Chapitre 24 - La lettre (2/2)

- La vache d'argent ? C'est une blague ?

Le magasin de Léonard était tel que dans mon souvenir : une pièce toute en longueur, exigüe et poussiéreuse, où s'amoncelaient tant de curiosités que notre regard ne savait plus où se porter. Si l'échoppe de Vicky ravirait Lyse, celle de Léonard serait pour elle une véritable caverne d'Ali Baba.

Devant ma gentille rebuffade, le sorcier émit un rire compréhensif, qui agita les cheveux blond cendré lui arrivant à hauteur d'épaules.

De notre première rencontre, j'avais gardé le souvenir d'un homme à l'allure sophistiquée et, effectivement, le costume trois pièces dont il était caparaçonné, taillé dans un épais tissu brun à fines rayures, lui donnait un chic tout britannique. Je retrouvais, avec la même confusion, ses iris délavés crénelés de bleu, qui me transperçaient avec la même intensité qu'autrefois. Je devais me souvenir que Léonard était physiquement incapable de me voir tant il donnait l'impression de savoir lire à travers moi.

À mes côtés, Sandy se tenait bien droite dans sa tenue noire de Chasseuse. Ses cheveux ramenés en chignon dégageaient les angles délicats de son visage. Je l'avais prévenue de la cécité de Léonard, aussi s'efforçait-elle de ne pas s'attarder sur ce regard qui avait perdu sa lumière au profit des babioles qui s'étalaient, tentant le chaland de leur étrangeté.

- Je vous assure, Monica, ce n'est pas une mauvaise blague, me promit Léonard de sa voix suave. Je n'aurais pas pris la peine de vous déranger, de surcroît avec un préavis aussi bref, pour vous jouer un mauvais tour.

En l'entendant user du prénom de ma sœur, la tentation fut forte de le corriger. Un coup de coude de Sandy, assené discrètement dans mon bras, m'en dissuada. Par les temps qui couraient, il était plus sage de passer sous silence mon vrai prénom.

Plantées sur des candélabres de bronze, des bougies par dizaines miroitaient dans la pénombre, conféraient aux objets entassés une patine dorée. C'était un capharnaüm proprement fascinant, parfois sans lien avec la magie, une brocante composite qui faisait se côtoyer lunettes astronomiques anciennes et chaudrons de toutes les tailles et matériaux. Livres à reliure en cuir, bijoux, balances et poids, couteaux précieux, faïences sacrées... La collection de Léonard s'était même enrichie d'un assortiment d'athamés, exposés sur un présentoir d'ébène. La lumière donnait aux lames l'aspect de métaux en fusion.

J'aurais volontiers passé des heures à tenter de dénicher quelque trésor dans ce désordre si ce n'était pour la magie de Léonard, qui me collait à la peau tel un magma visqueux. À l'instar de Gregory, le sorcier pouvait, avec sa magie, créer un territoire qui lui permettait de repérer ceux qui pénétraient dans son magasin... et d'avoir un ascendant sur eux. Un avantage non négligeable pour lui.

Jamais je n'oublierais le territoire démesuré que Gregory avait fait naître dans mon lycée. Il avait été à son image : froid et sans merci.

- Vous avez donc besoin que je déniche cette... vache d'argent pour vous ? reformulai-je, butant malgré moi sur les mots.

Une licorne, je m'en serais chargée avec grand plaisir, mais une vache magique ? On avait connu des quêtes plus héroïques.

- Demain soir, oui.

Il avait beau me caresser les oreilles avec ses accents de velours, la perspective de passer la Saint-Sylvestre à me geler les miches à la recherche de ce bovin pailleté ne m'enchantait guère.

Léonard dut sentir que je traînais déjà des pieds, car il renchérit, tapotant machinalement la poche de sa veste d'où dépassait le bouchon de liège d'une flasque.

- Croyez-bien que si j'avais pu m'en charger moi-même, je n'aurais pas recherché l'aide d'autrui.

- Bien sûr, m'empressai-je de répondre, embarrassée que ma flemme monumentale ait été aussi évidente.

- Je vous prie de m'excuser, intervint-il subitement, esquissant un sourire paresseux. Je me rends compte que je ne me suis pas enquis de votre propre entreprise. Le grimoire vous a-t-il permis de sauver l'âme de cet ami atteint de vampirisme ?

Une grimace affaissa ma bouche. J'étais dans mes petits souliers, tant parce que la question de Léonard était une façon subtile de me rappeler ma dette que parce que Sandy me fit les gros yeux en entendant cet énième mensonge de ma part. La toile de ma vie était tissée de semi-vérités, dans le meilleur des cas.

