Chapitre 21 - La sentence tombe (1/2)
Frédéric avait ouvert une bouteille de pommeret, le champagne espéritien, pour célébrer notre retour parmi les vivants.
Jamais je n'avais imaginé mon chef comme quelqu'un qui sabrait le champagne pour arroser les petites victoires sur la vie. Il fallait croire que notre quotidien s'était rempli de tant de difficultés que chaque réussite méritait désormais d'être fêtée en grande pompe.
Malheureusement, Frédéric s'était révélé aussi intraitable que mes parents pour ce qui était de ma consommation d'alcool, alors même que j'allais fêter ma majorité espéritienne sous peu. Ce chipoteur. J'avais eu droit à une minuscule gorgée pétillante, tout comme Lyse.
Lyse. J'avais été travaillée toute la nuit par l'image de son teint malade et de ses lèvres exsangues, même si mon amie s'était efforcée d'afficher une joie à toute épreuve pendant cette heure de célébration. Tout de même, cette vision était si éloignée de sa splendeur habituelle, peau de pêche et bouche rosée, que je pris à mon réveil, le lendemain, une décision qui serait bénéfique pour nous deux.
Un moment entre filles s'imposait.
La première chose que je fis en me levant fut donc de lui écrire pour lui proposer de se voir, histoire de « faire nos devoirs de vacances » (ou pas) et de papoter. Cette suggestion reçut un accueil des plus enthousiastes.
Viens dès que tu es prête ! Je vais piocher dans les espèces que mes parents laissent dans le tiroir : ce midi, ce sera sushis !
Et une heure plus tard, nous étions vautrées dans son canapé XXL, une chaîne musicale en fond sur la télé, pendant qu'elle commandait par téléphone un plateau royal pour quatre, avec « double dose de wasabi ». Elle raccrocha avec un petit soupir satisfait, se rencognant contre les coussins.
— On sera livrées d'ici une demi-heure. Pile le temps qu'il faut pour que nos masques fassent effet.
Lyse avait insisté pour faire institut de beauté à la maison, avec un soin visage au miel et à la banane. J'avais été rebutée par l'aspect peu engageant de la mixture – les morceaux de fruit mal écrasés avaient tout de pustules prêtes à éclater –, mais face à son insistance, j'avais cédé. Les rituels ratés de Gregory m'avaient habituée à pire.
— Je te promets que ça va nous faire un bien fou, répéta-t-elle pour la troisième fois d'un ton docte. Cette harpie m'a causé une telle frayeur que j'ai bien dû prendre dix ans d'un coup. Il faut réparer les dégâts.
Elle parlait avec une assurance d'érudite, mais l'effet était clairement gâché par ce masque répugnant. On aurait dit qu'elle s'était étalé sur le visage le vomi tout frais de son chat Patachou, de ceux où on distingue encore les croquettes gobées entières.
En parlant du loup, ou plutôt du félin, le matou gris daigna sortir de sa tanière pour nous gratifier de sa présence. Il ondula jusqu'à nous, son ventre proéminent rasant le sol, et sauta d'office sur mes genoux. La queue dressée en point d'interrogation, il m'offrit alors une vue imprenable sur une zone qu'il aurait pu apprendre à cacher, depuis le temps. Je lui flattai néanmoins la croupe, amusée, et il se mit à l'aise, allongé sur toute la longueur de mes cuisses.
— Tu le sens ? me demanda mon amie en reniflant bruyamment par le nez.
Comme je haussai un sourcil interrogatif, elle expira avec aise.
— Le bonheur !
Elle remua son verre d'ice-tea sous mon nez, et nous entrechoquâmes nos boissons dans un joyeux éclat de rire. Je savourai une première goulée avant de renchérir :
— Je suis d'accord. J'apprécie chaque grasse matinée comme il se doit.
Les vacances scolaires tombaient à point nommé. Pas de réveil pour me tirer du lit aux aurores, pas de rondes pour me tenir éveillée jusqu'à pas d'heure. Certes, Frédéric insistait pour que je mette les bouchées double niveau entrainement, mais le chômage avait tout de même du bon. Je redécouvrais le plaisir de me coucher avec les poules.
— Tu ne vois pas Gregory, aujourd'hui ?
— Non, il avait « d'autres chats à fouetter », imitai-je le ton bourru du sorcier. On a rendez-vous demain.
