Chapitre 20 - La mort en face (2/2)

La caverne débouchait sur le flanc escarpé d'une montagne. Je sentis des cailloux glisser sous mes semelles en même temps qu'une violente douche froide battait mon visage.

Helena me lâcha la main en premier.

La Chasseuse exhala un cri que la pluie avala. Comme moi, elle opéra une brusque volte-face pour se raccrocher à la paroi, mais les pierres se délogèrent sous ses doigts. Son élan l'emporta en tonneaux implacables contre la roche pentue.

Moi-même je me jetai sur la montagne pour me raccrocher à elle, mais elle se dérobait, intraitable. Je me sentais partir vers l'arrière quand un étau de fer se referma sur mon poignet.

La prise fut si forte que l'articulation claqua de façon alarmante, mais mon cerveau drogué à l'adrénaline n'enregistra aucune douleur. Je ne doutais cependant pas que mon poignet s'était démis dans ce sauvetage in extremis.

Shawn nous maintenait au bord du gouffre ; ses doigts, malgré la pluie qui ruisselait sur nous, ne cédaient pas, agrippés à la corniche. Nos corps reposaient presque à la verticale contre le versant. Mon pied sonda la paroi, trouva un maigre appui qui me permit d'alléger un peu la pression sur mon poignet blessé.

— Où est Helena ? cria Shawn pour se faire entendre dans le tumulte du déluge.

Ses cheveux déjà gorgés d'eau se plaquaient contre ses fronts et ses tempes. Les gouttes qui m'assaillaient impitoyablement m'empêchaient de distinguer ses traits. Je me détournai pour jauger le vide.

Je l'aperçus plus bas. Sa silhouette était une tache noire indéfinissable sur la pierre ocre. Plus bas encore, un fleuve en furie précipitait ses eaux brunes dans une vallée fertile.

— Elle est là, en-dessous !

Et si elle avait réussi à se raccrocher à quelque chose, c'était qu'elle n'était pas gravement blessée. C'était ce dont je voulais me persuader.

Je croisai les yeux de Shawn à l'instant même où la harpie jaillissait de sa tanière comme de la bouche d'un canon. Nous nous comprîmes en un regard.

Dans une décharge d'étincelles, je nous transposai vers Helena. Shawn nous arrima à la paroi, sa main gauche griffant la pierre pour ralentir notre descente le temps que je saisisse le bras de la jeune femme. Elle eut à peine le temps d'ouvrir la bouche de stupeur que je nous volatilisai de nouveau.

Je calculai mal notre arrivée. Je n'avais eu qu'un coup d'œil pour trouver un terrain d'atterrissage.

Nous dégringolâmes un talus, par chance moins escarpé que le premier. Je m'efforçai de protéger ma tête, mais chaque relief qui se planta dans ma chair me fit l'effet d'un coup de couteau.

Ma course s'arrêta grâce au tronc renversé d'un arbre dans lequel je plantai avec force mes jambes, pliant les genoux au maximum pour absorber le choc.

Je reprenais encore mon souffle que Shawn me remettait déjà debout.

— Vite, me pressa-t-il.

Un grognement de douleur franchit mes lèvres. Il avait saisi le mauvais poignet, celui qui avait fait les frais de son sauvetage miraculeux. Le jeune homme comprit immédiatement le problème. Il n'avait rien besoin de dire : la culpabilité crispait son beau visage trempé de pluie.

Je secouai la tête pour lui dire de ne pas s'en faire et courus vers Helena, qui s'était arrêtée à quelques mètres de moi. Elle tirait sur la branche basse d'un cèdre pour remettre son corps à la verticale. Je ravalai un hoquet en avisant les meurtrissures qui émaillaient sa figure pâle, le sang qui s'écoulait de son cuir chevelu et de son arcade.

— J'ai été bien secouée, grogna-t-elle.

Elle cligna péniblement des paupières et porta une main égratignée à sa tête. Elle devait souffrir le martyr.

— Je te soignerai, lui promis-je, mais d'abord...

— Je sais, il faut se mettre à couvert, compléta-t-elle en râlant. Les aigles ont des jumelles à la place des yeux...

Elle se laissa entraîner, prenant appui sur mon bras. Sa spectaculaire chute avait temporairement annulé son sens de l'équilibre.

— Par-là, nous entraîna Shawn.

