Chapitre 21 - La sentence tombe (2/2)

— J'ai reçu un coup de téléphone du Conseil il y a une heure. Les collègues chargés d'enquêter sur l'incident de la manifestation ont rendu leur décision.

Je me figeai sur mon siège, une sueur désagréable s'imprimant sur ma peau. Je les considérai l'un après l'autre, leur mine désolée, leurs épaules recroquevillées en anticipation de ma réaction.

— Le Conseil a tranché en ma défaveur, articulai-je péniblement.

— Cela pourrait être pire, intervint précipitamment Oliver.

Assis près de moi, il posa une main sur mon avant-bras. Je crevais de chaud, toujours emmitouflée dans mon manteau, mais c'était aussi la colère qui me faisait suffoquer.

— Mais..., l'encourageai-je d'une voix grondante.

— Mais la situation est si tendue qu'ils ont préféré calmer les esprits et montré l'impartialité du Conseil, avoua-t-il avec réticence.

— Ils ont décidé de ne pas prolonger ta mise à pied au-delà de quatre semaines, poursuivit Frédéric, parce qu'ils ne peuvent se permettre de se priver d'une Chasseuse compétente trop longtemps par les temps qui courent. C'est la raison pour laquelle ils ont privilégié une sanction de nature financière.

— Financière ? répétai-je, sidérée. Mais je n'ai pas d'argent.

— Ils ont vu que tu devenais Professionnelle sous peu.

Des larmes de rage inondèrent les yeux. J'avais compris.

— Combien ? demandai-je, peinant à dompter ma fureur.

— Les quatre premiers mois, répondit Oliver, si doucement qu'il donnait l'impression de désamorcer une bombe. Tu toucheras tout de même la compensation que tu recevais en tant qu'Expérimentée. Le reste sera versé comme dédommagement.

Près de quinze mille livres. Une fortune pour qui se contentait depuis des années d'une solde mensuelle ridicule. Mark Raizenne me l'avait volée, avec sa bêtise crasse et ses provocations qui m'avaient poussée à bout au point de réveiller le monstre en moi.

L'injustice planta en moi la graine de la haine. Une haine brutale, qui fit trembler mes doigts et flamboyer mes yeux. Une pensée malsaine s'insinua en moi, plantant ses crocs dans mon cœur. Je cèderais cette somme de mon plein gré si elle me permettait d'avoir de nouveau ce sale type sous la main. Cette fois-ci, je ne laisserais pas la bête lui régler son compte à ma place, non : je lui fracasserais la mâchoire avec délice, et le son de ses os se brisant sous mes poings serait une bien jolie mélodie.

On aurait dû le tuer, chuchota une voix noire en moi.

Ce fut cette sentence de mort, prononcée avec un calme implacable, qui me fit recouvrer mes esprits.

Battant vivement des paupières, je constatai que Frédéric et Oliver me miraient avec inquiétude. L'espace de quelques secondes, j'étais tombée entre les griffes de la bête.

Je craignis d'avoir parlé à voix haute et dévoilé cette noirceur que je cachais dans mon sein. Avaient-ils perçu qu'elle croissait jour après jour, grignotant peu à peu ma raison, se nourrissant des pulsions de férocité qui agitaient parfois mon sang ?

La bête réclamait vengeance.

Je sus qu'ils ne s'étaient rendu compte de rien quand Oliver accentua la pression de sa main sur mon bras.

— Frédéric et Michael ont déjà fait le tour de la maison, et on est tous tombés d'accord : on paiera cette indemnisation tous ensemble.

Amitié, solidarité, amour... des émotions belles et humaines, qui firent reculer le monstre dans son antre pour de bon. L'étau qui comprimait mes poumons se relâcha, et je respirai plus librement.

— Non, refusai-je. Ce n'est pas à vous de payer pour mes erreurs.

— Tu n'as pas demandé à avoir ce pouvoir en toi, défendit Frédéric.

Il me semblait que de nouvelles rides fleurissaient chaque jour sur sa peau, témoins des soucis qui ne le quittaient plus jamais.

Forte. Je dois être forte.

