Chapitre 19 - Un surprenant goûter
Gregory avait refusé de me ramener à GhostValley avant que je n'aie reconstitué mon capital de magie. Le bougre était un vrai despote.
Toutes mes tentatives pour le convaincre de remettre l'exercice à plus tard – en invoquant notamment mon entraînement avec Shawn – se révélèrent un cuisant échec. En fin de compte, je terminai les fesses fossilisées dans l'herbe perlée de pluie, les mâchoires grinçant de mécontentement. Je fulminais tant qu'il me fallut bien vingt minutes pour percevoir les flux d'énergie dans la nature, et encore vingt minutes supplémentaires pour les appeler à moi.
— Tu l'as dans le sang, ça se voit, me rabâchait pendant ce temps Gregory, sourd à mes protestations. Je n'insisterais pas si je ne pensais pas que tu en étais capable.
En fin de compte, les talents qu'ils me prêtaient s'avéraient autant une bénédiction qu'une malédiction.
J'arrivai donc à la Moon House avec près d'une heure de retard et une mauvaise humeur prête à éclater, à l'instar des nuages noirs que nous avions laissés sur la Grande-Île. Mon prochain entraînement n'aurait pas lieu avant le surlendemain. Mon tyran personnel avait « des choses à faire ». Il me congédiait comme il lançait ses chemises dans son panier de linge sale.
Ne me restait plus qu'à m'excuser platement de mon retard auprès de Shawn.
J'avais déjà dévalé les escaliers vers le sous-sol à l'allure d'une panthère lancée sur sa pauvre proie lorsqu'un éclat de rire me fit déraper devant la porte de la cuisine.
Un rire adorable que j'étais surprise d'entendre à la Moon House, alors que c'était moi qui y avais amené sa propriétaire l'après-midi même.
Étonnée, je constatai qu'ils étaient tout un groupe à s'être réunis dans la cuisine. À pas de loup, je m'approchai de la porte, la poussai sans bruit... et me décrochai la mâchoire de surprise.
Aussi ahurie que si j'avais assisté à un baiser enflammé entre Donald Trump et Kim Jong-un, je découvris Lyse, Helena, Michael et Shawn, qui venaient vraisemblablement de terminer un goûter.
Comme aimantés par sa silhouette, mes yeux se rivèrent aussitôt au mercenaire et le détaillèrent avec avidité, profitant du fait que personne n'avait encore fait attention à moi.
Fidèle à sa réserve, Shawn avait reculé sa chaise pour ne pas se mêler pleinement aux autres. Par gêne, précaution ? Maintenant que je percevais sa gentillesse sous ses silences, je supposais qu'il n'avait nulle envie de leur imposer sa présence. Il n'oublierait sans doute jamais les protestations particulièrement véhémentes de certaines filles, que je ne pouvais blâmer.
Helena avait d'ailleurs fait partie des plus réfractaires. J'étais prête à parier que le charme incontestable du jeune homme avait eu son rôle à jouer dans son retournement de veste.
Néanmoins, et fait remarquable, tous semblaient heureux de partager ce moment de détente, et j'y vis là une lueur d'espoir qui fit disparaître ma mauvaise humeur comme par magie.
Les pitreries d'Helena n'étaient pas étrangères à cette ambiance bon enfant. Pour ne pas l'interrompre, je demeurai près de la porte cependant que ma collègue terminait une imitation tragi-comique de ce que je devinais être la mort du malheureux héros du film Pour l'éternité.
— Adèle... ! Belle Adèle, comme je t'aime !
Je doutais qu'il s'agisse là d'une vraie réplique du film, c'était trop grotesque, mais je me gardai bien d'intervenir. Je voulais me souvenir pour toujours de l'image d'Helena, mains plaquées sur la blessure imaginaire qui l'avait pourfendue, qui se tordait en tous sens comme un ver de terre martyrisé par un enfant sadique.
— Ton souvenir... m'accompagnera... dans les enfers, gémit-elle d'une voix moribonde.
Puis elle s'effondra sur la table, tête la première, dans un bruit de vaisselle malmenée.