Au milieu des arbres épars, il avait repéré deux imposants rochers parmi les galets qui bordaient le fleuve au débit monstrueux. Accotés l'un à l'autre, ils formaient un cocon étroit tissé de toile d'araignée dans lequel nous nous faufilâmes, trois sardines dans une conserve trop petite. Ça sentait les algues, le poisson, un bonheur après les relents de putréfaction de la harpie qui auraient assommé un âne.

Accroupis, nos trois visages si proches que nous partagions le même air, nous pûmes enfin reprendre nos esprits et, surtout, réfléchir à l'inextricable situation dans laquelle nous étions.

— Pourquoi tu n'as pas réussi à nous transposer ? commençait Helena avec animation.

Du sang glissait sur sa paupière et l'aveuglait à moitié. Je la soulageai sans plus tarder.

— Réfléchis : nous sommes arrivés ici à cause d'un portail, lui rappelai-je vertement.

Déjà que je n'étais pas très patiente, la gravité des circonstances ne m'incitait pas à faire preuve de diplomatie.

— On se trouve dans Bygone, repris-je avec amertume. Si on en croit Agathe, on ne peut quitter cette dimension à moins d'exécuter un rituel mortel que je ne connais même pas. Et ce n'est pas le seul problème.

Je désignai sur l'autre rive un cèdre malmené par les intempéries.

— Regardez la végétation du coin. Non seulement nous avons changé de dimension, mais en plus, nous avons parcouru une grande distance. Deux facteurs qui font que je suis incapable de nous ramener à bon port.

Où avions-nous atterri ? Mis à part dans le repaire des harpies, bien sûr. Cette énième galère me fit sérieusement reconsidérer ma propension à foncer tête baissée. Shawn avait raison – tout comme Sandy, qui me l'avait répété un nombre incalculable de fois : mon imprudence causerait ma perte.

Ce fut Helena qui rompit le silence.

— Comme dirait ma mère, déclama-t-elle en serrant les poings, si c'est rentré, c'est que ça peut ressortir.

Je n'étais pas certaine de vouloir savoir dans quelles circonstances sa mère devisait ainsi.

— C'est-à-dire ? hasardai-je.

— On a réussi à passer par le portail, on peut peut-être l'emprunter de nouveau pour rentrer, explicita-t-elle.

— Je suis d'accord, abonda Shawn. Dans l'immédiat, c'est notre seule chance de retourner à GhostValley.

— Vous voulez retourner dans ce piège à rats ? m'écriai-je. De un, si cette fumée noire venue tout droit de la dimension infernale y est toujours, on n'y verra absolument rien. De deux, la harpie...

— S'est mise à notre recherche, compléta Shawn.

— Il y en a deux autres, fis-je valoir. Rien ne dit qu'elles ne nous y attendent pas de pied ferme.

— Deux autres qui sont tout aussi invulnérables ? s'enquit-il en haussant un sourcil faussement décontracté. C'est une information que j'aurais bien aimé connaître avant, d'ailleurs...

— C'est vrai qu'on a eu le temps de tenir un conseil de guerre, persiflai-je.

— Ah non, ce n'est pas le moment de se disputer ! nous arrêta Helena en dressant ses deux mains tel un drapeau blanc entre nos visages. Concentrons-nous sur notre plan.

— Quel plan ? marmonnai-je. On ne sait même pas...

Je m'interrompis, traversée par la vision de la harpie devant ce mur poinçonné d'yeux, si nombreux qu'ils paraissaient une nuée d'insectes. Je me mordis la lippe, redoutant de prononcer les mots qui nous renverraient dans la fosse aux lions.

— Si, on sait, soupirai-je avec résignation. Ce mur recouvert de gravures en forme d'œil. Vous l'avez vu aussi, n'est-ce pas ?

— Tu as eu le temps de voir ça, toi ? s'amusa Helena avec une ébauche de sourire.

— C'étaient les mêmes que les sceaux que l'on a retrouvés à Montmory et Délimont, les deux villes que les harpies ont attaquées. C'est ce mur, le portail. Je peux essayer de m'en servir.

— Tu as parlé d'un rituel mortel, dit Shawn, la préoccupation assombrissant son visage. Tu penses que cela vaut aussi pour cette passerelle ?

Ses cheveux noirs collés à son crâne révélaient une entaille sur son front, d'où s'égouttait un filet de sang. Par automatisme, je tendis la main pour le soigner. Il porta un regard insistant sur mon poignet, et je m'exécutai en levant les yeux au ciel, soulageant ma douleur à mon tour. Les cordonniers étaient toujours les plus mal chaussés.