Je m'éclaircis la gorge et répondis dans la foulée :

- Euh, oui, oui, merci. J'ai accompli le rituel et il a... porté ses fruits.

- Et vous êtes toujours parmi nous, ajouta-t-il d'un air entendu.

Le sens caché de cette constatation ne m'échappait pas.

- Et je suis toujours parmi vous.

Il inclina la tête en une ébauche de révérence empreinte de respect.

- Merveilleux, énonça-t-il, appréciateur. Le grimoire ne s'était pas trompé quand il vous a choisie comme nouvelle maîtresse.

Je jugeai préférable de ne pas lui parler de ma mort, une quasi-certitude désormais. Autant lui laisser croire que j'étais une brillante sorcière.

- Je n'oublie pas qui me l'a donné. Parlez-moi donc de cette... vache.

Décidément, cette idée était trop absurde pour que je m'y habitue.

- Choubo isobilya, récita-t-il, yeux mi-clos. Miracle d'Abondance. C'est un cadeau de la nature pour ceux qui ont été maudits.

- C'est-à-dire ? Quel est son pouvoir ?

- Le lait qu'elle produit en abondance est miraculeux, voyez-vous. Il peut annuler les effets des sortilèges. Une simple fiole peut sauver ceux qui ont perdu la raison après une rencontre avec une banshee, désensorceler celles qui ont été séduites par un incube, entre autres choses. Aucun maléfice ne peut lui résister, pas même ceux qui affectent leurs victimes depuis des années.

Ces quelques exemples m'avaient permis de relier les points entre eux : ce lait magique était probablement le seul remède lui permettant de recouvrer la vue. Ce n'était pas un service anodin qu'il me demandait : il changerait sa vie.

Je songeai aux vertus de ce lait, à sa capacité de défaire ce qui avait été fait, et je cédai à un espoir prudent :

- Pourrait-il annuler un pacte de sang ?

La vision de ce chiffre, gravé en courbes écarlates sur la main de Shawn, ne me quittait jamais vraiment.

Du plat de la main, Léonard dépoussiéra le comptoir de bois verni qui s'élevait entre nous.

- Il est des choses que même l'élixir le plus puissant ne peut guérir, fut sa réponse navrée.

J'opinai de la tête, déçue malgré moi. Un pacte de sang n'était pas un sortilège ou une malédiction. On le concluait de son plein gré et, à moins de remplir sa part du marché, seule la mort de l'une ou l'autre des parties pouvait en venir à bout.

- Je comprends. Quoi qu'il en soit, vous pouvez compter sur moi pour trouver cette créature.

- Vous m'en voyez ravi, car c'est de vous que j'ai besoin, Monica. De vous, en particulier, pour deux raisons bien précises. Miracle d'Abondance n'apparaît qu'une seule fois par an, la nuit au cours de laquelle la nature prend le chemin du renouveau.

- La nuit de la nouvelle année, donc.

- Tout à fait. Son esprit habite un lointain massif montagneux, situé à l'est d'ici. Vous le connaissez sans doute, il s'agit des Dents du diable.

Je risquai un coup d'œil perdu vers Sandy, qui s'enquit en toute décontraction :

- Près de la ville de Mellitz, n'est-ce pas ?

Je la remerciai d'un clignement d'yeux appuyé. Nul besoin de trahir mes pauvres connaissances de la géographie espéritienne grâce à elle. Si j'étais incapable de placer sur une carte ces montagnes - dont je découvrais par ailleurs l'existence -, je voyais à peu près où se trouvait Mellitz. Et c'était loin. J'étais quasiment certaine qu'en équivalent Pristine, Mellitz se trouverait en Autriche, hors du rayon couvert par ma magie.

- Exact. La première raison pour laquelle j'ai besoin de vous, Monica, c'est qu'en tant que Chasseuse et sorcière, vous disposez des capacités physiques et magiques nécessaires pour partir à sa recherche.

J'acquiesçai mollement puis, me souvenant qu'il ne me voyait pas, je pépiai un « Oui » incertain. Arpenter une montagne n'était pas un problème. C'était m'y rendre qui serait une gageure. J'allais devoir recourir aux services d'un certain sorcier, en espérant qu'il accepterait de renoncer à participer aux festivités de l'Aube éternelle pour rejoindre mon expédition en pleine montagne.

- Et la deuxième raison ?

- Donnez-moi votre main, je vous prie.