Les réactions de l'assemblée furent diverses et variées. Michael gardait une main plaquée sur sa bouche pour masquer son amusement – tout de même, ce n'était pas très correct. Lyse était secouée d'un tel fou rire qu'elle se tenait le ventre, pliée en deux – elle ne pouvait rester insensible face à une telle performance théâtrale. Et Shawn rit.
Shawn rit.
Un hoquet étranglé m'échappa, et tous firent volte-face vers moi.
Heureusement, personne n'eut l'opportunité de s'interroger sur ma drôle de réaction puisque Helena, ressuscitée de son trépas, s'exclama avec emphase :
— La future nouvelle recrue de l'Ordre de Támara est de retour ! Youpi !
La minute d'après, j'étais attablée devant une tasse de chocolat chaud, accompagnée d'une part d'un gâteau aux pommes particulièrement appétissant. Je crus reconnaître la main pâtissière de Laurine, mais je n'étais pas certaine que la générosité de la blonde aille jusqu'à préparer gracieusement un goûter pour autrui.
— Alors, cette leçon ? m'apostropha Helena. On dirait que tu t'es pris un ouragan dans la poire.
Connaissant ma collègue et son incorrigible spontanéité, je savais qu'elle parlait sans malice. Il n'empêche que je me retins à grand-peine de lui envoyer mon pied sous la table. À la place, je me dépêchai de retirer le chouchou qui retenait ma chevelure et tentai en vain de me persuader que, non, mes joues n'étaient pas rouge pivoine.
Gardant mes yeux droit devant moi, ou plutôt, éloignés de Shawn assis sur la gauche, je marmonnai en guise d'explication :
— Il y avait un peu de vent sur la plage.
— La plage ? s'étonna Lyse.
— On est allés s'entraîner en Angleterre, lui appris-je avec une bouffée d'excitation. Enfin, sur la Grande-Île, traduisis-je pour les autres.
— L'Angleterre ? s'extasia-t-elle.
— La Grande-Île ? sursauta Shawn.
Si mon amie était l'image même du ravissement, le jeune homme, qui avait perdu son flegme, était la parfaite personnification de la contrariété.
— Décidément, intervint Michael en redressant ses lunettes sur son nez, Gregory Drezen est un sacré personnage.
Difficile de savoir si c'était un compliment.
— On a travaillé ma maîtrise de l'eau là-bas, expliquai-je.
— C'est vrai que Gregory n'habite pas près d'un lac, marmonna Shawn.
Il avait formulé ce sarcasme d'un ton égal, mais je commençais à le connaître. La veine qui palpitait sur sa tempe trahissait la colère qui couvait sous son apparente indifférence.
— J'ai cru comprendre qu'il aimait cet endroit, répliquai-je innocemment.
J'observai avec fascination la raideur qui tendait ses épaules bien bâties, le pli qui creusait son front sous ses mèches de jais, sa jolie bouche pressée pour retenir d'autres remarques acerbes... tous ces détails, en somme, qui démontraient son inquiétude.
Et quand il se mit à écrire furieusement un message sur son téléphone, je sus avec certitude que c'était pour remonter les bretelles d'un Gregory qui n'en aurait rien à cirer.
En pensée, je remerciai le sorcier et ses discrets stratagèmes en ma faveur.
— Vraiment, désolée d'être arrivée en retard, lançai-je à Shawn.
Le jeune homme releva vers moi ses magnifiques yeux, au bleu ravivé par la colère, et j'esquissai une moue exagérément soucieuse.
— Gregory n'a pas voulu me laisser partir, et on était si loin de GhostValley que je n'étais même pas capable de rentrer seule...
En réalité, je n'avais pas été inquiète une seule seconde, mais si les fantaisies de Gregory étaient ma seule arme pour éveiller un instinct de protection chez Shawn, eh bien, soit.
— Ce n'est pas grave, lâcha-t-il sans grande conviction.
Et il reprit son pianotage de plus belle. Je retins un sourire mutin.
Face à moi, Helena balaya à son tour mes excuses d'un reniflement fort peu élégant.
— Oh, t'inquiète. Quand Lyse a fini son exposé, on a hésité à faire un entraînement de groupe, mais la plupart des filles étaient de sortie, alors on s'est rabattus sur une pause sucrée bien méritée. Avec toutes ces infos, j'ai le cerveau raplapla !