— C'est vrai, mais c'est à moi qu'incombe le devoir de le maîtriser et de l'empêcher de nuire, et cela vaut même lorsque je suis confrontée à un Mark Raizenne, conclus-je sombrement.

Je prétextai ensuite mon entraînement avec Shawn pour prendre congé. Le débat était clos.

J'étais arrivée à la Moon House avec la sensation de marcher sur des nuages cotonneux. J'avais regardé d'un œil réjoui la mer chahutée que je laissais derrière moi, mon kidnapping, ma mort, la peur d'être de nouveau débusquée et offerte sur un plateau à Araña, l'ogre de mes cauchemars.

La parenthèse dorée était déjà refermée. D'un coup de ciseaux impitoyable, le destin avait coupé mes fragiles ailes.

J'essayai de faire bonne figure auprès de Shawn lorsque je le retrouvai dans une des salles d'entraînement du niveau inférieur. J'esquissai un sourire, mais les larmes que je refusais de verser pour ce salaud de Raizenne et les rats du Conseil m'aveuglaient encore. Je révélai la tenue flambant neuve que je portais sous mon manteau, mais je me sentis stupide, moulée dans cet ensemble sexy qui ne me ressemblait pas et que j'avais mis dans le seul espoir d'attirer son attention. Shawn ne cilla même pas. Vu les sous-entendus qu'avait faits Gregory sur la vie de débauche qu'ils avaient menée ensemble, je me dis que rien ne devait plus surprendre le jeune homme.

Depuis des semaines, je ne faisais que des pas de travers. Ma vie était devenue une musique désaccordée, et je cherchais désespérément la baguette magique qui aurait le pouvoir de rallumer ma bonne étoile au-dessus de ma tête.

— Ça ne va pas ?

La voix un peu rocailleuse de Shawn me tira de mes réflexions.

Il se tenait près de la station de musculation dont Frédéric avait fait l'acquisition l'année précédente. Il m'adressa un regard en coin cependant qu'il se penchait sur les disques de poids rangés sur leur support. Mon sourire de façade ne l'avait visiblement pas dupé. Mes lèvres ne s'en étirèrent que plus, froissant mes joues comme du papier de verre.

— Si, tout va bien, mentis-je.

Je répugnais à lui narrer les problèmes qui me pesaient sur le cœur. Il n'avait pas eu l'air particulièrement heureux de me voir. Je ne voulais pas de surcroît passer pour la Mimi Geignarde de service, celle qui faisait saigner les oreilles des autres avec ses jérémiades.

J'avais vu le genre de femmes qu'était Kitten, de celles qui ne doutent de rien et avancent dans la vie comme un char sur un champ de bataille. Un véhicule blindé, forgé dans le plus dur des métaux, qui écrase tous ceux se trouvant sur son chemin.

Gregory avait eu beau m'encourager à demi-mots, je ne me sentais pas à la hauteur face à ma rivale. Plus que tout, je craignais qu'il ne fasse fausse route.

— On va commencer par de la musculation, m'informa Shawn en désignant du menton le banc du développé couché.

— Tu ne me trouves pas assez musclée ? répliquai-je dans une tentative de plaisanterie.

Tentative qui tomba lamentablement à plat.

— Non, confirma-t-il en gardant un sérieux de moine, mais c'est un problème courant chez les Chasseuses des petites villes.

La réflexion n'était pas insultante en soi, mais elle ne me rappelait que trop les commentaires désobligeants que Stanislas Beauchamp, potentiel Maître-Éclaireur de l'Espéritie, avaient distillés pendant sa visite.

Sans vouloir vous offenser, qu'a bien pu trouver un mercenaire sans âme à une petite Chasseuse de province ? m'avait-il assené. Peut-être n'avait-il pas tort, finalement.

Malgré moi, je pris la mouche.

— Et depuis quand es-tu un spécialiste des Chasseuses des petites villes ? persiflai-je.

Shawn insérait des disques de poids, larges comme des roues de camion, sur la barre. Il les maniait comme s'il s'agissait de vinyles, et non de masses de – j'inclinai la tête pour lire l'inscription – cinquante kilos.

Mon ton acerbe le fit sourciller.

