Chapitre 4 - Oiseau de mauvais augure

Difficile de retenir la moue boudeuse qui incurvait ma bouche cependant que j'attendais Shawn sur le parking. J'avais repéré sans mal sa moto, garée sur le trottoir alors qu'un panneau interdisait aux deux roues d'y stationner. Je m'étais assise sur une jardinière garnie d'hellébores et pianotai impatiemment de mes doigts sur le béton.

Un cri d'oiseau détourna mon attention de l'entrée de l'immeuble que je fixais rageusement. Je ne mis pas longtemps à dénicher le volatile qui glatissait au-dessus de ma tête. Perché sur le balcon du premier étage, il ressemblait à s'y méprendre à un aigle. Il gratta son plumage brun de son bec crochu avant de darder ses yeux perçants sur moi. Je m'étonnais encore de la présence d'un oiseau de proie en plaine – malgré mes maigres connaissances en ornithologie, je devinais que sa place était plutôt en haute montagne – lorsque Shawn arriva enfin.

Je sautai sur mes pieds en l'apercevant. Il tenait un casque de moto à la main, sans doute emprunté à Gregory le Grand nul, qu'il me lança sans prévenir. Je le réceptionnai maladroitement, bien trop gauche en sa présence. Toutefois, la colère prit le pas sur mon malaise lorsqu'il m'informa sans préambule :

­⸺ Je te ramène à GhostValley.

Je voulais bien être conciliante, mais dans une certaine limite, que ses manières autoritaires venaient de franchir.

Je lui renvoyai le casque avec force ; il le rattrapa aisément, mais n'en écarquilla pas moins les yeux de surprise.

⸺ Je peux rentrer toute seule, merci beaucoup.

Je voulus le quitter sur ces entrefaites, mais il me retint par le poignet et consentit enfin à me regarder en face.

La nuance bleu-gris de ses yeux n'était pas sans rappeler les eaux du lac dont la brise nous apportait le parfum frais et piquant. Malgré toute ma bonne volonté, je peinai à garder intacte ma colère. Happée par son regard incandescent, je me ramollissais aussi bien qu'une guimauve plongée dans un chocolat chaud. L'inverse, toutefois, ne semblait pas être vrai.

⸺ Tu t'es fait kidnapper il y a deux jours, et tu trouves que c'est une excellente idée de venir à Mayhem toute seule ?

Il n'avait pas haussé la voix, loin de là ; Shawn avait l'art de me faire des reproches avec un calme plus impressionnant qu'une colère débridée.

⸺ C'est toi qui m'as dit de remonter en selle tout de suite, fis-je valoir en toute honnêteté.

Il parut alors se rappeler qu'il me tenait encore le bras ; ses doigts me relâchèrent aussi sec.

⸺ Oui, mais pas au prix de toute prudence.

⸺ J'ai simplement pris le bus, contestai-je, consciente néanmoins de ma mauvaise foi.

⸺ Tu t'es fait enlever en plein jour, devant le magasin de Victoria, me rappela-t-il sans pitié. Tu devrais faire profil bas, au moins le temps que l'on découvre si d'autres personnes connaissent ton identité.

⸺ Je ne vais pas vivre éternellement recluse, protestai-je, guère enchantée à l'idée de devoir me cacher. Je suis une Chasseuse, je te rappelle. Frédéric a besoin de moi.

⸺ Ton chef a besoin de te savoir en sécurité, contra-t-il durement. Crois-moi quand je te dis que les bruits courent vite dans le monde des ténèbres, et beaucoup seraient prêts à...

⸺ Arrête d'employer ce ton-là avec moi !

Il se statufia, fronçant ses sourcils sous ses mèches de jais.

⸺ Quel ton ?

⸺ Le ton qu'un père emploierait avec sa fille, explicitai-je en martelant chaque syllabe. Je ne suis pas ta fille, je suis...

Shawn suréleva un sourcil. J'étais incapable de terminer ma phrase. Il fallait dire que je m'étais posé une colle à moi-même. Qu'étais-je exactement pour lui ? Je n'arrivais pas à mettre de mots sur notre relation, et ce constat me rendait dingue.

⸺ Peu importe, reprit finalement le jeune homme devant mon silence qui s'éternisait. J'ai bien compris que tu ne m'écouterais pas. J'espère au moins que ton chef saura te faire entendre raison.

Lâchant l'affaire, il me mit d'office le casque dans les mains et rallia sa moto.

⸺ On voit que tu ne connais pas Frédéric, me moquai-je, un peu par vengeance, pour le faire sortir de ses gonds parce que je ne supportais pas qu'il me batte froid. Il n'est pas du genre à taper du poing sur la table.