Comme toutes les Chasseuses, Helena avait cessé d'aller à l'école le jour où elle avait été révélée. Certes, les Éclaireurs nous avaient initiées au début de notre carrière aux secrets du monde des ténèbres, mais cette formation remontait à plusieurs années, et ma collègue pleine de vie n'avait plus l'habitude de rester assise dans une salle de classe. Malgré sa tendance à l'exagération, je la croyais quand elle prétendait que ses neurones avaient été sur-stimulés.
— Je regrette d'avoir manqué ça, soupirai-je.
Je mordis dans le gâteau et me ramollis sous la douceur des pommes caramélisées. Oui, c'était définitivement le talent de Laurine à l'œuvre.
— C'était passionnant, confirma Michael avec un sourire reconnaissant pour mon amie. C'est un folklore particulièrement riche.
— Tellement riche que je n'ai pas retenu grand-chose, pouffa Helena, récupérant les miettes de gâteau éparpillés sur le plat du bout de l'index. À part Zeus. Personne ne lui a jamais appris ce qu'était le consentement ?
Quand je repensai à ce qu'Agathe avait dit à propos de Zelyus, la plus forte des déités de Bygone, celle qui avait humilié Calyo et l'avait privée de ses pouvoirs, je me dis qu'il ne valait probablement pas mieux que son alter ego mythologique.
— Vous pensez vraiment que notre mythologie grecque pourrait avoir un lien avec cette dimension ? demanda Lyse d'un air rêveur. Comment serait-ce même possible, vous avez réfléchi à des explications ?
Michael opina de la tête.
— Plusieurs, mais ce ne sont que des hypothèses. Par exemple, les déités dont a parlé Agathe pourraient avoir séjourné dans votre dimension, suffisamment longtemps pour y établir un culte à leur égard. Le surnaturel n'existant pas dans Pristine, les populations de l'époque auraient pu les prendre pour de véritables dieux. L'autre possibilité serait celle d'un groupe d'exilés, qui aurait fait le voyage entre Bygone et Pristine avant que cette mystérieuse malédiction ne s'abatte. Il aurait alors répandu chez vous ses traditions et croyances.
— Incroyable, souffla Lyse. Je sais que je ne devrais pas dire ça – parce que c'est une dimension maudite et que ces déités ont l'air d'enfants terribles – mais j'aimerais tellement y aller.
Je levai la tête tel un chien de garde tiré de son demi-sommeil. Lyse, dans Bygone ? Elle avait beau avoir les yeux qui pétillaient à cette simple pensée, je ne laisserais pas un seul de ses doigts franchir la frontière entre nos dimensions. Je tenais à ma santé mentale.
Mieux valait changer de sujet.
— Sinon, quel effet ça fait de recevoir des leçons de la part d'une femme ? pivotai-je vivement vers Michael.
Inutile de feindre la taquinerie : je me réjouissais de pouvoir asticoter mes collègues masculins, rarement bousculés dans leurs habitudes.
— Une humiliation, décréta-t-il, pince-sans-rire. Je vous garantis que c'était la première et la dernière fois.
Je noyai mon hilarité dans ma main, alors que Lyse arborait un air faussement outré.
— Je ferais une excellente Éclaireuse ! se scandalisa-t-elle dans un rire.
— La meilleure, sourit-il, bon public.
Helena secoua la tête, renchérissant :
— Vous rigolez, mais vous avez vu comme Frédéric était tout perturbé ? On a fait la réunion dans la jolie salle du premier, me précisa-t-elle, et il ne savait pas où se mettre. Il errait derrière les fauteuils jusqu'à ce que Sandy le tire par le bras pour l'asseoir à côté d'elle.
Frédéric, perdu dans sa propre maison ? J'aurais aimé voir ça.
— Où est Sandy, d'ailleurs ? rebondis-je, perplexe.
La Première Chasseuse était si charitable que j'étais surprise qu'elle ne chaperonne pas Lyse elle-même. Je soupçonnais un problème familial, mais en mon for intérieur, je priais surtout pour que son absence n'ait pas à voir avec un certain sorcier.