— Je ne disais pas ça pour te vexer, mais la différence entre les Chasseuses de NewHeaven et celles de villes de moindre importance est flagrante. Pour moi, en tout cas, précisa-t-il avec un haussement d'épaules.

Il enfila deux disques supplémentaires, avant d'embrayer :

— Les Chasseuses de la capitale sont des armes, faites pour tuer, alors que celles du reste du pays servent à maintenir l'ordre. Pour ça, même un entraînement moyen fait l'affaire.

Nouveaux disques enfilés comme des perles sur leur fil. Alors que la quantité commençait à m'interpeler, il fixa les poids avec un anneau et changea de côté.

— Les Éclaireurs qui travaillent au Conseil s'entourent des meilleures, reprit-il, et pour s'assurer qu'elles le deviennent, ils mettent en pratique un principe très simple qu'ils ont découvert à propos de la force des Chasseuses.

— Qui est ?

— Que plus la Chasseuse s'enforcit, plus elle est à même d'exploiter ses capacités à leur plein potentiel. Évidemment, dès le moment où vous êtes révélées, vous manifestez une force surhumaine, mais votre aptitude à l'utiliser dépend de votre forme physique générale. Une Chasseuse moins entraînée sera moins performante. Il y a une certaine logique : un muscle se travaille, et il en va de même pour vous. L'objectif est donc de mettre le plus possible ton corps en adéquation avec ta force, pour que tu en tires parti au maximum.

Tout en parlant, Shawn ajouta deux disques supplémentaires. La barre ressemblait de plus en plus à une grosse brochette de réglisse en spirales.

Je me barricadai la poitrine des bras. Il était rageant que quelqu'un d'extérieur à la profession en sache plus que moi sur le fonctionnement de mon don. Comme il s'agissait de Shawn, j'étais plus encline à lui pardonner, mais tout de même...

Cependant qu'il terminait ses préparations, je convoquai le souvenir de la visite de Beauchamp, et plus précisément de la Chasseuse chargée de sa sécurité. Clarisse Roy. Elle avait manifesté un tel mépris pour nous que je l'avais aussitôt prise en grippe. J'en avais négligé certains détails, notamment sa carrure anormalement robuste. Une vraie bodybuildeuse de compétition. Avait-elle subi l'entraînement intensif dont Shawn venait de me parler ? Et, surtout, devais-je lui préciser d'emblée qu'il n'était pas question que je ressemble à une accro à la prot' ?

— Ça fonctionne aussi comme ça, pour toi ? demandai-je plutôt , cédant à la curiosité.

Shawn marqua un temps d'hésitation. Il ne s'était visiblement pas attendu à ce que je lui pose la question.

— Je ne sais pas vraiment. Dans une moindre mesure, peut-être. Nos forces sont de natures différences : la vôtre est l'œuvre de la nature, la mienne, de la magie noire.

Je hochai pensivement la tête. Sans le savoir, il venait de confirmer des soupçons que j'entretenais de longue date : c'était bel et un bien un rituel de magie noire qui l'avait privé de son âme. Restait à en découvrir les circonstances.

— Et d'où tiens-tu ces informations, au fait ? le relançai-je, perplexe.

— J'ai mes sources.

D'incertaine, ma moue se fit franchement mécontente. Je ruminais encore cette réponse frustrante quand un petit sourire en coin releva sa bouche. Dans ma poitrine, mon cœur, ce traître, chavira.

— La sœur de Gregory travaillait pour le Conseil, m'avoua-t-il avec ce même sourire gentiment moqueur. C'est lui, ma source.

— Oh...

La sœur décédée de Gregory avait donc occupé un bon poste de son vivant. La seule fois que le sorcier l'avait mentionnée devant moi, il m'avait dit qu'elle était la meilleure Chasseuse de sa maison, voire du pays. Je commençais à y croire, mais cette position n'avait pas suffi à la protéger. Pour des raisons qui m'étaient encore inconnues, des Éclaireurs pourris jusqu'à l'os avaient décidé de la mettre hors d'état de nuire.

— Prête ?

