Chapitre 18 - Première leçon (2/3)

J'avais laissé une Lyse trépidante d'excitation aux bons soins de Michael et Helena, qui m'avaient promis de veiller sur elle. Pas de Sandy en vue, ce qui était peut-être pour le mieux : j'aurais eu de la difficulté à ne pas l'interroger sur son rendez-vous nocturne avec Gregory.

À quatorze heures tapantes, j'atterris devant la porte de ce dernier et appuyai sur la sonnette. Un peu nerveuse, j'attendis qu'il vienne m'ouvrir, ce qu'il fit, déjà revêtu d'une parka de ski flambant neuve, à la capuche bordée de fourrure.

⸺ Pile à l'heure.

⸺ Ce n'était pas une blague, alors, le coup de l'eau ? demandai-je avec un coup d'œil sur son manteau.

⸺ Malheureusement pour toi, pas cette fois.

Il claqua la porte derrière lui et m'offrit sa main.

⸺ On a un peu de route à faire, alors ne perdons pas de temps.

Je contemplai longuement sa paume ouverte devant moi, songeant à tout ce qu'elle symbolisait. Je réalisai à quel point ma vie avait basculé. Une semaine auparavant, Gregory avait été à deux doigts de me transpercer d'un éclat de glace ; là, il me tendait la main pour m'emmener vers une destination inconnue, sans témoin, et je le suivais les yeux fermés.

On marchait sur la tête.

J'acceptai la poignée, mon cœur cognant contre ma poitrine. Le rictus affiché par Gregory révélait les pattes d'oie qui prenaient naissance autour de ses yeux sombres. Percevait-il la sensation de vertige qui m'assaillait, me donnant l'impression d'être au bord d'une falaise ? Car c'était exactement ce que son aide représentait pour moi : un saut dans l'inconnu.

Et j'allais découvrir si mon intuition à son sujet avait été la bonne.

⸺ Allons-y.

Une nuée d'étincelles nous fit disparaître du couloir.

Habituée à servir de chauffeur, je trébuchai comme une bleue à l'atterrissage. Outre le fait que je n'avais pas anticipé la fin du voyage, une obscurité opaque comme une nuit sans lune m'avait prise par surprise. Je resserrai ma main sur les doigts de Gregory.

⸺ Qu'est-ce qu'il se passe ? m'inquiétai-je, croyant à un incident.

⸺ Rien, si ce n'est une petite escale pour refaire le plein de carburant, badina-t-il.

Une boule de feu, qui naquit du creux de son autre main, jeta un éclairage doré sur notre environnement.

Nous nous trouvions dans un appartement minuscule. Un studio même, compris-je au lit que je discernais derrière un paravent au bois dentelé rappelant un moucharabieh. Malgré sa petitesse, la pièce avait un charme indéniable, avec son plafond blanc encadré d'élégantes moulures et les soubassements qui couraient sur ses murs. Les volets étroitement clos de l'unique fenêtre ne laissaient pas entrer une seule goutte de lumière.

⸺ Adapté aux vampires, m'expliqua Gregory, qui avait suivi mon regard.

Maintenant que j'avais retrouvé mes repères, il me lâcha.

⸺ Où sommes-nous ?

⸺ Dans un petit pied-à-terre secret que je garde à la capitale.

Il l'avait énoncé en toute désinvolture, mais j'avalai ma salive de travers.

⸺ On est à NewHeaven ? m'étranglai-je.

Nous avions parcouru plus de cinq cents kilomètres à vol d'oiseau et nous trouvions désormais près de l'équivalent de la frontière belge. Ma propre limite se situait à cent cinquante. Avec cet exploit, Gregory venait de creuser un peu plus le fossé entre nos deux niveaux.

Il m'adressa un clin d'œil frimeur. La modestie ne faisait pas partie de son éventail riquiqui de qualités.

⸺ Impressionnée ?

⸺ Comment as-tu même fait ? demandai-je, éberluée. Tu nous as transposés si loin que tu devrais être K.O., tout raplapla...

— Premièrement, je ne suis jamais raplapla.

Je mimai un haut-le-cœur devant ce sous-entendu graveleux, qu'il ne releva pas.

— Deuxièmement, la magie peut compenser une partie de l'effort physique. Pour peu qu'on soit assez doué...

Sur ces derniers mots, il s'assit en tailleur sur le tapis bleu de style oriental qui était étiré sur le parquet. Je levai un sourcil dubitatif.

⸺ Qu'est-ce que tu fabriques ?

⸺ Je te l'ai dit, non ? Je refais le plein.

⸺ Le plein de ? insistai-je, sentant qu'il me manquait une information cruciale.

Gregory me considéra d'un visage sans expression.

⸺ Finalement, ce n'était pas le manque de sommeil qui te ralentissait l'esprit, déclara-t-il, faisant référence à la nuit où il avait protégé le manoir contre Calyo.

Je me retins de lui flanquer mon poing dans le bras.

⸺ Si tu t'exprimais plus clairement au lieu de dire les choses à demi-mots...

⸺ De magie, lâcha-t-il, mains levés pour me faire redescendre. Je refais le plein de magie. Tu ne savais vraiment pas que c'était possible ?