⸺ Ton petit-ami, alors, riposta-t-il. Lui saura bien te convaincre.

Il avait prononcé ces quelques mots dos à moi tout en relevant le capot d'un petit casier d'où il sortit son propre casque. Il ne vit donc pas comme je rougissais, et je ne vis pas son expression lorsque je le détrompai avec embarras :

⸺ Tu parles de Michael ? Ce n'est pas mon petit-ami, on... on a rompu.

Il marqua un temps d'arrêt, redressa lentement la tête. Il se tourna vers moi, et je guettai avec avidité quelque soulagement sur son visage d'éphèbe, la preuve que cette nouvelle inattendue le soulageait, le réjouissait même. La preuve, en somme, qu'il éprouvait pour moi ce que, moi, j'éprouvais pour lui.

Son expression, cependant, demeura indéchiffrable, et il me soutint :

⸺ Peut-être, mais quelque chose me dit que tu l'écouteras quand même.

Et il rabattit le couvercle dans un claquement sec.

Comme une idiote, je restai les bras bêtement le long du corps, blessée par ce que j'interprétai comme un rejet. Ma verve, toutefois, revint en grande pompe dès l'instant où il m'enjoignit d'un ton sans appel :

⸺ On y va.

⸺ Je ne te suivrai nulle part tant que tu ne m'auras pas montré ta main.

Je n'eus pas à me forcer pour lui poser cet ultimatum : il me permettait de reprendre le contrôle de notre conversation tout en étanchant ma soif de savoir. Au fond de moi-même, je savais très bien que ce pacte de sang, quel qu'il soit, Shawn l'avait conclu pour me retrouver.

Le jeune homme resta de marbre. J'enrageais de voir à quel point il était maître de ses émotions, en toutes circonstances. Ou peut-être ne le connaissais-je pas encore assez pour déceler les infimes changements qui ombrageaient ses traits ?

Je crus qu'il ne s'exécuterait pas, mais je me trompais. Avec une docilité à laquelle je n'étais pas habituée venant de lui, il dévoila la paume de sa main gauche. Je tressaillis : le chiffre vingt-neuf était inscrit en lettres de sang sur sa peau.

⸺ Qu'est-ce que c'est ? l'interrogeai-je dans un filet de voix.

Shawn se dépêcha de soustraire ce tatouage maudit à ma vue.

⸺ Rien, ne t'inquiète pas, répliqua-t-il avec un calme qui finit de me faire perdre le mien.

⸺ Ce n'est pas rien ! m'emportai-je, envahie par une angoisse qui me faisait suffoquer. J'ai entendu Gregory mentionner Moldagg. C'est lui qui t'a fait ça ?

Ses mâchoires se contractèrent, creusant ses joues, mais ses lèvres demeurèrent scellées. Il ne voulait pas m'en parler. Pour me préserver, ou parce qu'il ne me faisait pas confiance ? Après cette nuit, j'avais naïvement espéré que les secrets et les non-dits disparaîtraient, qu'on repartirait du bon pied. Il fallait croire que d'autres turbulences nous attendaient, prêtes à faire céder les fondements déjà fragiles de notre relation.

⸺ Je te dis de ne pas t'inquiéter, répéta-t-il finalement, à mon grand désarroi.

Un désarroi tel qu'il me fit perdre toute retenue.

⸺ Le toi d'avant ne m'aurait rien caché, sifflai-je.

L'attaque eut pour seule mérite de lui arracher enfin une réaction. Mais quelle réaction ! Lorsque l'affliction se mélangea douloureusement à la fureur dans l'argent de ses yeux, je maudis cette manie que j'avais de le pousser dans ses derniers retranchements.

⸺ C'est toi qui l'as fait disparaître, gronda-t-il, alors je t'interdis de le regretter.

Sa voix avait claqué, pareille à un coup de feu dont la balle m'aurait atteinte en plein cœur. Je me mordis sauvagement l'intérieur de la joue pour m'empêcher de pleurer, soutins son regard brûlant de rage malgré les larmes qui me montaient. Je ne pleurai pas, il n'était pas question que je lui laisse voir à quel point je souffrais de cette distance qui persistait entre nous et que je ne m'expliquais pas. Était-ce sa rancœur qui en était à l'origine ?

Un chant aigu nous détourna soudain de notre altercation. Shawn braqua un regard d'abord incertain, puis de plus en plus méfiant, sur l'aigle majestueux qui n'avait pas quitté son perchoir. Alors qu'il avait la tête levée vers l'oiseau, qui soutenait son attention dans une parfaite immobilité, je vis sa pomme d'Adam remuer, trahissant son malaise.