Shawn me fit signe de m'allonger sur le banc. Je m'exécutai, non sans jeter un regard circonspect à la barre qui disparaissait presque sous les disques en rang d'oignons. Je levai les yeux vers son visage penché à l'envers sur moi. Je lui demandai pour la forme, sachant que je n'aurais pas vraiment mon mot à dire :

— On en est à combien, là ?

— Six cents kilos, me dit-il en tapotant la barre pour que je la saisisse. On commence doucement.

Si mon père était là, il en perdrait toute notion de mécanique.

J'attrapai la barre à hauteur de mes épaules, et il m'aida à la décrocher du rack. Je bloquai mes omoplates, laissant mes muscles prendre la mesure du poids qui mettait mon corps à l'épreuve. Une longue inspiration, et je l'abaissai lentement, sentant la tension dans mes épaules, mes pectoraux, mes lombaires. Une expiration, et je la repoussai vers le haut.

J'étais bien consciente que six cents kilos, ce n'était pas la mer à boire pour une Chasseuse aguerrie. Le hic, c'était que je faisais partie de ces combattantes que Shawn avait citées : celles qui manquaient d'entraînement et performaient moins bien que d'autres.

Pas question de l'admettre.

Au bout de la première série de quinze répétitions, j'interrogeai mon coach du regard. Devais-je faire une pause ? Ses yeux orageux me firent signe de poursuivre. Je ravalai un gémissement dépité, d'autant que le jeune homme, contrairement à ses habitudes, semblait d'humeur loquace.

— Alors comme ça, c'était la deuxième fois que vous vous trouviez confrontés à une harpie ?

— Non. (J'inspirai, amenant la barre vers ma poitrine.) La troisième.

Je lui narrai les attaques perpétrées sur les villes de Montmory et de Délimont, et l'unique objectif derrière ces assauts : l'œil que nous avions perdu la veille.

— Mais il y en a un deuxième, précisai-je, repoussant la barre au-dessus de moi.

Je pris une seconde pour respirer à mon aise.

— Il se trouve dans Bygone.

— Et si Calyo le récupère, elle récupéra des pouvoirs dont on ne sait rien, résuma-t-il.

J'acquiesçai, puis fis mine de remettre la barre sur son rack. Shawn m'en empêcha.

— Encore quinze.

Je me pliai à sa consigne, raffermissant mes muscles pour éviter qu'ils ne tremblent dans l'effort. Je tâchai de me concentrer sur l'appui de mes pieds à terre et mes omoplates verrouillées, mais le jeune homme était décidément bavard ce jour-là.

— Les harpies avaient donc ouvert des portails dans ces deux villes. Vous savez ce qu'il en est ?

— Oui. Frédéric a demandé... aux unités de police de vérifier... sur le lieu des précédentes attaques. Ces sceaux... ont disparu eux aussi.

Je ne doutais pas que ces monstres pouvaient revenir quand bon leur semblait. De toute évidence, les harpies avaient le pouvoir de traverser les dimensions et l'espace, mais elles ne l'avaient fait que pour servir Calyo. Devions-nous en déduire que la déité exerçait un contrôle total sur elles ? Si oui, pourquoi ne les avait-elle pas encore lâchées sur le pays pour aider Araña dans sa conquête ? Aussi, était-ce grâce à elles que Calyo avait pu quitter Bygone sans y laisser la vie ?

Beaucoup de questions demeuraient sans réponse.

Depuis le banc où j'étais allongée, j'observai le visage songeur de Shawn qui me dominait, ses sourcils bien dessinés qui s'arquaient sous les mèches d'un noir profond ombrageant son front, ses prunelles argentées qui ressortaient par contraste. J'aurais pris plaisir à le guigner discrètement si mes pectoraux ne me tiraient pas autant.

— Ces harpies... elles sont insensibles au feu et aux blessures classiques, repartit Shawn, mais personne n'est parfaitement invulnérable. Vous avez découvert quelque chose à ce sujet ?

Je maintins la barre au niveau de mes seins et lui renvoyai un regard exaspéré. Ne voyait-il pas que je n'étais pas disponible pour tailler une bavette ?

