Chapitre 3 - S'endurcir (1/2)
Les étincelles me déposèrent au pied de la façade de la bâtisse. Le manoir plusieurs fois centenaires m'engloutit dans son ombre, si haut qu'il cachait derrière ses vieilles pierres et sa tourelle le soleil qui poursuivait paresseusement sa course, bas sur l'horizon. Je n'y entrai pas, cependant. Avant de discuter avec Frédéric Leclerc, mon chef, je devais mener à bien deux entreprises très distinctes : me prouver à moi-même que rien n'avait changé, et devenir plus forte, même si je devais pour cela déroger à certains de mes principes.
Première étape : je laissai le manoir derrière moi, direction la gare de GhostValley.
Je remontai la fermeture éclair de ma parka en sentant la bise m'étreindre de ses bras gelés. Je pleurais encore ma doudoune mordorée qui n'avait pas survécu à ma rencontre avec Morten Olsen, alias le Matador, et ses sbires. Alors que je traçais mon chemin sur le sentier forestier menant au centre de la ville, mes souvenirs me happèrent dans leurs vagues refluantes.
J'avais retrouvé la trace de Shawn seulement quelques jours auparavant. Pourtant, c'était comme si nos retrouvailles remontaient à une vie antérieure. Maintenant qu'il était de retour, enfin, c'était ce que je voulais croire, des interrogations que j'avais enfouies loin dans mon subconscient resurgissaient, obsédantes.
Traître, avait craché Morten avant d'expirer son dernier souffle. Shawn s'était-il réellement infiltré parmi eux, ou les avait-il combattus par la force des choses, pour nous sauver la mise, à Sandy et moi ?
Non. Il avait joué un double jeu, comme en témoignait la brutalité dont il avait fait preuve envers Morten, tout pour lui faire avouer où se trouvait le repère de son insaisissable chef.
Araña.
Les vampires qui m'avaient kidnappée n'avaient eu que ce nom à la bouche.
« C'est vraiment toi qu'Araña recherche ? »
« Araña va être foutrement déçu quand il constatera que t'es qu'une pauvre loque. »
« Araña ne va faire qu'une bouchée de toi, poupée. »
Araña. Un nom qui désormais m'inspirait une peur qui grouillait dans mes entrailles, à croire qu'une fourmilière y avait élu domicile. Une boule douloureuse grossit dans mes mâchoires. Mon cœur pompa mon sang plus vite, au point que chaque battement paraissait un coup de marteau dans mes tympans.
Ne panique pas, m'ordonnai-je. Ne panique pas, ils sont morts, et tu es seule.
Mais la forêt resserrait ses branches squelettiques sur moi, et le soleil qui jouait à cache-cache avec les nuages m'enleva sa douce lumière pour me plonger dans un clair-obscur floutant les alentours. Et le silence... Il me montrait qu'effectivement, j'étais seule. Seule et sans défense. Seule face aux prochains timbrés qui se mettraient en tête de m'offrir sur un plateau à cet ogre qui me dévorerait toute crue.
Ne panique pas, me répétai-je plus fermement. Tu n'es pas sans défense. Tu es forte. Plus forte que la peur.
Je m'obligeai à ne pas transposer dans la chaleur du salon de la Moon House et poursuivis ma quête de guérison. J'étais capable de le faire. Je ne pus empêcher toutefois mes jambes d'accélérer la cadence, même au cœur de la ville, même bousculée par les passants qui se hâtaient sur leur chemin. J'arrivai à la gare les cheveux ébouriffés, les muscles nerveux et le regard virevoltant autour de moi. Je demandai de l'aide à un employé, qui me renseigna poliment sur le meilleur moyen de me rendre à Mayhem.
Quinze minutes plus tard, je montai dans un bus, comme une fille lambda, sans pouvoirs, qui ne craindrait pas de se faire kidnapper à n'importe quel coin de rue. J'avais réussi. Et même si cet acte du quotidien était à la portée de tous, il me prouvait que ces salauds n'avaient pas emporté ma combativité dans leur tombe.
Le trajet fut long, plus long que dans mon souvenir, car je n'avais ni Sandy, ni Vicky pour me tenir compagnie cette fois-ci. À la place, je me perdis dans la contemplation du paysage, les sapins comme uniques taches de verdure dans les forêts dépouillées, le fleuve Induvie qui s'enfuyait dans l'horizon, et sur cet assemblage vivifiant de couleurs se superposait le visage de Shawn tel qu'il m'était apparu derrière ma porte d'entrée.
Sa bouche sensuelle durcie par ses déchirements intérieurs. Ses yeux bleu-gris qui s'étaient rivés en moi telles deux flèches. Leur éclat d'acier qui recelait une défiance que je ne savais interpréter. Le jeune homme emplissait ma tête de ses silences et de son parfum ; il me hantait de la plus douce et de la plus douloureuse des manières.
