Chapitre 18 - Première leçon (3/3)
⸺ Allez, au travail.
Nous étions les seules âmes à errer sur la bande étroite de sable que la mer n'avait pas encore dévoré de ses vagues avides. Les rafales s'engouffraient dans la petite baie avec vigueur, et je me fis rapidement une queue de cheval pour éviter que ma chevelure ne se transforme en paillasson.
⸺ Quel est ton rapport avec l'eau ? m'interrogea Gregory.
Je glissai un regard circonspect vers les vagues moutonneuses qui venaient éroder le sable à nos pieds.
⸺ Ça pourrait être pire ? dis-je sans grande conviction.
Gregory me dédia un regard blasé.
⸺ Voilà pourquoi je n'aime pas les ados.
Je levai les bras au ciel.
⸺ Qu'est-ce que j'ai fait encore ?
⸺ Ça pourrait être pire ? répéta-t-il en une imitation de moi désagréablement ressemblante. Sois plus précise, mets des mots sur tes sensations.
⸺ Je ne sais pas, m'impatientai-je.
Mon regard papillonnant revint au ressac des déferlantes qui percutaient le corps de la falaise et retombaient en pluie dans la mer.
⸺ L'eau me glisse toujours entre les mains, tentai-je d'expliquer. On pourrait croire qu'elle est plus facile à maîtriser que le feu, considéré comme imprévisible, mais pas pour moi. C'est comme si... elle avait une vie propre. Tu vois ce que je veux dire ?
Je pivotai vers Gregory à temps pour voir le rictus satisfait qui ourla brièvement ses lèvres.
⸺ L'eau est fluctuante, confirma-t-il. Vivante, et partant, potentiellement traîtresse. Les gens ont tendance à oublier qu'elle est aussi mortelle que le feu.
Son visage s'assombrit lorsqu'il ajouta :
⸺ C'est l'élément fétiche de Calyo. L'eau lui obéit au doigt et à l'œil, et je ne t'apprends pas que le feu, ton élément de prédilection, ne te servira pas à grand-chose face à elle.
⸺ Je sais...
Je n'avais pas eu besoin de lui pour comprendre qu'en cas de duel magique, Calyo aurait un avantage certain sur moi.
⸺ Ne fais pas cette tête-là, me rabroua gentiment Gregory.
Il esquissa quelques pas, faisant crisser le sable sous ses semelles.
⸺ Si tu dois un jour te mesurer à elle, tu peux tenter de la contrer de deux façons : soit en utilisant un autre élément que le feu...
⸺ Par exemple la glace ?
⸺ Par exemple, confirma-t-il, mais je suis au regret de t'apprendre que manier la glace n'est pas à la portée de tout le monde.
Il remit un peu d'ordre dans ses mèches d'un geste crâne. Je roulai exagérément des yeux.
⸺ Et quelle est l'autre possibilité ? le relançai-je.
⸺ C'est assez simple : l'autre solution est de te faire obéir de l'eau encore mieux qu'elle.
Je réprimai un éclat de rire sarcastique qui n'aurait pas été très bien accueilli. Assez simple ? Je ne voulais pas qu'il interprète mes réticences comme de la mauvaise volonté, mais je ne me voilais pas la face : j'avais vu Calyo à l'œuvre, et je doutais de jamais parvenir à l'égaler, encore moins sur son propre terrain.
Je ne parvins pas à masquer tout à fait mes doutes, car Gregory sourcilla :
⸺ Tu as l'air sceptique.
⸺ On parle du bras droit d'Araña quand même, osai-je protester.
⸺ Certes, mais tu oublies quelque chose qui est pourtant essentiel.
Je haussai les sourcils d'un air interrogatif.
⸺ Tu es l'Adalid, rappela-t-il d'un air soudain grave. C'est un pouvoir ancestral qui t'a jugée suffisamment digne de lui pour se loger en toi. Ne te sous-estime pas.
Je me figeai, troublée par la solennité teintée de déférence qui avait enrobé ses paroles et qui me surprit venant de lui, si désinvolte d'habitude.
— Tu t'es tournée spontanément vers le feu, reprit-il sans relever ma gêne. Ça t'a réussi, mais si tu avais réparti tes efforts dès le départ, si tu avais été guidée par quelqu'un de compétent, je suis certain que tu serais parvenue à une maîtrise parfaite des quatre éléments. C'est ce sur quoi nous allons travailler tous les deux.