Je me doutais bien que son absence du jour était liée à ses activités au sein de l'Ordre de Támara. J'étais curieuse, évidemment, mais je n'avais pas posé de questions. Je n'en étais pas fière. Telle une gardienne de l'ordre à qui on avait bien graissé la patte, je fermais les yeux sur les agissements du voyou qui avait gagné mes faveurs.
Je tentais de me réconforter en me persuadant que ce n'étaient que de vulgaires combines qui n'allaient coûter la vie de personne. Enfin, je l'espérais.
— Et Shawn ?
Je sirotai une nouvelle gorgée, cachant mal mon sourire derrière le large bord de mon verre.
— Je le retrouve tout à l'heure pour mon premier entraînement individuel.
Lyse ne bougea plus d'un poil, un immense sourire étiré jusqu'à ses oreilles sous la couche infâme de son masque à la banane. Puis, telle une bombe à retardement, elle laissa exploser sa joie, faisant rebondir son postérieur sur le canapé avec une telle fureur que Patachou se réveilla en sursaut, oreilles rabattues vers l'arrière.
— J'aimerais tellement être une petite souris pour venir vous espionner !
— Non merci, la maison regorge déjà de plein de petites souris, répliquai-je avec un rire grinçant en songeant à toutes les filles qui peuplaient le manoir.
Dans cette grande famille, il était presque impossible de cacher quoi que ce soit. Et si on ajoutait à cela la curiosité légendaire des Chasseuses...
— Ce n'est pas grave, rétorqua Lyse avec un haussement d'épaules. Je vous épierai discrètement la prochaine fois que j'irai à GhostValley.
Je m'étouffai avec ma gorgée de thé glacé et toussai à m'en arracher la gorge.
— La prochaine fois ? réussis-je à articuler.
— Bah oui, osa-t-elle me soutenir. Michael m'a promis de me prêter des livres de leur bibliothèque, et Helena a proposé que je les accompagne lors d'une ronde, un soir.
— Quoi ? m'étranglai-je encore, atterrée par l'inconscience de ma collègue trop bavarde.
Si elle s'était tenue devant moi, je lui aurais tordu le cou.
— Plus jamais, mais alors, plus jamais tu ne retourneras dans Filthy !
Mon agitation eut raison de Patachou, qui sauta au bas du canapé et s'enfuit aussi vite que son ventre bedonnant le lui permettait. Lyse, quant à elle, ne se laissa pas démonter par ma réaction volcanique. Elle joua la carte de la dédramatisation, sa préférée.
— OK, j'ai merdé ! reconnut-elle avec un geste négligent du bras. J'ai hurlé comme l'héroïne d'un mauvais film d'horreur, hier. La faute à cette fichue harpie. Rien dans les textes d'Homère ne laissait présager qu'elle serait aussi affreuse. La prochaine fois, je ferai face avec plus de dignité.
— Il n'y aura pas de prochaine fois !
Ma tête appuya cette déclaration avec tant de vigueur qu'un morceau de banane se détacha de mon visage et tomba dans un ridicule plop sur le tapis.
— Ne te mets pas dans cet état, tu te fais du mal, me conseilla Lyse avec bien trop de sollicitude.
Je lui dédiai un regard noir.
— Lyse, les deux fois ne t'ont pas suffi ? Calyo, une harpie... que te faut-il de plus pour que tu comprennes que GhostValley est un endroit dangereux ?
— Tu parles de tirer des leçons de ses erreurs, mais ma vieille, tu es mal placée pour parler ! répliqua-t-elle, montant à son tour sur ses grands chevaux. Rappelle-moi qui a fait un vol plané pour courir après ladite harpie ? D'ailleurs, j'étais un peu dans les vapes, mais la façon dont Shawn a hurlé ton prénom quand tu as sauté...
Elle joignit ses deux mains sur son cœur, revivant le moment avec béatitude.
— Malgré cette odeur de moisi, c'était terriblement romantique.
Cette information me fit immensément plaisir. Lorsque Frédéric avait fait couler le pommeret à flots, Shawn avait à peine touché à sa coupe, l'air absent. Son inquiétude à mon égard n'avait pas duré. Quand il avait constaté que le retour à GhostValley m'avait laissée indemne, il était revenu à son habituelle réserve. Alors, je l'avais laissé tranquille. Plus qu'Helena, en tout cas. Ma collègue avait tenu à trinquer avec lui, débordante de reconnaissance, et je n'aurais su dire si l'étincelle qui brillait dans ses yeux marron-vert était due au bonheur d'être de retour saine et sauve, ou au séduisant jeune homme qui répondait d'un sourire discret à ses plaisanteries...