Cette fois-ci, je ne fis pas l'erreur de lui offrir d'abord ma main droite. Je lui donnai directement la gauche, la main du cœur. Malgré moi, mon pouls s'accéléra, pareil à une litanie de tambours dans mes oreilles.

Léonard enferma ma main entre les siennes. Avec appréhension, je le vis fermer les paupières, bien consciente de l'examen auquel je me soumettais.

Il vérifiait la pureté de mon cœur. Ce jour-là, je redoutais de connaître son verdict.

Ses mains étaient tels des grappins dont les doigts de fer refusaient de me relâcher. Avec une pénible acuité, je me rendis compte qu'il mit plus de temps que la première fois. Que percevait-il ? Qu'est-ce qui, dans mon âme, le préoccupait au point de creuser ces sillons tels des ravins sur son front ?

Il ne faisait pas chaud dans cette pièce biscornue, parcourue de courants d'air qui faisaient frémir les flammes des bougies. Pourtant, une sueur désagréable s'imprima sur ma peau, me fit frissonner comme une mauvaise fièvre.

Quand Léonard releva les paupières, ses yeux translucides tombèrent dans les miens. Il relâcha ma main que je ramenai promptement contre mon sein gauche, contre mon cœur qui battait à toute rompre contre mes cotes.

- Comme c'est étrange, parla-t-il tout bas. La part de ténèbres qui entache votre âme a grandi, néanmoins elle n'a pas souillé votre cœur. C'est comme si... un être indépendant vivait dans votre corps. Un autre double, car sous la noirceur bouillonne une lumière pure qui ne demande qu'à jaillir.

Je tâchai de ne rien laisser voir de mon trouble, mais c'était difficile. Pour la première fois, je percevais sous la surface l'autre pan de mon pouvoir qui dormait encore. La facette lumineuse de l'Adalid, celle en laquelle je plaçais toutes mes espérances. Sans le vouloir, Léonard m'avait donné un aperçu du pendant bénéfique de la bête. Je me raccrochai de toute ma force à cette lumière encore étouffée par les ténèbres. Peut-être le chaos et la destruction n'étaient-ils pas ma seule issue.

- Je pense que Choubo isobilya se laissera voir de vous.

- Vous voulez dire...

- Que seuls les cœurs purs peuvent l'approcher et récolter son lait, compléta-t-il doucement.

- Est-ce que c'est le moment de préciser que je n'ai jamais trait de vache ? répliquai-je, pince-sans-rire.

Léonard s'esclaffa, faisant courir ses doigts dans sa chevelure filasse.

- Je suis certain que ce ne sera qu'une formalité pour vous.

- Je l'espère... Récapitulons : nuit de la nouvelle année, Dents du diable, vache brillante, résumai-je. À moi de la trouver. Avez-vous un dernier conseil à me donner ?

Le sorcier hésita, sa main saisissant sa flasque pour boire une rasade de son contenu. Il poussa ensuite un soupir aux notes d'alcool ambré.

- Faites attention à vous, finit-il par dire, un éventail de fines rides apparaissant autour de ses yeux aveugles. Vous ne serez probablement pas la seule à rechercher la faveur de la créature, et certains sont prêts à toutes les bassesses pour obtenir son essence. Soyez prudente.

Je pris le temps de digérer son avertissement. Mes lèvres se retroussèrent en un sourire combattif.

- Ne vous inquiétez pas, je sais me défendre. Dans deux jours, vous retrouverez la vue. Vous avez ma parole.

De retour dans la rue, où résonnaient les aboiements lointains d'un chien, Sandy me contempla quelques instants avant de briser le silence.

- Tu te rends bien compte qu'il n'est pas question que tu y ailles seule.

- Avec les risques qu'il a mentionnés à demi-mot ? ricanai-je. Évidemment que non. Ce serait suicidaire, et j'ai bien l'intention de fêter mes dix-sept ans.

Et de devenir Professionnelle, de boire de l'alcool et de perdre ma virginité tant qu'à faire. Beaucoup de belles choses en perspective, et je comptais bien rester vivante pour en profiter.

À la faveur de la nuit, les yeux de Sandy étaient deux topazes étincelant d'inquiétude.

- Tu vas demander l'aide de Shawn ? insista-t-elle. Ou celle de Gregory ?

Quitte à me flageller ensuite, je me jetai sur la perche qu'elle venait inconsciemment de me tendre.

- Tiens, tu l'appelles Gregory, maintenant ? m'enquis-je en toute innocence. Plus de Drezen qui tienne ?