Je hochai la tête, visage baissé vers mes bottines qui s'enfonçaient dans le sable blanc. Je peinais à soutenir son regard perçant et, surtout, toute la confiance qu'il plaçait en moi.
Même lorsqu'il était encore mon ennemi, je m'étais surprise plus d'une fois à admirer Gregory. Jamais je ne l'aurais admis à voix haute, par fierté et mépris, mais Sandy l'avait bien compris. Elle avait su à quel point j'avais désiré être comme lui.
Intrépide. Hardi. Qui ne flanche pas devant les difficultés, au contraire : qui vibre face au danger, s'enivre de lui pour aller toujours plus loin, dépasser ses limites et, en fin de compte, triompher.
Gregory était tout ce que je voulais être. Alors, l'entendre louer ainsi mon potentiel... c'était comme un rêve devenu réalité. Il m'en croyait capable, et je ne souhaitais plus qu'être à la hauteur de ses attentes.
⸺ Je suis prête.
Peut-être avait-il perçu la résolution renouvelée qu'il avait fait naître en moi, car un sourire voilé de fierté releva sa bouche.
⸺ On va pouvoir passer à la leçon numéro un.
⸺ Qui est ?
⸺ Exit les mots de magie.
Impossible de ne pas remarquer la pointe de sadisme qui l'avait animé alors qu'il m'annonçait cette première épreuve. Je sursautai, me rebiffai :
⸺ Tu ne peux pas me demander ça !
⸺ Et pourquoi pas ? joua-t-il les innocents.
⸺ Parce que j'en suis incapable !
— Tu t'apitoies déjà sur ton sort ? se moqua-t-il.
Je changeai mon fusil d'épaule pour obtenir gain de cause.
— Certains sorciers les utilisent toute leur vie, lui rappelai-je.
⸺ Certains sorciers restent nuls toute leur vie, contra-t-il, yeux plissés avec sévérité. Tu veux rester nulle toute ta vie ?
Formulé ainsi, je ne pouvais décemment pas continuer à protester.
⸺ Non...
⸺ Alors, c'est réglé. Tu dois apprendre à te passer de ces formules. Elles dénaturent ta relation avec la magie.
Comme je lui adressais une moue dubitative, il pesta dans sa barbe et réfléchit, yeux perdus dans l'horizon aux mille nuances de gris.
⸺ Avec ces mots, tu commandes à ton pouvoir, expliqua-t-il. Tu lui donnes des ordres, et il obéit. Sans ces mots, le lien entre le sorcier et sa magie est tout autre. Tu l'amadoues, tu la séduis, et finalement tu ne fais plus qu'un avec elle. Comme avec une amante.
⸺ Une amante ? raillai-je.
⸺ De celles qui te le rendent bien, compléta-t-il avec un demi-sourire.
Je secouai la tête par principe, mais ses mots avaient déjà fait leur chemin en moi.
Je n'avais jamais réfléchi aux conséquences des formules que j'utilisais au quotidien. C'était Frédéric, un non-sorcier, qui m'avait appris les rudiments de la sorcellerie quand j'étais encore aux portes de l'adolescence. La concentration, l'introspection et les mots de magie, c'étaient là les leviers que j'avais appris à employer, en autodidacte. Grâce à eux, ma magie m'obéissait, aussi docile qu'un fauve dressé.
Cette autre voie que Gregory me proposait, je l'avais sentie sous la surface, qui attendait patiemment que je me tourne vers elle. Je sus à cet instant que l'heure était venue.
— Comment je fais ?
Déjà, en moi, ma magie se réveillait, pressentant ce changement imminent.
Gregory se posta face à la mer, mains enfouies dans les poches de son manteau.
— Plonge en toi pour la trouver. Apprivoise-la. Quand tu seras prête – et, crois-moi, tu le sauras –, insuffle-la dans l'eau. Tout ce que tu peux, sans t'arrêter. On verra le résultat, termina-t-il, tout énigmatique.
Peu convaincue, je fermai néanmoins les yeux. Paupières closes, je ne perçus qu'avec plus d'acuité l'odeur salée de l'air qui me frigorifiait les joues et les cris tonitruants des mouettes qui voletaient au-dessus de nos têtes, surfant sur le vent. Je fis abstraction de mes sens pour ne plus sentir que ce qui vivait en moi.
