacts directs avec lui ? s'enquit Jack auprès de l'ex-mercenaire.
⸺ Jamais. Il passait par un intermédiaire qui se faisait appeler Jantbi. Je doute que c'était son vrai nom. La première fois que je l'ai rencontré, il m'a apporté la preuve qu'il travaillait bel et bien pour le Maître-Éclaireur du Sawara. Ça m'a suffi, à l'époque. On ne me payait pas pour poser des questions, se justifia-t-il avec un geste nonchalant de l'épaule.
⸺ Jantbi, répéta Sandy de sa voix de flûte. Ce n'est pas le mot sawarien pour « soleil » ? demanda-t-elle à Frédéric.
⸺ C'est bien ça, approuva-t-il sombrement. Et le sceau du Sawara est lui-même un soleil aux rayons en forme d'épines...
Il se mura dans un silence pesant, et ses doigts couraient sur son menton et ses joues, comme s'ils étaient à la recherche de la barbe qu'il avait rasée le matin même.
⸺ Vous avez souvent travaillé pour lui ? poursuivit-il finalement. S'il vous a confié un assassinat aussi délicat, c'était qu'il vous faisait confiance ?
Ses yeux bruns qui détaillaient Shawn avaient perdu de leur lumière ; cette preuve de la duplicité d'un de nos dirigeants était un coup dur, quand bien même il l'avait soupçonné.
⸺ Pas autant qu'il l'aurait souhaité, confia Shawn, qui se pliait à cet interrogatoire sans broncher, le dos et le regard droits. Ce Jantbi a essayé de me convaincre à plusieurs reprises de bosser exclusivement pour eux. Le Maître-Éclaireur du Sawara aime qu'on se consacre à lui corps et âme, et j'ai toujours préféré avoir les coudées franches. Cette indépendance ne lui a jamais plu, alors il me le faisait payer en ne recourant à moi que trois ou quatre fois par an. Le fait que je refuse cette dernière mission a visiblement signé la fin de notre collaboration en dents de scie, ironisa-t-il avec un sourire. Il a dû craindre que je ne parle.
Un sentiment de révolte me fit vibrer sur ma chaise. En écoutant Shawn narrer ces démêlés avec le Maître-Éclaireur du Sawara, je réalisai que nous n'étions que des pièces sur l'échiquier du pouvoir. Des pièces que mes supérieurs déplaçaient à leur guise. Nous, les Chasseuses, constituions leurs pions, nombreuses mais limitées dans notre capacité d'action. Et lorsque les garde-fous qui encadraient notre profession se révélaient des obstacles à leurs desseins, ils faisaient appel à des mercenaires comme Shawn. Des cavaliers sans entrave et sans morale, qui faisaient sauter ces barrières et les sortaient de l'impasse, mais que l'on sacrifiait à la première incartade.
Je repensai à la sœur décédée de Gregory et Victoria, un pion sacrifié elle aussi. La colère embrasa mon sang.
⸺ Ils t'avaient donné des détails sur cette mission avant que tu ne refuses ? enchaînait Jack.
⸺ Ils voulaient que l'assassinat de Madeline et Josh passe pour l'œuvre d'une créature des ténèbres. On me laissait carte blanche. De ce que j'ai entendu, ceux qui s'en sont finalement chargés ont rempli leur part du marché, fit observer Shawn, arquant les sourcils avec éloquence.
Je chassai hors de ma tête les images fantasmées de ce meurtre sanglant qui ne demandaient qu'à se jouer dans ma tête. Il y avait plus important : l'objectif qu'avait souhaité atteindre le Maître-Éclaireur avec ce double assassinat.
⸺ Mais qu'est-ce qu'il cherche à faire ? s'emporta d'ailleurs Sandy, qui n'était pourtant pas du genre à élever le ton. S'il voulait la faire taire, il y avait d'autres moyens d'y parvenir. La décrédibiliser, dissoudre son parti, je ne sais pas... Avec ce meurtre atroce, tout ce qu'il va obtenir, c'est de mettre le pays à feu et à sang !