— Elle a filé chez sa mère après notre briefing, m'apprit Michael. Je crois que sa sœur Elie ne va pas très bien.
Elie, la deuxième de la sororie. Personne dans la maison n'ignorait qu'elle rencontrait des problèmes à l'école depuis plusieurs mois, même si Sandy ne s'attardait jamais sur la question.
Inquiète, je décidai de lui envoyer un message plus tard, pour l'assurer de mon soutien si besoin.
— C'est bientôt l'heure de l'entraînement, remarqua Helena en jetant un coup d'œil à sa montre. Tu te joins à nous, Alicia ?
— Oui, mais j'aurais aimé m'occuper de quelque chose avant. L'œil de Calyo.
À ces mots, Shawn quitta des yeux l'écran de son téléphone, sur lequel j'aperçus les bulles d'une conversation. Avec Gregory (joie), Kitten (désespoir) ou l'un des fous au service d'Araña (double, triple désespoir) ? C'était bien cette dernière possibilité qui me terrifiait le plus.
Probablement autant que le tatouage écarlate que j'entrevis sur sa main.
Vingt-six.
Le temps filait-il toujours ainsi, comme un oiseau battant des ailes et s'enfuyant à l'horizon ?
Il me sembla sentir le souffle glacial de la faucheuse contre ma nuque, m'arrachant un frisson de peur. Comment Shawn pouvait-il être assis avec nous comme si de rien n'était ? Comment parvenait-il à être aussi calme, alors que sa peau, marquée de ce rouge ignoble, trahissait le pacte funeste dont il était prisonnier ?
Dans un tressaillement, il surprit mon regard vers sa main. Il la roula en poing sur sa cuisse.
— Que veux-tu faire ? m'interrogea-t-il pour couper court à mon angoisse.
Je m'éclaircis la gorge et les idées, avant de reprendre la parole.
— La première partie du rituel que Gregory a exécuté pour dissimuler mon aura. Celle de magie blanche.
Et pas celle où le perfide Aracka se prenait pour un chat et faisait ses griffes sur le pauvre invocateur.
— Cela permettrait de cacher un peu plus l'œil. Il sera parfaitement indétectable.
— C'est une bonne idée, valida Michael, et cela nous assurera une sécurité supplémentaire le temps de décider quoi faire de ce fragment de pouvoir.
— Euh... le détruire, peut-être ? lâcha Helena sur le ton de l'évidence.
— Pas avant d'en savoir plus, la tempéra l'Éclaireur. D'autant plus que, d'après les dires d'Agathe, seule une arme forgée au sein d'un volcan de Bygone aura un effet sur Calyo. Tout porte à croire qu'il en est de même pour cet œil.
— En attendant, tant qu'il est en votre possession, il fait de vous une cible, fit sombrement remarquer Shawn.
— Quel autre choix a-t-on ? répliquai-je avec un geste grevé de fatalisme. On ne peut pas le détruire, et on ne peut pas le lui rendre. C'est une impasse ! Le seul point positif, c'est que si elle envoie à sa place une créature des ténèbres à la solde d'Araña, je ne serai pas démasquée.
C'était toujours ça de pris, mais je ne voulais pas imaginer les conséquences d'une telle visite, qui ne serait certainement pas de courtoisie.
— Sandy pourrait peut-être demander à la Main blanche de perdre une autre de ses soirées à nous aider ? proposa Helena, jouant avec sa longue queue de cheval auburn. Il pourrait rendre le manoir purement et simplement indétectable ?
Elle dévisagea ensuite Shawn comme si elle venait de se souvenir de son amitié indéfectible avec le sorcier. Elle lui offrit une moue d'excuse :
— Ou toi, Mason, mais je pense que les attributs de Sandy seront encore plus convaincants.
— Imagine qu'un civil ait besoin de notre aide ? lui rappela Michael, secouant doucement la tête. Si on est introuvable pour nos ennemis, on le sera également pour ceux que nous sommes censés protéger.
— C'est ce que je disais, soupirai-je. Une impasse...