Après plus d'une heure de route pendant laquelle le bus avait visité des petites villes perdues en pleine campagne, le véhicule pénétra enfin la banlieue de Mayhem. Quelques minutes après, le lac éponyme se dessinait au cœur des immeubles, sa surface aussi lisse que de l'argent liquide. Le car me déposa sur sa rive et reprit sa route dans un crachement de fumée. Je m'attardai plusieurs minutes sur la promenade, m'accoudai à la rambarde pour mieux observer le jeu des vagues sur les galets, le soleil blanc qui déposait ses paillettes sur les ondulations de l'eau. Si je détestais Gregory Drezen, je devais reconnaître que cet odieux personnage avait choisi un cadre enchanteur pour sa cachette.
Je délaissai le lac pour m'enfoncer dans les rues commerçantes, calmes en cette période de l'année. Beaucoup de rideaux de fer étaient baissés, et des feuilles plastifiées apposées sur le métal indiquaient que les propriétaires avaient pris des vacances à l'occasion des fêtes de l'Aube éternelle. D'ailleurs, le service municipal avait suspendu fanions et guirlandes électriques, de toutes les couleurs et toutes les formes, entre les bâtiments et les réverbères. Sur le rebord de leurs fenêtres, les habitants de la ville avaient disposé une myriade de bougeoirs, petits et grands, principalement dorés et bleus. La nuit, Mayhem devait resplendir comme un immense joyau.
Je flânais sans perdre toutefois de vue ma destination. Gregory habitait dans les hauteurs, alors j'entrepris l'ascension en accueillant cette nouvelle occasion de me dépenser. Le sport était le meilleur moyen d'évacuer le stress et, avec l'effort, la peur me lâcha un peu du lest.
Tout de même, au bout d'une demi-heure, je commençai à m'impatienter. J'avais quitté le joli centre historique et remontais des rues pentues qui m'étaient familières, mais encore loin du quartier résidentiel que je cherchais. Impatiente, je m'emparai de mon téléphone pour consulter le GPS. En ce dimanche matin, il n'y avait pas foule à l'extérieur, d'autant plus que le froid s'était de nouveau invité dans la région, rendu plus pénétrant par l'eau proche du lac.
Encore trois-quarts d'heure avant d'arriver. Je réfléchissais à la possibilité de transposer – j'estimais m'être suffisamment prouvé à moi-même que la peur n'avait pas eu raison de moi – lorsqu'une voiture vrombit dans mon dos. Ralentit l'allure. Me fit vaciller de terreur.
Non, je n'étais pas guérie.
Main arrimée à mon téléphone, je me tendis de tout mon long, pivotant le buste pour guetter du coin de l'œil le véhicule tapageur qui s'arrêta à ma hauteur. Des ondes de magie cognèrent les miennes avec rudesse. Des ondes que je commençais à bien connaître et qui, fait surprenant, m'envahirent de soulagement.
Pourtant, lorsque la fenêtre s'abaissa, on ne pouvait pas dire que l'expression de Gregory Drezen était particulièrement avenante.
⸺ Pincez-moi, je rêve. L'Adalid, chez moi, qui se balade comme une vulgaire adolescente boutonneuse.
Par réflexe, j'inspectai mes pommettes du bout de mes doigts, ce qui déclencha chez mon interlocuteur un ricanement qui me fit m'interroger sur ma santé mentale. M'étais-je réellement levée en pensant que c'était une bonne idée de venir le trouver ?
Les yeux sombres de Gregory la Main blanche me donnaient autant froid que la glace qu'il faisait si facilement naître au creux de ses mains. Le sorcier roulait dans une voiture de sport rutilante dont le moteur vociférant paraissait supplier son propriétaire de faire des excès de vitesse. Je descendis du trottoir et baissai mon visage pour l'encastrer dans l'ouverture de la vitre baissée.
⸺ Les rues appartiennent à tout le monde, si je ne m'abuse, contre-attaquai-je.
⸺ Tu sais très bien ce que je veux dire. C'est ma ville, mon territoire, cingla-t-il. Je te conseille de déguerpir avant que mon humeur ne devienne un peu moins clémente.
Pour appuyer ses dires, sa magie se hérissa de pics qui obligèrent la mienne à reculer. Ce déséquilibre flagrant entre nous me faisait enrager, et ma vexation devait être bien visible puisque Gregory ourla sa bouche en un rictus satisfait.
⸺ Je ne suis pas venue par hasard, ripostai-je, décidée à plaider ma cause jusqu'au bout. Je venais te voir.
⸺ Je croyais t'avoir prévenue, pourtant. Je t'avais dit que tu redeviendrais mon ennemie dès que tu refranchirais le pas de ma porte.
Son ton s'était fait mordant, ses yeux, acérés.