Malgré ma respiration laborieuse, je lui rappelai l'arme magique qui serait en possession de Lilia Calista, déité exilée devenue PDG d'une marque de luxe. Avec un peu de chance, cette arme efficace contre Calyo le serait tout autant contre les harpies.

— Tu ne devrais pas être essoufflée pour si peu.

Le poids qui me tétanisait les muscles des bras s'évanouit soudain. Shawn avait soulevé la barre d'une main pour la replacer sur son support. Je me redressai sur le banc, prise au dépourvu. Une goutte de sueur dévala la pente entre mes seins.

Pour si peu ? me piquai-je.

— Hier, ta collègue Laurine a facilement fait cinq séries de quinze répétitions.

Je ne sus s'il avait choisi à dessein l'exemple de Laurine, mon ancienne rivale. Quoi qu'il en soit, la mention de son prénom suffit à me faire monter sur mes grands chevaux.

— J'ai fait trois séries, c'est déjà bien, arguai-je.

— Elle levait huit cents kilos.

Je restai médusée avant de comprendre. Sa volubilité inhabituelle, toutes ces questions destinées à me faire parler... c'était pour évaluer ma résistance à l'exercice. Il avait compris que la maîtrise que j'avais tenté d'afficher n'était qu'un contrôle de façade ; il avait simplement fait en sorte que je me trahisse.

Mon visage se ferma.

J'étais vexée, attristée de voir que ce que j'avais interprété comme un rapprochement, la preuve que nous pouvions communiquer autrement qu'en nous disputant, n'avait été pour lui qu'une façon de me faire avouer mes faiblesses. Je n'y avais vu que du feu.

Cette nouvelle désillusion m'ébranla. À partir de là, je ne cherchai plus à faire bonne figure.

Shawn voulait que je travaille mes biceps ? Mais bien sûr. Je m'installai au pupitre et soulevai la charge qu'il jugea adéquate. Il souhaitait désormais que je renforce mes abducteurs ? C'est comme si c'était fait. Je suivis ses consignes sans broncher et, les abdos compacts comme de l'acier, écartai les coussins de protection de la machine avec mes genoux.

Je réalisai tous les exercices qu'il estima nécessaires sans plus piper un mot. J'en avais assez de me montrer conciliante, de feindre la gaieté, pour voir mes efforts remerciés par du désintérêt. Une relation, même une simple amitié, se construisait à deux. Si j'étais la seule à poser les premières pierres de l'édifice, à quoi bon s'acharner ? Il ne tiendrait jamais debout.

Nous étions passés à des enchaînements sur les tapis, qui amortissaient nos pas et mes chutes. Nous travaillions mon esquive, mais j'avais la tête ailleurs. Alors que je fléchissais les jambes et que je pivotais le buste pour éviter ses poings, mes pensées dérivèrent.

J'avais idéalisé ces entraînements, pensant à tort qu'ils nous permettraient de briser la glace. La réalité était bien éloignée du fantasme. Au lieu d'imaginer des stratagèmes pour me mettre en valeur et le faire succomber à mon charme – si c'était même possible –, je ressassais tout ce qui me contrariait : le Conseil, qui n'avait pas défendu l'une des siennes ; Mark Raizenne, qui, en plus de m'avoir humiliée, allait empocher le fruit de mon travail ; Shawn, enfin, qui venait de me prouver par A + B que j'étais une combattante ratée.

Résultat des courses : je ne parvins pas à échapper à l'une de ses prises, qui m'envoya derechef au tapis. Bien qu'il retînt ma chute, l'impact eut raison de l'air dans mes poumons.

Étalée au sol comme une débutante, je repris mon souffle et me frottai les yeux, lasse. Quand je les rouvris, j'avisai Shawn et la main qu'il tendait pour m'aider à me relever.

J'envisageai de l'ignorer.

La sollicitude que je décelai dans ses prunelles claires m'en dissuada.

Il me hissa sur mes pieds avec facilité. Dans ce petit mouvement, je perçus toute la force qui dormait en lui.

— Tu n'es pas avec moi.

