Chapitre 26 - Pendant que le loup n'y est pas...
Pendant un temps, nous poursuivîmes notre route en silence, mais la soirée me semblait propice aux confidences. Nous étions seuls, enfermés dans cet instant suspendu hors du temps, avec pour seuls témoins le halo étrangement brillant de la lune et le paysage endormi sous la neige. Certes, Gregory s'était confié dans le geste plutôt que dans la parole, mais cet aveu à demi-mot de ses erreurs passées m'incitait à me montrer plus hardie.
Je me grattai le front, irrité par la laine serrée de mon bonnet. Après avoir longuement pesé le pour et le contre, je décidai de tenter ma chance.
— Est-ce que tu as aidé Shawn, finalement ? Tu sais, pour ce massacre que les lieutenants d'Araña cherchaient à perpétrer dans une boîte de nuit.
Gregory pivota la tête vers moi, sans chercher à masquer sa surprise.
— Bien sûr, c'était il y a deux jours. Il ne t'en a pas parlé ?
Mes épaules s'affaissèrent. Ainsi, cela s'était produit le soir de notre dispute, comme je l'avais soupçonné. C'était pour cette raison que Shawn s'était senti si mal, et il ne m'avait rien dit. Cette réalisation me rendait morose.
— Non, chuchotai-je. Il est assez secret.
La discussion s'interrompit le temps de gravir une bute, rendue glissante par le gel. Nos pieds dérapèrent à plusieurs reprises, et nous fûmes contraints de nous accrocher aux racines pour nous hisser au sommet. Devant nous, le sentier disparaissait sous la neige, coincé entre une pente raide semé d'arbres et de rochers et un talus infranchissable. Nous allions devoir évoluer avec prudence. Je me plaçai d'office du côté du ravin. Gregory avait beau être un puissant sorcier, ma condition physique restait meilleure que la sienne.
Ruminant de sombres pensées, je gardais les yeux rivés sur les monticules blancs qui s'accumulaient sur la pointe de mes chaussures. Je songeai que j'avais revu Shawn par deux fois depuis cette attaque sournoise orchestrée par Araña, et il ne m'avait tenue au courant de rien. J'avais été persuadée que notre réconciliation avait remis les compteurs à zéro, mais était-ce réellement le cas ? Il me traitait toujours comme une étrangère.
— Je pense qu'il n'a pas voulu t'inquiéter.
Je pivotai la tête vers Gregory, étonnée. Il regardait droit devant lui, comme si de rien n'était, mais je ne m'y trompais pas : il s'efforçait de me réconforter. Gregory était plus gentil qu'il ne voulait le faire croire.
— Cette histoire le préoccupait vraiment, embraya-t-il. C'était la première fois que je le voyais dans cet état, et pour cause : ça aurait vraiment pu mal tourner. Le club était plein à craquer, ils avaient bien choisi l'endroit. L'air empestait la sueur et le musc. Je n'ose imaginer à quel point il est déjà difficile pour les vampires de résister à cette tentation, alors si on ajoute la moindre goutte de sang...
Il laissa échapper un rire chargé d'amertume.
— Ces salauds ont vraiment de la suite dans les idées.
— Mais vous avez réussi à les contrer, non ? le pressai-je, avide de réponses. Rien n'a fuité dans la presse, et les filles ne semblent pas au courant d'un quelconque incident.
— C'était serré, mais oui, on a évité la catastrophe. Ce qui nous a sauvés, c'est que ces lâches ne se sont pas attardés. Ils ont balancé les loups au milieu des brebis et se sont barrés pour ne pas se faire prendre. Shawn a été obligé de les suivre, mais il savait qu'un mystérieux justicier serait présent pour défendre la veuve et l'orphelin.
Il avait parlé sur le ton de l'autodérision, mais je me demandai comment il avait vécu ce rôle inattendu de héros. Peut-être l'avait-il apprécié plus qu'il ne souhaitait le montrer derrière cette façade blasée ?
— Bien évidemment, il y a eu des blessés, et j'ai été obligé d'abattre un vampire. J'aurais préféré ne pas en arriver là, mais celui-là n'est pas parvenu à reprendre le contrôle de lui-même. Ses pulsions étaient trop fortes. Ce sont des prédateurs, commenta-t-il avec un mouvement d'épaules fataliste, mais je sais que je m'adresse à une convaincue. Bref, l'essentiel est que la couverture de Shawn est sauve et qu'il n'aura pas de victimes supplémentaires sur la conscience. Pas pour le moment, en tout cas.