⸺ Comme, entretemps, tu as participé à mon sauvetage, je m'étais dit que cette menace ne tenait plus, prétextai-je avec un grand sourire innocent.
Je feignais la décontraction alors même que j'avais l'impression d'évoluer sur la surface d'un lac gelé. Sous mes pieds, la glace pouvait céder à tout moment.
⸺ C'est pour Shawn que je l'ai fait, contra-t-il aussitôt.
⸺ « C'est pour ma sœur que je le fais », « c'est pour Shawn que je l'ai fait », l'imitai-je en reproduisant son ton bourru. Pourquoi ne pas simplement reconnaître qu'il y a encore un petit cœur qui bat sous la banquise ?
Avais-je été trop loin ? Gregory me considéra longuement, doigts crispés sur le levier de vitesse comme s'il se retenait de me choper par la peau du cou. L'instant d'après, il redémarrait sur les chapeaux de roue, manquant de m'écraser le pied. Ulcérée, je le regardai accélérer sur la route étroite, et sa voiture rouge émit un terrible grincement quand le sorcier négocia à toute allure un virage serré.
Restée seule au pied du trottoir dans un silence voilé par le bourdonnement lointain du moteur, il me fallut un moment pour réaliser que le mage m'avait bel et bien plantée là sans autre forme de procès.
Trépignant de rage, les idées brouillées par un sentiment d'humiliation viscéral, je me téléportai dans la seconde. Gregory allait vite comprendre de quel bois je me chauffais.
Par chance, je n'effrayai personne en atterrissant devant la porte de son appartement. La lumière trop blanche du couloir s'alluma avec un temps de retard face à mon arrivée impromptue. Quelques minutes plus tard, pendant lesquelles j'avais imaginé cent noms d'oiseaux qui iraient parfaitement à cet abruti, je l'entendis qui arrivait à son tour. Il se stoppa au rez-de-chaussée, et le soupir profondément agacé qu'il lâcha était parfaitement audible de là où je me trouvais.
⸺ Mais tu es pire qu'une tique ! fulmina-t-il, sa voix rebondissant en échos furieux jusqu'à moi. Pas étonnant que Shawn se soit barré à l'autre bout du pays pour t'échapper !
Le coup bas me percuta, humiliant comme une gifle. Je me précipitai jusqu'en haut des marches et hurlai dans le vide, mes mains se tordant sur la rambarde :
⸺ T'es qu'un pauvre attardé mental, Gregory Drezen !
Ledit attardé mental se matérialisa devant moi en une nuée d'étincelles immaculées.
⸺ Tu disais ? gronda-t-il, ses sourcils devenus un accent circonflexe inversé.
Même ses ondes qui enflaient, prêtes à engloutir les miennes, ne me firent pas reculer. Je ne me dégonflai pas et lui assenai, le crucifiant de mon regard furibond :
⸺ Tu es ridicule à jouer encore les gros durs après ce que tu as fait.
Je marquai une pause, le temps d'assimiler ce qu'il tenait à la main.
⸺ Et encore plus ridicule à te balader avec une baguette de pain dans les bras.
Ce détail, qui ne collait pas du tout avec sa réputation de sorcier implacablissime, était si saugrenu que j'éclatai de rire. Une hilarité que les éclairs dans ses yeux ne parvinrent à faire taire. Une hilarité libératrice, exacerbée par les montagnes russes d'émotions que j'avais vécues ces derniers temps, qui se mut peu à peu en sanglots nerveux.
Je me dépêchai de me dérober à son regard, doigts toujours accrochés à la rambarde, luttant pour calmer les tremblements incontrôlables qui me secouaient le menton. J'attendis, résignée, d'entendre ses moqueries. Il n'en fut rien. Il m'opposa son indifférence.
Enfin, c'était ce que je crus au premier abord. Mutique, Gregory rallia son appartement, le déverrouilla et y pénétra sans un geste à mon égard. Toutefois, derrière lui, le battant demeura ouvert.
J'inspirai et expirai à plusieurs reprises pour reprendre contenance, essuyai soigneusement les sillons humides qui marquaient mes joues brûlantes, puis entrai à sa suite.
***
Coucou ❤️
Je vous poste ce chapitre en vacances depuis Tenerife 🌅 J'ai vu qu'il allait y avoir une grosse vague de froid en France... 😅 Je pense fort à vous !
Pour la petite histoire, je ne sais pas vous, mais j'essaie de garder quelques repères géographiques quand j'écris, pour maintenir une certaine cohérence. Si la ville fictive d'Ardoirie (et donc de GhostValley) se situe aux alentours de Villers-le-lac (que je ne connais absolument pas 😆), Mayhem et son lac sont au niveau du lac de Neuchâtel, en Suisse (que je ne connais pas non plus mais qui a l'air très joli 😂).
Passez un bon weekend, et courage à celles qui ont repris ❤️ bisous 😘
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