Le commentaire de Lyse me soulageait donc, véritable onguent pour les bobos du cœur. Néanmoins, je simulai un flegme royal au risque de voir ma colère se ramollir comme un gâteau fondant au chocolat.
— Toi et moi, c'est différent. Je n'ai fait que mon travail...
En prenant des risques insensés, certes, mais inutile de l'informer du savon que Shawn m'avait passé juste après.
— ... mais toi, tu ne dois pas te mettre en danger. Imagine s'il t'arrivait quelque chose ? insistai-je avec emportement. Qu'est-ce que je dirais à tes parents ?
— Qu'est-ce que je dirais aux tiens ? contra-t-elle avec un sourire victorieux.
Quand étais-je devenue la plus sensée de nous deux ?
Sous le coup de l'exaspération, j'enfouis mon visage dans mes mains, me souvins ensuite qu'il était toujours recouvert du masque prétendument miraculeux. Mes paumes désormais toutes sales n'améliorèrent pas mon humeur.
— Faisons un marché, me proposa Lyse, conciliante.
Je la considérai d'un œil peu amène. J'avais eu ma dose de marchés et autres entourloupes.
— C'est bientôt le dix janvier, jour de ton anniversaire. Tu m'as dit qu'une cérémonie serait organisée à la Moon House pour marquer ton passage à la catégorie Professionnelle, n'est-ce pas ? Peut-être même une fête, je suppose ?
Elle se voulait personnification de l'innocence, avec ses grands yeux bleus qui me fixaient au milieu de cette infâme purée à la banane, mais je la voyais venir à des kilomètres.
— Tu supposes bien, grommelai-je.
— Une étape si importante dans ta vie, renchérit-elle, faussement songeuse. Il est impensable que ton amie d'enfance n'y assiste pas.
Je pinçai les lèvres, mécontente, parce que je savais déjà qu'elle avait gagné la partie.
— Si tu es d'accord pour me laisser fêter cet événement avec vous comme il se doit, je te promets de ne pas retourner à GhostValley pendant un mois.
Je claquai de la langue pour freiner ses ardeurs.
— Non, tu n'y retourneras pas tant que le dossier Calyo ne sera pas réglé, tranchai-je.
— Bon, d'accord, concéda-t-elle. Je me réserve le droit de renégocier ce délai si vous lambinez trop.
— Et je me réserve le droit de refuser, lui opposai-je, pas prête à lâcher un pouce de terrain supplémentaire.
— Entendu. Avec un peu de chance, ce sera plié en un rien de temps, ajouta-t-elle, tout sourire.
J'aurais aimé partager cet optimisme à toute épreuve mais, hélas, je pressentais que Calyo serait aussi coriace qu'un frelon asiatique dont on venait de détruire le nid.
Je préférai me concentrer sur l'essentiel : j'avais obtenu de Lyse qu'elle revienne à la raison et renonce à des escapades régulières à GhostValley. Elle n'avait cependant pas tort sur un point : la cérémonie d'anniversaire qui arrivait à grands pas me tenait profondément à cœur. Dix-sept ans, c'était un âge charnière dans une carrière de Chasseuse. J'allais devenir Professionnelle et être reconnue à ma juste valeur. Je voulais que Chris et Lyse soient présents à cette occasion et, surtout, qu'ils soient fiers de moi.
Ils ne risqueraient rien, ou presque rien. La coutume voulait qu'à l'occasion du dix-septième anniversaire d'une combattante, des Chasseuses des maisons voisines viennent exceptionnellement en renfort pour assurer les services courants le temps de quelques heures. Lyse et Chris seraient ainsi sous la protection de la dizaine de Chasseuses que comptait notre maison, et de Shawn aussi, si je trouvais le courage de l'inviter. Si je conviais Gregory et Vicky, peut-être serait-il plus enclin à accepter...
— Tu m'entends ? m'appela Lyse en claquant des doigts devant mes yeux. Tu étais sur quelle planète ?
Vénus, la planète de l'amour.
— Désolée, je pensais à autre chose, m'excusai-je avec un sourire penaud.
— On se demande bien à quoi, gloussa Lyse. Je te disais qu'il était temps de se nettoyer le visage et d'admirer les résultats avant que le livreur arrive.
— On ne voudrait pas lui causer une crise cardiaque avec nos têtes de sorcières.
— Tu exagères ! se vexa-t-elle. Et puis, toutes les sorcières que je connais sont de vraies beautés, ajouta-t-elle avec un clin d'œil.