Ces bonnes nouvelles me réchauffèrent le cœur. J'aurais dû deviner qu'ils avaient réussi : Shawn semblait plus apaisé depuis la veille, et nos deux derniers entraînements s'étaient déroulés sans accroc. Grâce à Gregory.
Je ressentis une immense bouffée de gratitude à l'égard du sorcier. Il considérait réellement Shawn comme son frère et, à ce titre, il ferait tout pour lui. Leur amitié me rappelait celle qui me liait à Sandy : absolue et indéfectible.
— Merci, lui dis-je spontanément, parce que c'était plus fort que moi et que je lui serais éternellement reconnaissante.
Le sorcier baissa vers moi un regard où brillait une étincelle sans équivoque.
— Tu l'aimes vraiment, hein.
Je sursautai et, bêtement, mon premier réflexe fut de nier :
— Quoi ? Non, pas du tout, je...
Face au ricanement gentiment moqueur qui lui échappa, je me détournai de lui, boudeuse. J'en avais assez d'être un livre ouvert, mais à quoi bon mentir ? Gregory n'avait jamais caché qu'il était mon allié dans cette histoire. Alors, maudissant le rouge qui incendia mes joues, j'avouai tout bas :
— Bien sûr que je l'aime.
C'était la première fois que je le disais à voix haute, et c'était terrifiant. Terrifiant et exaltant.
Aimer quelqu'un donnait la force de déplacer des montagnes, mais c'était aussi se défaire de toutes nos armures pour se mettre à nu. Je me sentais invincible et aussi fragile qu'un nouveau-né.
Mon cœur ne m'appartenait plus, c'était aussi simple que cela. Désormais, il battait pour quelqu'un d'autre, un garçon pour lequel j'étais prête à tout. Cette folle résolution m'armait de courage et me tétanisait de peur. Comme se tenir au bord d'un précipice sans savoir si on allait chuter ou s'envoler.
J'espérais m'envoler haut, très haut dans le ciel.
— J'aimerais juste que ce soit réciproque, soufflai-je piteusement.
— Ne t'inquiète pas, vous êtes faits pour être ensemble, répliqua-t-il d'un ton tranquille.
Je sourcillai, pressentant comme un message caché sous cette déclaration.
— Et pourquoi en es-tu aussi persuadé ?
— À cause de tes ondes, répondit-il sur le ton de l'évidence, et de la façon dont elles réagissent en sa présence.
Je rougis derechef, gênée d'aborder cette mécanique des plus mystérieuses que nous avions tacitement passée sous silence jusqu'à présent.
— Oh, fis-je, face pudiquement baissée vers le sol. En fait, je n'y peux rien. Dès qu'il est là, elles se mettent au diapason de son cœur. J'essaye de les en empêcher, rien n'y fait.
— C'est normal, tu ne peux pas le contrôler. Ta magie l'a choisi, et elle est bien déterminée à le montrer. Tu sais, les magies peuvent être sacrément têtues quand elles le veulent.
Mon cœur se mit à tambouriner follement contre mes cotes.
— Comment ça, ma magie l'a choisi ? Tu veux dire, un peu comme...
— Une âme sœur ? me devança-t-il. Tout à fait. Tu l'ignorais ?
Je le dévisageai de mes yeux grands ouverts, prenant toute la mesure de ces deux petits mots.
Âme sœur.
Je m'étais toujours demandé pourquoi ma magie réagissait ainsi dès que Shawn était dans les parages. La gêne l'avait emporté sur l'envie de comprendre, et je m'étais persuadée qu'il s'agissait là d'un simple caprice de mon pouvoir, un dysfonctionnement particulièrement embarrassant. Jamais je n'aurais imaginé quelque chose d'aussi... inéluctable, romanesque, de ces destins d'amoureux fusionnels que l'on ne retrouvait que dans les livres.
Comme je m'embourbais dans un silence abasourdi, Gregory poursuivit :
— Si tu veux tout savoir, les magies ne choisissent qu'une seule personne avec laquelle elles voudront se lier dans toute une vie. Une seule, ou aucune : la plupart des mages ne rencontrent jamais celui ou celle qui emportera l'affection de leur pouvoir. Attention, nuança-t-il, levant un index prudent, le fait que ta magie ait jeté son dévolu sur Shawn ne signifie pas que tu es obligée de le choisir, toi. Tu peux très bien ne pas suivre son penchant. Néanmoins, lorsque le sorcier et sa magie choisissent la même personne, alors...