Mon œil averti décela les rougeurs qui partirent à l'assaut de ses joues, en dépit de l'obscurité prégnante dans ce quartier isolé.

- C'est un allié maintenant, non ? rétorqua-t-elle, avec aux lèvres un sourire si peu détendu qu'il semblait fait de béton armé.

- C'est vrai, convins-je. Un allié qui, je l'espère, acceptera de me servir de chaperon demain soir.

Je n'attendis pas pour récupérer mon téléphone dans mon sac banane, mes pensées s'entrechoquant dans ma tête.

- Mieux vaut que Shawn ne sache rien de cette histoire de grimoire et de dette, persistai-je avec la détermination de celle qui veut se convaincre elle-même. Il est suffisamment préoccupé comme ça et, de toute façon, il est pris demain soir, renchéris-je, maussade.

Je n'avais pas oublié que chaque année, il emmenait Kitten assister à l'Aube éternelle. Non seulement j'allais être privée de fête, mais, en plus, je passerais la nuit à les imaginer déambulant main dans la main. On avait rêvé mieux comme réveillon du Nouvel an.

- Je suis sûre qu'il s'adapterait pour t'accompagner, s'entêta Sandy.

- Peu importe. De toute manière, j'ai besoin de Gregory pour aller aux Dents du diable, alors...

Une sonnerie de téléphone me coupa la parole. D'un même mouvement, nous baissâmes les yeux vers mon écran. Noir. Sandy s'empressa alors de dénicher le sien dans la poche intérieure de son blouson.

- Frédéric, m'apprit-elle avant de décrocher. Allô ?

Elle s'éloigna de quelques pas, et j'en profitai pour passer mon propre coup de fil. Gregory répondit au bout d'une sonnerie.

- Bonsoir, microbe. Décidément, tu ne sais plus te passer de moi.

Comment une simple voix traînante pouvait-elle autant taper sur les nerfs ?

- Je vais bien, merci, et toi ? grinçai-je.

- Tu vas prétendre que tu m'appelles pour avoir de mes nouvelles ? ricana-t-il. À d'autres. Dis-moi ce que tu veux, je suis pressé.

J'enrageais qu'il m'ait percée à jour si vite, mais je ne répliquai rien. Pas question de courir le risque d'un refus. Ainsi, la lippe boudeuse, je lui racontai la demande de Léonard, insistant sur l'importance qu'elle revêtait et, surtout, sur le fait que je ne pouvais pas me dérober.

- Je vois...

Il tarda tant à me répondre que je me surpris à sautiller d'impatience, comme juchée sur des ressorts.

- Entendu, accepta-t-il finalement, mais tu me revaudras ça.

Je ne voyais pas en quoi je pouvais lui être utile, mais je gardai cette réflexion par-devers moi.

- Promis. Merci, merci, merci !

Nous convînmes rapidement d'une heure de rendez-vous, et ce fut l'esprit léger que je raccrochai. Avec l'aide de Gregory, j'étais certaine de toucher au port.

Je m'aperçus que Sandy, de son côté, avait également terminé. Elle revenait vers moi au pas de course, le visage fendu d'un sourire plein de dents. Une bonne nouvelle, je le sus d'instinct. Nous en avions si peu, ces derniers temps, que mon cœur se gonflait déjà de joie.

- Tune vas pas le croire : Frédéric vient de recevoir un appel de Ribaucourt.Lilia Calista accepte de nous rencontrer !

***

Coucou! Comment allez-vous? J'espère que vous êtes enfin en vacances! ❤️

Nous avons donc retrouvé Léonard, qui a confié à Alicia cette mission un peu particulière 😅 A votre avis, est-ce que ça va bien se passer? 😇

Nous avons tout de même eu droit à une bonne nouvelle en toute fin de chapitre: en rencontrant Lilia Calista, nos héros pourront peut-être récupérer une arme capable de venir à bout de Calyo (et peut-être aussi des harpies). Mais on le sait: rien n'est gratuit dans Filthy...

Je vous souhaite de passer un bon weekend et, surtout, je vous souhaite un très bon Noël avec un peu d'avance! J'espère que vous pourrez profiter d'un bon repas et recevoir de jolis cadeaux sans trop de drama familial 😅 On y croit!

N'oubliez pas la petite ✨ si le chapitre vous a plu 😁 Pour info, je vais annoncer plus régulièrement les chapitres sur mon babillard à partir de maintenant, parce que les notifications ont l'air un peu capricieuses en ce moment 😅

Bisous! 🥰😘

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