— Je ne sais pas, avouai-je. Pour être honnête, je ne sais même pas si je saurai utiliser ce passage, mais tu l'as toi-même dit : c'est notre seule chance de rentrer. Et puis, ce ne serait pas la première fois que je meurs, tentai-je de plaisanter.

Malgré l'angoisse chevillée à mon corps, je fanfaronnais en forçant le trait. Pourtant, je lus au fond des yeux clairs de Shawn les mêmes craintes que les miennes : si la traversée entre ces mondes avait effectivement raison de moi, mon cœur se remettrait-il à battre cette fois-ci encore ?

Il fallait que j'en sois convaincue, au risque de me dégonfler et de nous condamner à moisir dans ce monde étranger et hostile.

— La seule chose que je regrette, embrayai-je pour détourner notre attention de cette incertitude, c'est qu'on va laisser l'œil.

— Alors là, tant pis ! m'interrompit Helena d'une voix de stentor. Qu'est-ce que tu veux faire, de toute façon ? Attendre que la harpie aille sur le trône pour le lui subtiliser ? Je n'ose même pas imaginer l'odeur...

Je n'osais même pas imaginer la scène.

— Mais, repris-je, qu'est-ce qu'on va faire si Calyo retrouve ses pleins pouvoirs ?

— Ça, c'est un problème pour les Alicia, Shawn et Helena de demain, trancha ma collègue d'un ton sans appel. À condition qu'ils vivent suffisamment longtemps pour voir un autre jour...

La prudence et la raison étaient du côté d'Helena, mais c'était difficile de lâcher prise. Le goût amer de l'échec s'attardait sur ma langue.

— C'est décidé, alors, récapitula Shawn. Tu nous transposes là-bas et tu te concentres sur le portail pendant qu'on gère les éventuelles difficultés.

— Tu es bien gentil, ricana Helena, sarcastique. Moi, je n'ai ni ta force, ni l'arme de longue portée qui s'impose face à ce genre de démons, ni même ma dague. Tu gèreras les éventuelles difficultés pendant que je ferai des acrobaties pour sauver ma peau.

— Attends, lui dis-je.

Je me torsadai pour extirper mon buste de notre planque et ramasser une longue branche d'arbre échouée sur les galets. Me repliant comme un ressort, les cheveux débordant à nouveau de pluie, je replis ma place dans notre petit cercle et fermai les yeux, mon butin en mains.

Tougoï.

Une aura blanche enroba le bâton, que mon sort rendit aussi dur que l'acier. Helena soupesa mon présent avec un vif intérêt.

— J'ai hâte de pouvoir l'abattre sur l'une de leurs têtes toutes plus moches les unes que les autres. Merci.

Elle me donna un petit coup de coude joueur, avant de pivoter vers Shawn avec davantage de retenue.

— Merci à toi aussi, lâcha-t-elle après un instant d'hésitation. Si tu ne m'avais pas dégagée du chemin dans le bureau de Frédéric, je ne sais pas dans quel état je serais maintenant.

Il hocha la tête, esquissant un sourire fugace.

— Vous êtes prêts ? leur demandai-je.

L'adrénaline pulsait dans mon sang. J'avais conscience, avec une terrible acuité, que notre avenir allait se jouer dans les prochaines secondes. Nous n'avions pas droit à l'erreur. Elle nous coûterait trop cher.

J'observai Helena et Shawn. Une même gravité se reflétait dans leurs visages aux traits acérés. Deux hochements de tête fermes me répondirent. Je tendis les mains vers eux et, après une dernière inspiration pour me donner du courage, je nous ramenai en enfer.

L'obscurité nous enveloppa, noire et collante. Je n'attendis pas pour faire éclore plusieurs boules de lumière qui, par chance, résistèrent vaillamment à la noirceur de ce tombeau.

Et ce fut effectivement une chance, car elles révélèrent dans leur sillage la harpie qui nous guettait, tapie dans l'ombre.

Toutes les cellules de mon corps se révulsèrent à sa vue. Cette puanteur... La salive envahit ma bouche du fait de la nausée qui me comprima la gorge. Je reconnus la démone à sa chevelure rousse hirsute. C'était celle qui avait attaqué Montmory.

Nos pires craintes se réalisaient, mais déjà, il nous fallait rebondir et agir selon le plan prévu.

— On te couvre, Alicia ! beugla Helena. Vas-y !