Un profond abattement nous tomba soudain dessus, collant comme de la cire dépilatoire. Nous pouvions retourner le problème dans tous les sens, il s'apparentait à une équation insoluble.
Ce fut Helena, dont la nature enjouée l'empêchait de céder trop longtemps au découragement, qui se ressaisit la première.
— Tu vas nous faire ce rituel, et ce sera déjà très bien, décréta-t-elle avec fermeté.
Elle se leva d'autorité de table et, par mimétisme, nous l'imitâmes. Le raclement strident des chaises sur le carrelage finit de nous tirer de notre apathie.
— Je peux te regarder faire ? me demanda Lyse avec un coup d'épaule complice.
— Bien sûr, mais ce ne sera rien de très intéressant...
— J'en suis aussi, s'enthousiasma Helena. La magie rituelle m'a toujours intriguée.
La surprise me fit ralentir l'allure dans l'escalier. Je considérai ma collègue avec attention et découvris que ce n'était pas un mensonge dit par gentillesse. Il était rare que des non-sorciers s'intéressent réellement à la magie, sans peur ni a priori. Leur rapport à la sorcellerie n'était pas toujours le mépris que m'avait servi Laurine pendant des années, ou le dégoût que j'avais deviné chez Danielle, la sœur de Michael, avant qu'elle ne fasse machine arrière. Néanmoins, c'était une relation marquée par la crainte, la méfiance ou l'indifférence.
Qu'Helena souhaite réellement participer à ce petit rituel était donc une première pour moi, et j'en étais étrangement touchée.
— Allons-y tous, proposa Michael à la cantonade. Frédéric voulait avancer sur le dossier Lilia Calista. Il aura peut-être des nouvelles à nous annoncer.
Pendant notre trajet jusqu'au bureau de mon chef au premier étage, Michael m'expliqua que Frédéric avait décidé de prendre le taureau par les cornes et de s'adresser à la seule personne qui disposait des moyens suffisants pour nous venir en aide : François Ribaucourt, le Président de l'Espéritie en personne. Rien de moins que cela !
— Mais.... Frédéric ne disait pas que nos téléphones professionnels étaient sur écoute ? m'inquiétai-je. Le Conseil risque de trouver ça sacrément louche qu'il cherche à joindre le président du pays.
— Je lui ai donné un téléphone crypté, m'apprit Shawn, du même ton égal que s'il m'avait annoncé lui avoir offert un livre de poésie.
— Normal, murmurai-je pour moi-même, un peu ahurie. Et tu penses que Ribaucourt acceptera ? repris-je plus fort à l'intention de Michael.
— Ribaucourt et Frédéric entretenaient de bons rapports, à l'époque où ils travaillaient ensemble.
Comment avais-je pu l'oublier ? Michael m'avait dit, au printemps précédent, que notre chef et l'homme politique avaient partagé les mêmes idées avant-gardistes. C'étaient d'ailleurs leurs convictions qui avaient provoqué leur départ du Conseil des Maîtres-Éclaireurs.
— Vu comme le Conseil lui met des bâtons dans les roues, Ribaucourt n'aura peut-être pas de scrupules à le contourner pour régler cette affaire sans que cela s'ébruite, poursuivit le jeune Éclaireur.
Si son ton n'était pas défaitiste, il n'avait rien de triomphant non plus.
— Espérons-le, oui, marmonnai-je.
À notre arrivée, Frédéric se trouvait en plein conciliabule avec Jack. Je n'avais pas revu mon collègue un peu revêche depuis l'incident Gregory, et je constatai avec malaise qu'il n'avait pas l'air dans son assiette. Certes, les cernes violacés qui plombaient ses yeux n'enlevaient rien à sa bogossitude, mais ils étaient le témoin des mauvaises nuits qu'il avait dû passer depuis que le sorcier était entré dans notre vie avec ses gros sabots, jetant publiquement son dévolu sur Sandy.
Mon amie m'enverrait-elle au diable si je tentais de gratter des informations sur sa relation avec Jack ? Probablement.
— Bonjour, couinai-je.
Pourquoi me sentais-je coupable ? Gregory avait beau être mon professeur particulier, je ne répondais pas de son comportement hors norme. Ni Shawn, d'ailleurs.