Sa main lâcha la mienne, mais il ne s'écarta pas, ses yeux sondant les miens à la recherche d'une réponse. Son parfum me chatouillait délicieusement les narines. Quand il déglutit, sa pomme d'Adam remua ; je la suivis des yeux, rêvant de la sentir vibrer sous mes lèvres.

J'étais vraiment foutue.

— Pourquoi tu dis ça ? fis-je avec un haussement d'épaules. Tout va bien.

Mon ton était plus acerbe que je ne l'avais voulu, mais j'avais été trop chahutée ces derniers jours pour réussir à museler ma rancœur.

Je me dérobai, trottinant à l'extérieur du tapis, vers le banc où j'avais laissé ma gourde et une serviette. Shawn reprit, quand bien même c'était à mon dos qu'il s'adressait :

— Je commence à te connaître, Alicia, et je sais quand...

À ces mots, ce fut plus fort que moi : j'éclatai de rire. Un rire cynique, qui m'emporta dans une virevolte pour que je puisse le toiser de mon regard intraitable. La tristesse me rendait mauvaise. Sa présence même, dans cet entre-deux – ni amis, ni ennemis, ni rien du tout – faisait ressortir le pire en moi. L'amour ne devrait-il pas produire l'effet inverse ?

Mon hilarité malvenue l'avait coupé dans son élan. J'en profitai pour remettre les pendules à l'heure.

— Tu commences à me connaître ? Ça m'étonnerait. Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, tu n'as jamais fait aucun effort pour.

Ce constat ne m'en rendait que plus amère.

Je lui présentai de nouveau mon dos. L'image qu'il renvoyait, mains contractées sur les hanches et visage penché pour mieux me considérer, avait accéléré les battements de mon cœur. Le sien affichait un calme olympien. Ma magie épousait son rythme paisible.

Je n'étais pas armée pour me battre avec lui. Avec mes poings peut-être, mais avec les mots, j'étais toujours perdante. Parce que j'étais jeune, amoureuse, et qu'une culpabilité sourde m'écrasait sans répit.

Je dévissai le bouchon de ma gourde et la vidai de moitié. Je m'appliquai ensuite à éponger la sueur sur mon front et ma nuque. Mon regard glissa sur ma brassière de sport, mes leggings, le tatouage d'un noir d'encre qui rayonnait autour de mon nombril. J'avais cru pouvoir l'aguicher ; c'était oublier l'écheveau complexe, impossible à défaire, de notre relation.

— Si c'est par rapport à tout à l'heure, reprit-il prudemment, je ne voulais pas te blesser. Je souhaitais simplement te faire prendre conscience de ton retard.

Je fis de nouveau volte-face, forçant un sourire qui m'écorcha les lèvres.

— Vous vous êtes donné le mot, aujourd'hui, pour me faire comprendre que je ne suis pas assez bien.

Il sourcilla, décontenancé.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

— Laisse tomber, marmonnai-je en fourrant mes affaires dans mon sac.

J'estimais avoir assez sué pour la journée. Je me dirigeai vers la porte, hissant la bretelle de mon sac sur mon épaule. Je ne m'attendais pas à la main qui se referma sur mon poignet pour me retenir.

Shawn évitait toujours de me toucher, sans que je sache s'il prenait volontairement ses distances ou estimait juste que l'on ne se connaissait pas assez. Ce contact inattendu, intime, me prit de court. Je considérai longuement sa main, ses doigts forts, les veines bleutées qui saillaient et couraient sur son avant-bras solide, parcouru d'un duvet sombre. Je l'observai jusqu'à ce qu'il me libère. Alors, seulement, je croisai son regard.

— Raconte-moi, me pria-t-il doucement.

Sa gentillesse aussi me déconcerta, lui qui me battait toujours froid. Avant que j'aie pu les retenir, les mots se déversèrent, butant sur ma langue dans ma précipitation.

Shawn m'écouta avec attention tandis que je crachais ma colère, dirigée tant contre ce salaud de Raizenne que le Conseil. La rage revint, plus forte encore : mettre des mots sur l'injustice ne la rendait que plus révoltante.