L'éclat de sa voix furieuse se planta dans mon cœur. Sa réaction me désarçonna. Jamais je n'aurais pensé que les événements tragiques de vendredi dernier l'avaient à ce point chamboulée. Toutefois, la flamme de la révolte qui dansait dans ces yeux azur me fit voir mon amie sous un autre jour.
Sandy s'était toujours amusée de mes idées carrées à propos des créatures des ténèbres. Ou plutôt « conservatrices », comme elle le disait en riant. Elle m'avait toujours invitée à faire preuve de modération, mais cette qualité s'accordait péniblement avec mon caractère impulsif. Je n'avais pas trop réfléchi à ce que, elle, elle pensait, mais désormais je savais.
Sandy était une convaincue, comme Frédéric, et elle aussi désirait ardemment en finir avec ce conflit millénaire.
J'en étais là de mes réalisations lorsque Frédéric détrompa mon amie, son regard égaré vers l'écran noir de son ordinateur éteint.
⸺ Il ne souhaitait pas simplement la faire taire. En faisant croire que ces assassins appartiennent au monde des ténèbres, le Maître-Éclaireur du Sawara souhaite avant tout saper les efforts faits pour arriver à l'apaisement, qui est un danger pour l'existence même du Conseil. Pourquoi faire la paix avec des monstres capables de torturer leurs semblables qu'ils jugent trop pacifistes ? C'est la question qui est dans toutes les têtes aujourd'hui. Si les militants de toujours ne sont pas dupes et parlent déjà de complot, les incertains, par peur, vont se désolidariser de la cause. Comment les partisans de Ribaucourt vont-ils défendre l'idée même de réconciliation désormais ? Diviser pour mieux régner... voilà son objectif, et il vient de nous prouver qu'il ne reculera devant rien pour l'atteindre.
Frédéric avait offert une analyse imparable et effrayante de la situation. Un silence tomba dans la pièce, qu'un rayon de soleil vint soudain éclairer en s'infiltrant par l'unique fenêtre.
Oui, ce que Shawn nous avait appris était terrifiant, mais nous savions désormais à quoi nous en tenir.
⸺ Merci d'avoir été si... transparent, se ressaisit Frédéric, dont le ton dévoilait à la fois surprise et gratitude. Nous pouvons passer à la deuxième question qui nous intéresse.
Ses yeux bruns se portèrent un instant sur moi, et j'inspirai une courte goulée d'air. J'avais compris quel serait le prochain sujet de conversation, et je me préparai à ressasser mes démons.
⸺ Est-ce que vous avez pu vous renseigner ?
Shawn répondit sans la moindre hésitation, signe qu'il avait immédiatement compris à quoi mon chef faisait référence :
⸺ Pour le moment, rien à signaler. De toute façon, rien ne dit qu'Araña avait pris ce Jaden au sérieux : le vampire lui avait déjà fait défaut une fois et avait encore la tête sur les épaules uniquement parce qu'il s'était fait la malle.
Mon estomac se contracta dans mon ventre, à croire qu'un fantôme s'amusait à le tordre de ses mains farceuses. D'un geste lent, pour ne pas attirer l'attention, je posai ma main sur mes lèvres pour dissimuler les tremblements qui les agitaient. Je ne voulais pas qu'ils voient que quelques noms désormais avaient le terrible pouvoir de me rendre malade.
Plus forte que la peur. Tu dois être plus forte que la peur, m'adjurai-je.
⸺ Alors, Alicia n'a pas à se cacher pour le moment ? insista Sandy, rivant ses yeux lumineux à ceux de Shawn.
D'ordinaire, je détestais qu'on parle de moi comme si je n'étais pas présente dans la pièce. C'était infantilisant, et traiter quelqu'un qui était mort une fois – voire deux – comme une gosse sans expérience me semblait aberrant.