⸺ Ça fait longtemps que cet aigle est là ?

⸺ Euh, je ne sais pas, bafouillai-je, surprise par cette drôle de question. Il était déjà là quand je t'attendais en tout cas.

⸺ Viens, on y va, m'enjoignit-il de nouveau.

Cette fois-ci, je ne protestai pas, alarmée par la note d'empressement qui colorait sa voix. J'observai alors comme il enfilait son casque et grimpait sur sa moto. Le rugissement du moteur se répercuta dans les nerfs de mes jambes, qui vacillèrent d'appréhension quand il souleva la visière pour me considérer.

⸺ Tu montes ?

Je n'avais pas réfléchi à la promiscuité que nous imposait ce trajet ensemble. Une promiscuité que je redoutais sans doute autant que je la désirais. Nerveuse, j'enfilai le casque et attachai la sangle sous mon menton. Je reconnus les fragrances presque éteintes qui embaumaient la mousse, le parfum de mon nouveau maître en sorcellerie, Grego le psycho.

Sans plus attendre, et en feignant une décontraction de jeune femme qui avait tout vu et tout vécu, je pris appui sur le cale-pied et montai derrière lui. Bien obligée d'enserrer son buste de mes cuisses, je me refusais toutefois à le tenir par la taille. Shawn se tordit le dos pour me demander, ses yeux clairs la seule partie de son visage encore visible :

⸺ Tu as des gants ?

Je fis maladroitement non de la tête, me sentant aussi ridicule avec ce casque massif qu'un personnage du jeu vidéo Bomberman.

Le jeune homme enfouit les mains dans les poches de son blouson pour en ressortir deux gants d'un cuir noir usé. Les siens. L'attention me toucha autant qu'elle m'horripila : j'étais encore fâchée contre lui, et il m'avait tendu sa paire d'office, comme il le ferait avec une enfant dont il avait la charge.

Je secouai de nouveau la tête en guise de refus.

⸺ Tu vas avoir froid, m'expliqua-t-il, insistant.

⸺ Toi aussi, lui fis-je remarquer avec un haussement d'épaules, agrippant les poignées dans mon dos. Ne t'inquiète pas pour moi.

Il me considéra de longues secondes, les gants de la discorde toujours entre nous, avant d'abandonner et de les enfiler lui-même. L'instant d'après, il démarrait si vite que je faillis être déséquilibrée, et je raffermis ma prise sur les barres de métal.

Ce départ en trombe m'avait inquiétée quant à la suite du trajet, mais je faisais fausse route. Shawn conduisait prudemment, négociant les virages à une allure raisonnable, tout l'inverse de Gregory tout à l'heure dans son bolide. Je savais que c'était par égard pour moi. Ma colère s'en atténua quelque peu.

Nous ne mîmes que quelques minutes à redescendre la route pentue que j'avais mis près d'une heure à gravir. Le vent nous percutait si fort qu'il semblait s'être matérialisé ; il nous fouettait le corps tel un drap de glace. Bientôt, je ne sentis plus mes mains, si frigorifiées que mes doigts violacés s'étaient fossilisées autour du métal. Alors que nous roulions au bord du lac, dont les vagues moutonneuses m'éblouissaient chaque fois qu'elles accrochaient la lumière du soleil, je me dis que je ne tiendrais jamais les quarante minutes de route qui nous séparaient de GhostValley.

La question ne se posa plus, cependant. S'arrêtant à un feu rouge, Shawn lâcha le guidon et plaça ses mains ouvertes derrière lui. Après un instant d'hésitation, je les saisis. Il tira sur mes bras, d'une poigne précautionneuse, et glissa mes mains dans les poches de son blouson. La chaleur que j'y trouvai me fit soupirer d'extase.

Le jeune homme tapota ses poches, comme pour me dire : maintenant, tu ne bouges plus de là. Aucun risque. Je ne prévoyais pas de m'échapper de cet abri pour deux bonnes raisons : la première, le froid mordant avait eu raison de mon mauvais caractère ; la deuxième, sa prévenance avait eu raison de moi. Collée à lui, j'abandonnai la lutte et encerclai son torse solide de mes bras.

Oui, j'étais définitivement amoureuse.

Et définitivement dans la mouise, car rien ne me donnait l'illusion que c'était réciproque.

***

Pensez-vous qu'un jour, ces deux futurs tourtereaux réussiront à discuter sans se disputer? 😅 La question à mille euros 😂

J'espère que ce court chapitre vous aura plu ❤️ Le prochain arrivera samedi, et il devrait vous apporter quelques réponses...

Bon dimanche ensoleillé 🌞 pensez à la petite étoile 🌟

Bisous 😘

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