Alors que je parlais, il m'entraîna vers le banc, une main au creux de mon dos. Il nous fit asseoir et resta silencieux quand je lui racontai dans le détail la manifestation qui avait mal tourné, ce sale type qui m'avait prise à parti et la bête qui avait vaincu ma conscience. Je terminai par la sentence du Conseil qui venait de tomber, à l'origine de mon découragement.

Shawn s'était renversé vers l'arrière, tête appuyée contre le mur, ses yeux se perdant dans le plafond à la peinture écaillée. Jambes remontées contre ma poitrine, j'avais enfoui mon menton entre mes genoux. Le jeune homme poussa un soupir, avant de rompre le silence :

—Le Conseil protège ses arrières. Les Éclaireurs proches du pouvoir central ont peu de considération pour leurs Chasseuses : ils n'ont pas de scrupules à sacrifier l'une d'entre elles pour préserver leur tranquillité.

Il avait raison, mais je rechignais encore à voir la gangrène qui rongeait l'institution qui m'avait donné le la pendant tant d'années. C'était un repère que je perdais, un point d'ancrage, et je voguais à la dérive tel un satellite privé de sa planète. On apprenait aux Chasseuses à suivre les ordres ; je devais apprendre à être mon propre maître.

Shawn se pencha vers l'avant, plantant ses coudes dans ses cuisses.

— Si c'est un problème de reconnaissance, ce n'est pas auprès d'eux que tu la trouveras, énonça-t-il simplement, visage incliné vers moi. Auprès de ton chef, oui. Il tient tellement à toi qu'il est prêt à se compromettre pour te venir en aide. Ne gaspille pas ton énergie pour des Éclaireurs qui n'en ont rien à faire de toi. Pense à ceux qui t'apprécient à ta juste valeur.

Je me mordis la lèvre, ô combien consciente que ses mots cheminaient droit dans mon cœur.

— Et si c'est un problème d'argent... Frédéric a parlé de ton salaire, c'est ça ?

J'opinai de la tête.

— Et les missions privées ?

— Il ne les a pas mentionnées, réalisai-je.

— C'est peut-être ta porte de sortie. Une fois Professionnelle, tu pourrais demander à en faire davantage pour compenser. Frédéric sera probablement d'accord.

— Frédéric ne nous refuse jamais rien, confirmai-je avec un soupçon de rire.

Mais, déjà, je me sentais mieux, rassérénée et, surtout, comprise.

Shawn m'adressa un sourire prudent, frottant ses mains l'une contre l'autre. Sa mine se fit songeuse. Je sus qu'il allait aborder la partie plus sombre, plus épineuse, de mon récit.

— Il t'arrive souvent d'être... dépassée par ton pouvoir ?

Il avait choisi ses mots avec précaution, pour me ménager. L'attention me toucha ; je n'avais pas l'habitude qu'il fasse ainsi attention à moi.

— Non, mais maintenant que la porte est ouverte, je crains que cela n'arrive de plus en plus, avouai-je tout bas.

J'avais certaine d'avoir entendu la voix de la bête, tout à l'heure. Aurait-elle pu s'en prendre à Frédéric et Oliver, contre ma volonté ? Cette perspective me mettait dans tous mes états.

— Il y a peut-être une solution, intervint Shawn.

J'avais déjà remarqué cette facette de sa personnalité. Si je découvrais qu'il pouvait être une oreille attentive, j'avais vu ce pragmatisme en lui, cette promptitude à trouver des réponses aux problèmes. Il était vif d'esprit. Je repensai à ce que Frédéric avait dit et ne pouvais qu'être d'accord : Shawn aurait excellé en tant qu'Éclaireur.

— C'est-à-dire ?

— La seule fois où tu as voulu faire appel de toi-même au pouvoir de l'Adalid, tu n'as pas pu, commença-t-il, sourcils froncés dans sa réflexion. Pourquoi ? Parce qu'un cristal de quartz t'en a empêchée.

Comment oublier ce cristal maudit, qui avait été ma seule source de lumière dans ce cachot où les vampires m'avaient tenue prisonnière ?