Frédéric me salua avec chaleur ; Jack marmonna un « Bonjour » dans sa barbe, qu'il n'avait pas rasée depuis plusieurs jours au demeurant.
Je me mis au travail tout en gardant les oreilles ouvertes sur la conversation qui se jouait en arrière-plan. Ainsi, pendant que Frédéric narrait les deux heures qu'il avait passées au téléphone à remonter les différentes strates de l'administration, je répliquais scrupuleusement les étapes suivies par Gregory la veille (ou, plutôt, le matin même).
Aussi, le coffret en bois de hêtre dans lequel Frédéric avait enfermé l'œil de Calyo se retrouva-t-il bientôt au centre d'un pentacle tracé sur le parquet, terminé par des bougies rouges. À genoux, armée de ma craie blanche, je pris un grand plaisir à recouvrir de symboles les armoiries du Maître-Éclaireur de l'Espéritie gravées sur le couvercle : un cercle, au sein duquel deux dagues se croisaient sur un livre grand ouvert. La force et le savoir, l'union des Chasseuses et des Éclaireurs.
Dans ma tête, c'était le visage de Stanislas Beauchamp que je défigurais avec force coups de craie. Le rituel n'en était que plus plaisant.
— Et Drezen a inventé tous ces symboles ? s'enquit Helena.
Assise en tailleur en dehors du cercle, elle se tordait le cou pour zieuter l'écran de mon téléphone, posé devant Lyse et elle. J'avais pris en photo les instructions que m'avait confiées Gregory, avant de soigneusement ranger la feuille volante dans une pochette, en sécurité dans ma chambre. J'avais trop peur de l'abîmer.
— La plupart sont des runes, mais plusieurs sont des sigils de sa création, oui.
— Oh, exhala Lyse avec un hochement de tête impressionné. Il est fortiche, quand même.
Installée à côté de ma collègue, elle faisait pivoter sa tête de droite à gauche pour suivre d'un côté le rituel, de l'autre, la discussion entre les Éclaireurs et Shawn. On aurait pu croire qu'elle suivait une partie de tennis.
— Il a dit combien de temps ça prendrait ? demandait Shawn à Frédéric.
À l'entente de son timbre chaud, cet accent un peu dur du nord du pays que je trouvais diablement sexy, je l'observai à la dérobée.
Pour un observateur extérieur, le jeune homme paraissait proprement nonchalant, intéressé mais pas inquiet. Néanmoins, je réalisai qu'effectivement, je déchiffrais de mieux en mieux le langage discret de son corps. Ainsi, l'inflexion ténue de ses sourcils, qui assombrissait à peine son front, trahissait une impatience que j'étais probablement la seule à déceler. Et ce détail me fit sourire, car il me donnait l'impression d'avoir percé à jour l'un de ses secrets.
— Sans doute plusieurs jours, le renseigna Frédéric, une fesse posée sur le bord de son bureau. C'est long, mais voyons le verre à moitié plein : j'ai réussi à le joindre aujourd'hui même, et il m'a dit qu'il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour que Lilia Calista saisisse l'urgence de la situation.
Il laissa s'écouler une poignée de secondes, avant d'ajouter :
— J'en ai profité pour lui parler de toi.
Shawn ne s'y était pas attendu, à en croire le raidissement soudain de son dos et la main qui vint se noyer dans ses mèches noires. Et moi non plus, si bien que je ne fis plus mine de poursuivre mes gribouillages et que je les regardai franchement, tout ouïe.
— Tu t'en doutes, reprenait déjà Frédéric pour couper court à tout suspense, la popularité croissante de l'énigmatique Araña dans le monde des ténèbres est une préoccupation urgente non seulement du Conseil, mais aussi du gouvernement. Je lui ai touché deux mots de ta situation, de l'aide que tu nous apportes... sans entrer dans le détail en ce qui concerne l'Adalid bien sûr. Il était pressé, mais il m'a assuré qu'on trouverait un arrangement. Je me suis dit que tu serais peut-être soulagé de l'apprendre...
L'était-il ?