En l'occurrence, vu l'état de nerfs dans lequel je me trouvais, j'étais bien heureuse que personne ne me demande mon avis.
Shawn me jeta un coup d'œil à la dérobée, sans s'attarder. Sa distance à mon égard me donnait l'impression d'être pour lui l'une de ces missions dont on avait pu le charger par le passé. Si vraiment il se moquait de moi comme d'une guigne, qu'il ne parvenait même pas à me regarder droit dans les yeux, pourquoi se donner tant de mal pour m'aider ?
⸺ Si vous voulez vraiment mon avis, débuta-t-il avec lenteur, choisissant ses mots avec soin, je pense qu'Alicia devrait rester cachée dans Pristine. Temporairement, en tout cas, le temps qu'on trouve une solution.
⸺ Il n'en est pas question, m'opposai-je avec force.
L'inacceptable perspective de me barricader dans ma dimension m'avait réveillée. Qu'est-ce qu'il espérait ? Que cet Araña cesse les recherches qu'il menait vraisemblablement pour trouver l'Adalid ? Que le Conseil oublie l'existence de cette légende ? Autant attendre une vie entière.
Shawn contracta ses mâchoires. Je savais pertinemment que mon intervention bornée l'avait contrarié, mais je n'en eus cure. Il fixait Frédéric d'un air grave, que reproduisit inconsciemment mon chef. Mauvais signe. Je l'interpellai tout de même pour le prendre à témoin :
⸺ Frédéric, je ne vais pas me cacher comme une lâche.
⸺ Ce n'est pas une question de lâcheté, Alicia, mais de prudence, me contredit-il avec indulgence. Et si c'est temporaire...
Envisageait-il sérieusement de suivre le conseil de Shawn ?
Je n'eus pas le temps de leur donner le fond de la pensée ; Frédéric relançait le jeune homme, à l'écoute au-delà de mes espérances :
⸺ À quelle solution songiez-vous ?
⸺ Il faudrait trouver un moyen de masquer son aura, pour que les créatures des ténèbres ne puissent plus la repérer. Si vous êtes d'accord, je vais demander à Gregory Drezen de s'en charger.
Gregory nous avait-il lancé un sort à distance ? La déclaration avait jeté un froid sur l'assemblée, jusqu'à ce que Jack ne brise la glace en lâchant un ricanement abasourdi.
⸺ Je ne doute pas que la Main blanche nous aidera de gaieté de cœur, sans rien demander en échange, cingla-t-il.
⸺ Il me rendra ce service, lui assura Shawn avec un calme imperturbable. Je me porte garant de lui.
⸺ Et tu crois sincèrement qu'il trouvera ? grinçai-je, usant malgré moi d'un ton d'adolescente mesquine.
⸺ Gregory trouve toujours, récita-t-il simplement, pareil à un refrain connu par cœur.
Pourquoi la confiance aveugle qui imprégnait ces quelques mots me piqua-t-elle autant ? Peut-être parce qu'elle me rappelait que, dans le fond, nous n'étions l'un pour l'autre que deux étrangers appartenant à des mondes opposés.
⸺ Ce serait l'idéal, en effet, concéda mon chef avec une expression soucieuse, plus enclin que Jack à se fier à autrui. Néanmoins, je m'inquiète de la boussole dont vous nous avez parlé. Pourrait-on duper un tel artefact avec un simple sortilège ?
Une boussole ? Qu'est-ce que c'était que cette histoire, encore ?
Pareil à si j'avais parlé à voix haute, Shawn répondit à mes interrogations muettes :
⸺ La boussole de la vérité. Un objet qui permettrait à ceux incapables de le sentir de « voir » l'Adalid. C'est le Conseil qui l'a présentement en sa possession. Il l'a récupéré quand Jaden s'apprêtait à la remettre à Araña.