Toute trace de légèreté disparut de son visage, chassée par une gravité qui tendit ses sourcils au-dessus de ses yeux, d'un noir profond d'onyx.
— Alors il paraîtrait que ce sont les plus belles amours qui existent, énonça-t-il finalement dans un souffle.
Ces paroles se nichèrent droit dans mon cœur. Une vive émotion me picota les yeux, la poitrine, parce que soudain, je me sentais la personne la plus chanceuse au monde. La plus triste aussi, alors que j'étais confrontée à la mélancolie de Gregory. Un creux s'était formé dans ses joues, et son habituel sourire en coin, sa marque de fabrique, avait laissé place à une grimace malheureuse.
— Tu... as déjà rencontré cette personne ? tentai-je prudemment.
Il avait été si profondément absorbé par ses pensées qu'il mit plusieurs secondes à réagir à ma question. Puis, un soupir, éraillé d'un rire moqueur.
— Ce n'est pas un phénomène si courant, et je doute que Stribog, tisseur des destins, juge une crapule dans mon genre digne d'un tel honneur. Non, dit-il encore, sa voix grave perçant à peine l'air feutré de la nuit. Je pense que je ne la rencontrerai jamais.
Alors que je contemplais son profil comme une ombre chinoise sur la neige, je me rendis compte d'une chose : sa magie restait de marbre en présence de Sandy.
J'avais beau détester l'idée qu'il puisse la courtiser, en secret peut-être, ce constat me serra douloureusement le cœur. Je ne pouvais qu'imaginer l'espoir, tenace et incontrôlable, qui devait renaître à chaque nouvelle rencontre pour se retrouver déçu, encore et encore. L'amertume s'installait probablement, une rouille qui grignotait peu à peu le cœur.
J'aurais voulu prononcer des paroles de réconfort, mais la culpabilité me nouait la gorge. Ce fut Gregory qui allégea ma conscience, m'adressant l'un de ces rictus cyniques qui me hérisserait en temps normal. Pas cette fois.
— Ne tire pas cette tête. Je ne te racontais pas ça pour que tu te morfondes à mon propos, plutôt pour que tu comprennes pourquoi je ne veux pas laisser le champ libre à Kristalina. On ne sépare pas deux âmes sœurs. Maintenant que Shawn est redevenu un homme, ce que j'ai toujours soupçonné s'est confirmé : c'est quelqu'un de bien, il n'a simplement pas eu de chance. Tu sais, avoir pour meilleur ami un type sans âme n'a pas été de tout repos.
Il s'esclaffa de bon cœur, et je devinai qu'il se remémorait certaines de leurs aventures dont je préférais ne pas connaître la teneur.
— Mais je me suis accroché, et je ne le regrette pas. Je sais que je peux compter sur lui autant qu'il peut compter sur moi. Maintenant, je veux qu'il soit heureux. Il en a suffisamment bavé dans sa vie. Et si c'est toi, la personne qui peut faire son bonheur, alors je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider.
Cette déclaration inattendue me laissa sans voix, et le seul mot que je parvins à articuler d'une voix enrouée par l'émotion fut :
— Merci.
— Tu te répètes, microbe.
Je roulai des yeux de façon appuyée, mais c'était plus par habitude que par réel agacement. Cela faisait plusieurs jours que Gregory ne m'insupportait plus. Il était visiblement de ces personnes qui gagnaient à être connues.
Avec un brin de culpabilité, je songeai à toutes les vilaines choses que j'avais dites de lui à Sandy. Pour me donner bonne consciente, je déclarai, magnanime :
— Par loyauté pour Jack, je ne peux pas t'aider à conquérir Sandy, mais... je ne te mettrai pas de bâtons dans les roues si tu essaies.
Ou plutôt, je ne le ferai plus, corrigeai-je en pensée.
Pour toute réponse, Gregory éclata de rire, une hilarité tonitruante qui se réverbéra en joyeux échos à travers la forêt. Il susurra ensuite, lèvres étirées jusqu'aux oreilles :
— Mais qui a dit que j'avais besoin d'une quelconque aide ?