Si, de mon côté, je voyais mes espoirs les plus fous sur le point de se concrétiser (la possibilité qu'une amnistie officielle soit prononcée), Shawn, lui, ne manifesta aucune joie. Au contraire, une douleur fugace vint ébranler le masque d'impassibilité qu'il portait à chaque instant.
Avec une tristesse sourde, je compris qu'une partie de lui avait désiré que cette démarche n'aboutisse pas. Qu'il soit jugé coupable et paye pour ses crimes, parce qu'il estimait – savait – que c'était l'issue qu'il méritait.
Je ne savais de son passé que ce que Sandy et moi avions déterré pendant nos mois de recherches, mais je me doutais que bien des familles avaient souffert par sa faute. Des enfants avaient pleuré leurs parents, et l'inverse était sans doute vrai. Moi-même, j'avais vu la fin d'un monde, celui de mon enfance, lorsque j'avais perdu Nika cette nuit maudite. Mais le monstre avait été défait, et ne demeurait plus que l'homme qui, plus jamais, ne serait capable de blesser les autres.
Je n'arrivais pas à ne pas être égoïste.
Je n'arrivais pas à accepter l'idée qu'après tout ce qu'il avait vécu, tout ce qu'il avait souffert, il doive encore subir le glaive implacable de la justice humaine.
La simple pensée qu'il puisse m'être arrachée m'emplissait d'un tel effroi que je n'arrivais plus à respirer, si bien que je ne songeai même pas à me mentir à moi-même.
J'étais soulagée. Parfaitement, absolument soulagée. Et s'il ne l'était pas, je le serais pour nous deux. La seule chose qu'il me restait à espérer, désormais, c'était qu'il trouvât un jour la paix.
— Merci, finit par articuler Shawn.
Frédéric acquiesça sobrement, et un silence inconfortable envahit la pièce, qui nous figea dans une posture désagréable. Je m'ordonnai de reprendre ma besogne, rappelée à l'ordre par les faibles pulsations qui émanaient de l'œil de Calyo, enfermé dans le noir. Le regard lâchement rivé à mes doigts, je ne trouvai pas la force d'affronter la détresse dans les yeux de Shawn, qui menaçait de déborder.
— Tiens ! s'écria si soudainement Helena qu'elle fit sursauter la moitié de l'assistance. Vous entendez tous ces cris de corbeaux dans le parc ?
Jamais on n'avait vu distraction plus grossière que celle-là, mais la Chasseuse bondit néanmoins sur ses pieds et s'élança vers la fenêtre, d'où elle contempla la partie sud du parc arboré entourant le manoir. Je la soupçonnai d'avoir surtout besoin de se dégourdir ses jambes.
— C'est fou ! insista-t-elle cependant. Je n'ai jamais vu autant de corbeaux s'envoler en même temps.
Je ne sus ce qui me mit la puce à l'oreille. Il pouvait y avoir mille raisons qui expliquaient la fuite soudaine d'une nuée de volatiles, mais je sus, au plus profond de moi, que quelque chose de terrible se préparait.
Visiblement, Shawn fut traversé par le même pressentiment. Il pivota vivement la tête vers l'encadrement de la fenêtre, où se tenait toujours Helena, absorbée par cet étrange spectacle qui se jouait à l'extérieur. Son corps tout entier se tendit vers elle.
— Attention !
À peine l'avait-il plaquée au sol que la fenêtre explosait dans une pluie de verre.
***
Eh oui, il ne faut jamais baisser la garde... on ne sait pas quand une catastrophe va se produire 😂😱
Avez-vous deviné ce qui est venu troubler la tranquillité de nos personnages ? 😇
J'espère que ce petit goûter vous aura plu. Le prochain chapitre sera un poil plus mouvementé 😅
En parlant du prochain chapitre, il est un peu long, mais je vous le posterai en entier parce que je n'aime pas couper les scènes d’action. Néanmoins, pour faciliter votre lecture, je le diviserai en deux. Je risque de ne pas poster la semaine d’après par contre 😅 je ne voudrais pas vous surcharger.
J’en ai fini avec mon blabla. N’oubliez pas la petite 🌟 avant de partir 🥰
Bisous! 😘
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