— Gregory sait ensorceler des cristaux. S'il t'enseignait cette technique, ce serait un moyen pour toi de garder le contrôle de la situation. Imagine : tu garderais un cristal de quartz sur toi, en toutes circonstances, peut-être un bracelet ? Et si, un jour, tu sens que la bête souhaite se manifester contre ta volonté, tu pourras la bloquer en ensorcelant le cristal dans tes derniers instants de lucidité. Ce serait serré, concéda-t-il avec une grimace, mais possible.

— C'est possible, oui, confirmai-je avec précipitation. C'est une excellente idée, même.

Ce serait une nouvelle corde à mon arc, et pas des moindres.

— Demande-lui lors de ton prochain entraînement. Je suis sûr qu'il acceptera.

Shawn se remit sur ses pieds. Il passa une main sur sa nuque, puis sur ses yeux rougis par la fatigue. Il avait l'air épuisé. Je me demandais si ses nuits étaient toujours aussi mauvaises. Probablement. Les blessures de l'âme n'étaient pas de celles qui guérissaient facilement.

— Tu veux toujours rentrer, ou on continue encore un peu ?

Sa question n'était pas accusatrice, mais elle me fit tout de même regretter mon coup de sang. Ma réaction avait été puérile, je m'en rendais bien compte. Avec un sourire penaud, je répliquai donc :

— J'ai un retard à rattraper, il paraît.

Cette fois-ci, ma plaisanterie le fit s'esclaffer. Homme qui rit... Je me félicitai d'avoir mis mon orgueil de côté.

Alors qu'on se remettait en position, un débat faisait rage en moi. J'avais une occasion en or de faire ce que m'avait conseillé Gregory : lui demander ce qu'il avait fait de mon collier. Je pouvais presque entendre la petite voix impérieuse du sorcier dans ma tête : « Qu'est-ce que tu attends ? Demande-lui ! », m'ordonnerait-il.

Même lorsqu'il n'était qu'une représentation de mon esprit, j'étais incapable de ne pas faire ce que Gregory me disait.

— En parlant de quartz...

Shawn suréleva un sourcil interrogatif. Je me jetai à l'eau :

— Je me demandais... est-ce que tu as toujours mon collier, par hasard ?

C'est ton meilleur ami qui m'a dit de te poser la question, ajoutai-je en pensée.

Évidemment, je tus ce détail, me contentant de le considérer de mes grands yeux de biche inoffensive.

Shawn se figea, ressemblant pendant une poignée de secondes à un bel adonis sculpté dans le marbre. Sans doute cette question ravivait-elle de mauvais souvenirs. Il finit par déclarer, son regard se baissant fugacement vers le sol entre nous :

— Je l'ai perdu, ce jour-là. Je suis désolé, tu devais y tenir.

— Ce n'est pas grave, m'empressai-je de le rassurer, les joues empourprées. Je m'en doutais, oublions ça.

Ses yeux accrochèrent les miens avant de se dérober à nouveau, le temps pour lui de se recoiffer d'une main absente. Puis il me fit signe de passer à l'offensive.

Je tâchai de rester concentrée le reste de notre séance, mais ce n'était pas une mince affaire. Un détail m'obsédait.

Le cœur de Shawn, quand il m'avait répondu, avait eu un raté, mimé à son insu par ma magie. J'avais d'instinct compris ce que cela signifiait.

Il m'avait menti.

***

Coucou! J'espère que vous allez bien 😁

Bon! Pas vraiment de dispute (pas de bisou non plus 🥲) entre Alicia et Shawn! C'est un progrès quand même, on espère que ça va durer 😇

En lisant ce chapitre, vous vous êtes peut-être dit: oooh Arrabella doit fréquenter assidûment les salles de sport! Eh bien pas du tout 😂 heureusement qu’internet et YouTube existent pour permettre des recherches ! D’ailleurs, Alicia grâce à ses super-pouvoirs parvient à soulever 600 kilos, mais je crois me souvenir que le record du monde s’établit plutôt à 500 😆😎 Vive la force des Chasseuses !

La semaine prochaine, Gregory vous donne rdv pour une nouvelle leçon de magie 😇 on se demande ce qu’il aura inventé cette fois-ci.

Pensez à la petite 🌟 avant de partir!

Je vous souhaite une bonne journée et un bon week-end ! Bisous 😘

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top