Comme il me fut difficile de tourner le dos à mes camarades et de les abandonner à ce combat à mort. Je m'exécutai, les ongles impitoyablement plantés dans mes paumes. La douleur me réveillait. Elle me rappelait que ce n'était pas un cauchemar et qu'il n'y avait pas de seconde chance.

Je piétinai le champ d'ossements, brisai sous mes semelles les restes des malheureux qui avaient fini leur vie dans l'estomac de ces monstres. Devant moi s'étendait le mur magique criblé d'yeux, notre unique échappatoire, notre issue vers la liberté.

Les oreilles saturées par les bruits de coups et les plaintes qui déchiraient l'air, je me ruai sur la paroi de pierre et plaquai mes mains moites dessus. Un frisson dévala mon échine.

Elle était froide comme la peau d'un reptile, rugueuse comme ses écailles, et vivante. Sa surface ondulait pareil au corps d'un serpent. C'était une sensation dérangeante, qui suscita une réaction de dégoût instinctive. Pour autant, je ne reculai pas, droite comme un i, paupières étroitement closes à la recherche d'un pont reliant nos deux mondes.

Il était là.

Ce lien mystique qui s'étirait par-delà les univers. Ce fil d'Ariane qui serait notre guide pour rentrer chez nous.

J'exhalai un souffle entrecoupé d'un sanglot de soulagement. Déjà, ma magie se mettait en branle, crachant des étincelles impatientes qui virevoltaient comme autant d'abeilles autour de leur ruche. Je me dévissai le cou vers l'arrière au moment même où Helena, armée de son bâton, crucifiait au sol la harpie que Shawn maintenait plaquée par terre.

— Ça marche ! leur hurlai-je, ivre de joie et d'espoir. On va rentrer, on va rentrer !

C'étaient les seuls mots que mon esprit chamboulé parvenait à traiter dans ce chaos. Je ne pensais plus à la malédiction qui frappait Bygone, ni au risque d'y laisser ma peau. En mon for intérieur tintait une voix. Elle me chantait que c'était un beau voyage qui m'attendait, un voyage fait pour un ange, même si celui-ci avait perdu ses ailes.

Shawn et Helena s'écartèrent de la harpie furieuse comme un seul homme et coururent à ma rencontre.

Dès l'instant où ils me touchèrent, je m'accrochai à ce fil mystique avec toute la force de ma volonté. Les étincelles explosèrent, nos pieds décollèrent du sol, et pendant un merveilleux instant suspendu, je ne vis que des étoiles qui brillaient dans le néant.

Ma magie nous relâcha au pied du chêne qui avait servi de portail. Je perdis l'équilibre, atterris sur la couverture de feuilles brunes et humides dont je respirai le parfum avec avidité. Le soleil qui déclinait sur l'horizon nimbait la forêt d'éclats d'or, un merle sifflait son chant paisible, et je crus que le paradis nous avait ouvert ses portes.

Tournant la tête sur mon oreiller de feuilles, j'avisai le sceau maudit toujours incrusté dans le tronc de l'arbre. Il s'effaça peu à peu, avant de disparaître pour de bon. Je n'eus pas le temps de me réjouir : déjà, une ombre se détacha de la canopée au-dessus de ma tête.

Anxieux, Shawn détaillait mon visage. La lumière du couchant s'attardait dans les profondeurs plus bleues de ses iris, révélait le contour de sa barbe naissante sur sa mâchoire. Une goutte d'eau s'échappa de ses cheveux et percuta ma joue.

— Comment tu te sens ?

Sa voix rauque vibrait avec son angoisse. Alors, un sourire paresseux releva lentement mes lèvres, dévoilant des dents mutines, et je répondis avec un ton d'excuse :

— Bien, mais je ne serais pas contre un peu de repos. Ça ne t'embête pas si on remet notre entraînement à demain ?

***

Youpi! Nos héros sont sains et saufs, mais je n'aurais pas aimé être à leur place dans ce chapitre! 😅

J'espère que cette petite scène d'action vous aura plu (elle m'aura donné du fil à retordre 🥲). J'ai profité d'une pause-déjeuner pluvieuse pour faire une balade en solitaire et la mettre au point (aucun de mes collègues ne voulait s’aventurer sous la pluie 😂), je suis contente que ce chapitre (encore perfectible) soit derrière moi!

En raison d'un rhume tenace et de mon travail, je n'ai pas pu avancer ces deux dernières semaines. Je fais une petite pause la semaine prochaine et vous retrouve le 15 ou le 16 pour la suite.

N'oubliez pas la petite 🌟 et merci de votre lecture!

Bisous 🥰😘

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