Fantastique. Une boussole magique qui, au lieu de pointer le Nord comme ses congénères, préféraient me désigner, moi.
⸺ Un tel objet existe-t-il vraiment ? me désespérai-je.
⸺ Araña et le Conseil le pensent, en tout cas.
De la peste ou du choléra, j'ignorais lequel était le pire.
⸺ Mais si Araña recherche cette boussole, ça veut dire qu'il est doté d'une âme ? en déduisis-je, désarçonnée.
Les rares fois où j'avais tenté de me figurer celui pour qui les vampires m'avaient enlevée, le chef de feu Morten, j'avais imaginé un démon d'une race ancienne et puissante. Le fait qu'il puisse être un humain, un sorcier sans doute, me laissait perplexe.
⸺ Malheureusement, Morten ne me faisait pas encore assez confiance pour m'introduire auprès d'Araña, avoua Shawn, prenant appui de ses coudes sur ses cuisses. Et j'ignore également si un rituel permettrait de contrer la magie de cette boussole. Je ne l'ai jamais vue et, avant ma discussion avec ce sorcier de l'Ordre de Támara, je n'en connaissais même pas l'existence. Alors oui, le Conseil l'a à sa disposition, mais Alicia n'est pour eux qu'une Chasseuse comme les autres. Ils n'ont pas de raison de l'utiliser contre elle.
À mesure que se poursuivait la discussion, de nouvelles inconnues s'ajoutaient à l'équation. Le découragement s'évertuait à réduire mes espoirs à néant, et il faillit bien m'avoir. Alors qu'il s'apprêtait à m'engloutir, je m'ébrouai pour reprendre le dessus. Exit, cette impression que l'univers s'acharnait contre moi. Je détestais me lamenter sur mon sort. Dans l'intimité de mon esprit, je transformai méticuleusement toutes mes idées négatives en boules de papier et les réduisis en cendres. Une fois, deux fois. J'en étais à ma troisième série de feux de camp subliminaux lorsque Jack explosa soudain :
⸺ Le problème, c'est qu'on n'a rien ! On n'a aucune information précise sur cette maudite légende, et le pire, c'est qu'on n'a plus la possibilité de se renseigner ni sur elle, ni sur Araña. On est pieds et poings liés, maintenant que le Conseil nous colle au train et qu'il...
La sonnerie du téléphone fixe de Frédéric lui coupa la chique. Elle agit sur nous comme un coup de fouet : chacun se redressa sur sa chaise et considéra l'appareil comme un potentiel mouchard.
⸺ Donnez-moi un instant, nous pria Frédéric avec un geste d'apaisement.
Après avoir respiré un bon coup, il décrocha d'une voix parfaitement neutre :
⸺ Frédéric Leclerc, responsable de la Moon House de GhostValley, j'écoute.
Moi qui avais espéré me défaire de cette posture de ressort replié sur lui-même, je me tassai un peu plus, yeux écarquillés, quand Frédéric dit tout bas :
⸺ Bonjour Stanislas.
L'entente de ce prénom redouté nous tétanisa aussi bien que si le loup en question était entré dans la bergerie.
Stanislas Beauchamp, prétendu conseiller auprès du Maître-Éclaireur d'Espéritie, que je soupçonnais être le Maître-Éclaireur lui-même.
***
Quelques révélations dans ce chapitre! Mais je crois me souvenir que vous vous doutiez qu'il y avait anguille sous roche, avec cet assassinat 🧐 Eh bien, vous avez eu raison d'être méfiantes!!! Shawn nous confirme que le Conseil est loin d'être irréprochable...
Ce chapitre est carrément long (7000+ mots, les personnages avaient beaucoup de choses à se dire 😂), alors je l'ai divisé en deux. Notre cher petit Shawn sera toujours sur le gril la semaine prochaine 😁
Merci de m'avoir lue! Pensez à la petite étoile ⭐
Bisous et bon weekend 😘
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