Ma magie était là, fidèle à elle-même, pareille à un chien loyal qui guetterait le moindre tressaillement de sa maîtresse. Je compris alors ce que voulait dire Gregory : elle attendait mon commandement.
Plissant un peu plus les yeux, je tournai autour du problème pendant plusieurs minutes, sans progrès. Gregory, exceptionnellement silencieux, ne manifesta aucun signe d'impatience. Probablement en raison du caractère sacré qu'il attribuait à la magie, et qui faisait que jamais il ne la profanerait.
Alors que j'étais sur le point de donner ma langue au chat et de quémander un indice, mon instinct me souffla une idée, que je jugeai de prime abord tout bonnement ridicule. Cependant, n'ayant rien à perdre et tout à gagner, je reléguai ma pudeur dans un coin oublié de ma tête et me lançai, une main posée sur mon cœur.
Et pour la première fois de ma vie, je parlai à ma magie. Avec de vrais mots, et non ces ordres que je braillais habituellement sans même y penser.
Je la cajolai, je la flattai. Je lui chantai de douces chansons de ma voix intérieure, lui chuchotai des remerciements, merci, merci pour toutes ces merveilles que tu as fait naître, ces étincelles de feu qui dansent dans ma mémoire, ces instants de paix que j'ai éprouvés à ton contact.
Je ravivai des souvenirs aussi, projetant sur l'obscurité de mes paupières tous ces moments où, sans elle, j'aurais peut-être perdu la vie.
En somme, je m'efforçais de la séduire, ainsi que l'avait dit Gregory. Puis, j'étendis mes doigts vers elle et la laissai venir à moi.
Au début, je me sentis sotte. C'était une idée stupide, pensai-je, une idée que je n'allais pas assumer bien longtemps. Ce fut quand je m'apprêtais à changer mon fusil d'épaule que se produisit alors la sensation la plus étrange que je n'avais jamais connue.
Ma magie avait toujours fait partie de moi. Elle fourmillait sous ma peau, source d'énergie latente qui attendait d'être libérée par mes mots.
À cet instant, elle m'engloutit dans sa lumière. De son propre fait.
Son énergie, ces ondes vibrantes que je connaissais par cœur, se mirent au diapason de mon corps dans une fusion à la chaleur presque charnelle. Je la sentais partout, dans la moindre parcelle de mon corps et jusque dans mon esprit, où affleuraient des paroles dépourvues de sens qui pourtant n'avaient pour moi aucun secret.
Enveloppée dans des bras éthérés qui formaient un cocon à la fois intangible et impénétrable, je compris pleinement ce que voulait Gregory par « amante ».
Elle et moi ne formions réellement plus qu'un. Et c'était merveilleux.
J'avais franchi la première étape.
De peur de rompre ce lien encore fragile, je m'avançai vers le rivage les yeux fermés, me guidant au bruissement des vagues qui s'échouaient sur le sable. Qu'importe si je me trempais les pieds et ruinais mes bottines préférées, je me refusais à prendre le risque de perdre cette énergie franche et pure qui ruisselait sur moi, animée d'une vie propre.
À l'aveuglette, j'enfouis les mains sous la surface. L'eau glaciale me mordit méchamment la chair. Je me rappelai la consigne de Gregory : « Insuffle-la dans l'eau ». Certes, mais comment ?
Je n'eus pas le temps d'y songer davantage.
À peine la pensée s'était-elle formée dans mon esprit que ma magie prenait le relais. De chien obéissant, elle s'était transformée en étalon impétueux qui devançait mes souhaits avec audace.
Une énergie fabuleuse, que je ne cherchai pas à dompter pour ce que je n'étais pas sûre d'y parvenir, se déversa de mes mains dans la mer. Elle créa des remous furieux qui chatouillèrent mes doigts engourdis, telle une eau bouillonnante sortie du cœur d'un volcan.
Mon pouvoir s'écoulait de ma personne avec une constance et une force remarquables. Le vacarme de l'eau effervescente saturait mes tympans, mais je n'y réfléchis pas à deux fois. Je faisais exactement ce que m'avait demandé Gregory : je donnais tout ce que j'avais.