Impossible de dire si les masques miraculeux avaient tenu leurs promesses. En revanche, ce dont j'étais sûre, c'était que je ne m'étais pas autant amusée avec Lyse depuis des semaines. Même les exercices de physique que nous fîmes après avoir englouti notre plateau de sushis devant Mulan me parurent une sinécure. Jamais la corvée des devoirs n'avait été aussi plaisante. Elle me rappelait la chance que j'avais d'être encore en vie, parmi mes proches. Cette chance, je la devais en grande partie à Shawn.
« N'oublie pas que tes parents ne sont plus ensorcelés. Si tu ne veux pas qu'ils te remettent aux fers, tu dois réapprendre à ménager la chèvre et le chou, le lycée et le travail. Mais ne t'inquiète pas, Tata Lyse est là pour t'aider. »
C'était le dernier conseil que mon amie m'avait donné avant que je ne la quitte pour mon entraînement. Je me rendais bien compte qu'elle déversait dans mes oreilles la voix de la raison. Je ne devais pas reproduire les erreurs du passé, celles qui m'avaient conduite à faire appel à Hyppolyte pour manipuler la mémoire de mes parents.
Je pris donc une décision capitale : plus question de négliger les cours. En véritable ange gardien, Lyse m'offrit son aide, et nous convînmes de boucler rapidement tous nos devoirs pour réviser les points saillants du trimestre qui venait de s'écouler. Ces vacances s'apparentaient de plus en plus à un programme de formation intensif.
Néanmoins, je sus que c'était une bonne décision quand j'arrivai à la Moon House, l'esprit plus léger qu'une plume. Je me sentais pleine de bonne volonté, comme à l'aube d'une nouvelle année qui apportait son lot de promesses. J'avais simplement un peu d'avance.
Un charivari de tous les diables m'accueillit dans le hall du manoir, mélange de voix gutturales, de coups de marteaux acharnés et de grincements discordants de scie circulaire. La vieille carcasse du manoir en tremblait telle une dame du monde scandalisée d'être traitée de la sorte. Frédéric n'avait pas perdu de temps pour faire réparer les dégâts causés par la survenue de la harpie.
Je m'apprêtais à me débarrasser de mon manteau sur une patère lorsque, sous cet effroyable vacarme, j'entendis les voix de Frédéric et Oliver dans la bibliothèque. Je décidai de passer leur dire bonjour, prenant soin de garder mon manteau sur le dos. J'étrennais une tenue de sport aussi moulante qu'une seconde peau, et je n'étais pas certaine de vouloir que mon chef connaisse l'existence de ces leggings aussi serrés que la combinaison de Catwoman.
— Bonjour ! scandai-je en faisant irruption dans la pièce.
— Ah... Alicia, sursauta Frédéric.
Avec tout ce bruit, les deux Éclaireurs ne m'avaient pas entendue arriver.
Il y avait un je-ne-sais-quoi, dans leur attitude un peu empruntée, qui me fit m'attarder près de la porte. Pas besoin d'être devin pour comprendre que quelque chose clochait, d'autant plus qu'Oliver, esquissant un sourire empli de compassion sous sa barbe fauve, se mettait en mode psychologue.
Je pouvais encore fuir, refuser d'entendre cette mauvaise nouvelle qui se profilait à l'horizon. Je décidai d'arracher le pansement d'un geste sec.
Je pénétrai franchement dans la pièce et claquai le battant derrière moi.
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
Frédéric me fit la faveur de ne pas tourner autour du pot. Il m'invita à prendre place sur une chaise, les deux s'asseyant à leur tour autour de la table acajou où s'étalait une mosaïque de documents. Sans plus retarder l'échéance, mon chef m'annonça prudemment :
— J'ai reçu un coup de téléphone du Conseil il y a une heure. Les collègues chargés d'enquêter sur l'incident de la manifestation ont rendu leur décision.
***
Coucou! J'espère que vous allez bien 🥰
Promis, un jour je laisserai Alicia tranquille 😅 mais à nouveau, ce n’est pas une bonne nouvelle qui l’attend... Espérons que l’entraînement avec Shawn qui suivra lui remontera le moral 🙈
Suite et fin du chapitre la semaine prochaine. On retrouvera enfin nos futurs tourtereaux en tête à tête. Alors, dispute ou pas dispute? 😇😂 Réponse au prochain épisode !
Bisous et bonne fin de semaine ❤️😘
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