Je revis Sandy, sensuelle à souhait dans cette magnifique robe lilas, ses joues d'une belle teinte pivoine et ses yeux topaze qui me fuyaient. Je superposai cette image à l'air goguenard de Gregory, à son assurance toute masculine, celle d'un homme à qui rien ni personne ne résiste.
— T-tu n'as..., bégayai-je alors, mes convictions chancelant comme un château de cartes. V-vous n'avez pas...
Je n'eus pas le temps d'accoucher : un buisson s'agita brusquement à quelques pas de nous.
Gregory tendit un bras devant moi pour m'arrêter. Nous nous figeâmes, les sens en alerte, les pouvoirs sous haute tension.
Le buisson gigotait comme un chien qui s'ébroue, projetant de la neige qui tombait en pluie sur le sol. Il faisait si noir que je ne distinguais rien derrière la toile rigide de branchages, mais la chair de poule qui dévalait lentement la peau de mes bras ne trompait pas.
Il y avait quelque chose qui se tapissait dans l'ombre. Une chose qui nous observait... et mon petit doigt me disait que ce n'était pas la vache miraculeuse tant espérée.
Du bout des doigts, je délogeai un couteau de l'étui sanglé à ma cuisse.
— Attends, me chuchota Gregory.
— Non, tu crois ? ironisai-je.
Comme si j'allais lancer une arme blanche au petit bonheur la chance. S'il y avait bien une chose que j'avais apprise lors de ma formation, c'était qu'il valait mieux prévenir que guérir. Et ce, même si j'étais très douée pour soigner les bobos.
Yeux résolument rivés aux fourrés, muscles bandés et magie dopée, je me préparai à toute éventualité. Une rencontre inoffensive, une attaque surprise, voire une simple martre qui retournerait dans son terrier. Je ne m'étais cependant pas préparée au chant qui, soudain, s'éleva en stridulations surnaturelles.
J'en cessai de respirer. Je n'arrivais pas à y croire, et pourtant...
— Des vulpinos, murmurai-je, émerveillée.
À mes côtés, Gregory se voûta, pris au dépourvu.
Dans l'imaginaire collectif, les vulpinos ne vivaient que dans les contes, où ils guidaient de leur chant miraculeux les héros égarés pour les remettre sur le droit chemin. C'étaient des créatures majestueuses mais méfiantes, qui ne se laissaient pas apprivoiser par le premier venu et préféraient vivre recluses dans leurs forêts.
Jamais je n'oublierais que Wright, l'homme d'affaires que nous avions tenté de protéger face à Shawn, avait donné l'ordre d'éventrer des femelles vulpinos pour voler leur fœtus, les condamnant à mort.
La sauvagerie de cet acte me révoltait comme si c'était hier, alors que les voix des créatures s'épanouissaient autour de nous, prenaient de l'ampleur, me pourfendaient de cette beauté éthérée, symphonie céleste où se mêlaient l'humain et le divin.
Mon corps parcouru de frissons n'osait plus esquisser le moindre mouvement de peur de faire fuir les créatures. J'aperçus un éclat de feu entre les branches, les nuances éblouissantes du soleil quand il se couchait à l'horizon. Je mourais d'envie de les voir de plus près, en sachant pertinemment qu'elles se soustrairaient à moi. Elles ne désiraient pas être contemplées, mais elles m'offraient un cadeau que je me dépêchai d'accepter, le cœur battant.
Nous avions désormais des guides pour nous conduire jusqu'à notre destination.
Je rangeai mon couteau dans son étui et m'élançai d'un pas décidé.
— Alors, Gregory, taquinai-je malicieusement le sorcier, qu'est-ce que ça te fait d'être considéré comme un héros ?
***
Coucou! J'espère que vous allez bien. Je vous souhaite une très bonne année 2025 🤩🥳🍾 J'espère qu'elle a démarré en beauté pour vous ❤️
Voilà le chapitre 26 avec un peu de retard. Vous savez enfin pourquoi les ondes d'Alicia réagissent ainsi à Shawn 🥰 (même si vous l'aviez plus ou moins deviné!) Il était temps! On se posait la question depuis le premier tome 😂
La randonnée de nos héros se passe plutôt bien, mais les ennuis ne sont jamais bien loin... 😇 La suite arrive la semaine prochaine!
Pensez à la petite ✨ avant de partir.
Bisous! 😘💞
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