Je ne sus quand les prémices de l'inquiétude apparurent, chassant peu à peu la joie extatique qui m'avait donné des ailes. Peut-être quand les glapissements des mouettes s'étaient tus dans l'arrière-plan, funeste silence.
Ou peut-être lorsque je sentis une présence juste devant mon nez, qui dégageait un froid à l'odeur de vase.
Prudente, je papillonnai des cils. Ouvris vivement les yeux. Entrouvris la bouche sur un cri muet.
Un mur d'eau cendrée, haut de plusieurs mètres, se dressait devant moi. Prêt à m'ensevelir.
La peur m'assomma, si violente qu'elle rompit ma fusion avec ma magie.
Et l'énergie qui tenait le mur en place s'envola. Les eaux striées d'écume, où nageaient des poissons comme piégés dans un immense bocal, entamèrent leur chute dévastatrice.
J'étais encore pétrifiée lorsque les ondes de Gregory enflèrent au point de prendre tout l'espace. Dans un tintement surnaturel, le mur d'eau se couvrit de glace. L'instant d'après, une main s'abattait sur mon épaule, et des étincelles m'arrachèrent au sable pour me jucher sur la falaise herbeuse qui dominait la crique transfigurée.
Je n'avais pas eu conscience de m'être recroquevillée, bien inutilement il faut le dire, sur moi-même. Je me redressai avec précaution, savourant de sentir la terre ferme sous mes pieds, avant de diriger des yeux abasourdis vers l'immense paroi étincelante plantée dans l'eau, comme une météorite tombée du ciel.
À mes côtés, Gregory affichait une nonchalance tranquille, en profond décalage avec le petit accident qui venait de se produire et avait failli déclencher le bouton « on » de ma vessie.
Le chant de sa magie s'attardait dans l'air, m'arrachant un frisson. Il leva lentement sa main droite, toujours nimbée de blanc, et le rempart de glace s'effondra sur lui-même. Les vagues contrariées recouvrèrent leurs droits sur la baie, la noyant dans leur colère.
Je me mordillai la lèvre, un peu honteuse d'avoir failli causer pareille catastrophe. Un tsunami, rien que ça !
Je coulai un regard coupable vers Gregory et me justifiai d'une voix d'enfant :
— J'ai perdu le fil.
— Ne sois pas trop dure avec toi-même. C'était très impressionnant.
La surprise manqua m'arracher un hoquet. Le sorcier tourna vers moi un visage où brillaient des yeux malicieux, des yeux de jeune garçon ravi de planifier des bêtises.
— Pour être honnête, avec ton potentiel, je savais que ça finirait comme ça, ajouta-t-il, facétieux. Je guettais avec impatience le moment où tu ouvrirais les yeux.
Il s'esclaffa de bon cœur, satisfait du tour qu'il venait de me jouer. Je ne songeai même pas à me mettre en colère. Impressionnant, potentiel... et c'était de moi qu'il parlait.
Flattée comme jamais, je pressai mes lèvres l'une contre l'autre pour éviter que mon sourire ne dévore la moitié de mon visage.
Puis, son sérieux revenu :
— Cette petite mésaventure m'amène à la leçon numéro deux, plus importante encore que la première.
— Qui est ?
Ses yeux sombres perdirent leur joie enfantine pour s'emplir d'une gravité qui me rappela l'ennemi implacable auquel je m'étais mesurée, des mois auparavant.
— N'aie jamais peur de ce que tu es capable d'accomplir.
La solennité qui enrobait ses paroles m'ôtait toute envie de plaisanter, et je me demandai s'il avait lui-même appris cet enseignement « à la dure ».
J'acquiesçai du menton en silence. Ses lèvres minces s'étirèrent sur un demi-sourire, et il m'enjoignit, forçant un soupir faussement désabusé :
— Eh bien... on recommence ?
***
Coucou 🥰
J’espère que cette première leçon vous aura plu! Gregory aura été gentil, juste un peu farceur 😇 Shawn sera peut-être bien un professeur plus dur 😂
Le prochain chapitre arrivera la semaine prochaine 😁 Il est écrit, je n’ai plus qu’à le relire.
Merci de votre lecture 🤗 N’oubliez pas la petite 💫 avant de partir!
Bisous et bon week-end 😘❤️
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