Le temps que je décide s'il valait mieux opter pour l'honnêteté ou un mensonge destiné à sauver ma fierté, il avait compris. Je l'avais soufflé malgré moi. C'était plaisant de le voir à court de mots, mais j'aurais préféré briller par autre chose que mon ignorance...

⸺ Eh bien... on a du pain sur la planche.

Je ne le contredis pas.

Gregory posa ses mains à plat sur ses genoux et ferma les yeux. C'était plutôt drôle à voir : un titi aux grands airs, sanglé dans une parka hors de prix, qui se lançait de but en blanc dans une séance de méditation expresse. Je n'avais cependant pas très envie de rire : une évidence venait de me frapper la tête comme un boomerang sur le retour.

Une énergie crépitante ruissela soudain dans la pièce, répondant à l'appel de Gregory. Je suivis ce changement le nez en l'air, aussi attentive qu'un chien de chasse à l'affût d'une odeur. Les ondes de Gregory, presque inaudibles, prouvaient que sa magie était à plat, mais elles déployèrent avec lenteur leurs rameaux, arbre invisible dont les faibles vibrations trouvèrent une résonnance dans ma magie, aussi intriguée que je l'étais.

C'est alors que l'énergie qui s'écoulait en ruisseau fut tirée, siphonnée, avalée par le sorcier dont les ondes reprirent progressivement du poil de la bête, tant et si bien qu'au bout de cinq minutes, il était comme neuf. C'était encore mieux – ou pire – que je ne l'imaginais.

Paupières toujours closes, Gregory étira les lèvres en un sourire apaisé, et je fus persuadé de l'entendre chuchoter « Merci » avant de revenir au monde tangible.

⸺ On va pouvoir se remettre en route, m'informa-t-il en se remettant sur ses jambes.

⸺ Euh, une petite question avant, le freinai-je, l'index timidement levé.

Curieux, il m'invita à la lui poser d'un hochement de tête.

⸺ Quand vous nous reteniez en otages, dans mon lycée, tu étais à court de magie.

C'était d'ailleurs pour cette raison que j'avais pris le risque d'emmener Shawn dans la chapelle en vue du rituel.

⸺ Mais, en fait, tu aurais pu faire... ça ? fis-je avec un moulinet de la main dans sa direction.

⸺ Reconstituer mon capital de pouvoir ?

J'opinai du bonnet, anxieuse alors même que les événements dataient de plusieurs mois et qu'ils ne pouvaient plus être modifiés.

Son sourire se fit carnassier, et il avança la tête vers moi avant d'articuler tout bas :

⸺ Oui.

J'écarquillai les yeux, et un scénario bien différent de celui qui s'était par miracle produit se joua dans ma tête comme un film catastrophe.

Gregory qui parvenait à s'isoler pour jouer les férus de méditation avant de défaire toutes les Chasseuses présentes puis, savait-on jamais, de retrouver ma trace dans Filthy pour me régler mon compte une bonne fois pour toutes.

Car j'étais suffisamment honnête avec moi-même pour savoir que s'il était en pleine possession de ses moyens, je ne valais pas tripette.

⸺ M-mais..., bégayai-je, interdite. Pourquoi...

⸺ Pourquoi ai-je lâché l'affaire ? compléta-t-il pour moi, ravi de son effet de surprise. Parce que j'avais compris que mon partenaire sans émotion était impliqué émotionnellement et qu'il me l'avait caché. Tu imagines ma surprise ! Ce brave Shawn, qu'une fin du monde n'aurait pas ébranlé, s'était retourné contre nous, contre son camp, pour sauver une Chasseuse qui n'était autre que l'Adalid. Je ne savais pas où tu avais filé, mais j'avais bien compris que quelque chose se tramait entre vous. J'ai préféré battre en retraite. C'était à lui qu'allait ma loyauté, pas aux autres. Je pensais avoir l'occasion de tirer les choses au clair avec lui et, tu m'excuseras, de le convaincre de ne pas se laisser avoir par tes beaux yeux...

Je croisai les bras, mécontente. Il y avait bien de l'amusement dans sa voix, alors qu'il narrait ses péripéties, mais pas une once de remord.

⸺ ... sauf que Monsieur a préféré s'enfuir sans laisser de traces, conclut-il avec un haussement d'épaules. Pendant des mois, je me suis demandé s'il allait bien, où il était... et c'est pile au moment où tu t'es servie de ma sœur pour m'atteindre que j'ai eu de ses nouvelles par une connaissance commune.

⸺ Je ne me suis servie de personne, grognai-je.

⸺ Appelle ça comme tu veux, sourit-il en toute hypocrisie. En tout cas, tes craintes rétroactives sont justifiées : si j'avais eu la possibilité de récupérer, je vous aurais botté le cul. À vous toutes. Quoique. (Il caressa son menton où apparaissait l'ombre d'une barbe.) J'aurais sans doute épargné Sandy. Elle est bien trop jolie, ajouta-t-il pour jouer avec mes nerfs.

Et il y arrivait à merveille, surtout lorsqu'il riait aussi longuement à ses propres blagues.

⸺ Enfin, soupira-t-il. Maintenant que nous avons ressassé notre tumultueux passé d'ennemis, tournons-nous vers notre flamboyant avenir d'alliés. Prochaine étape : notre terrain d'entraînement.

Gregory ne me laissa pas le temps d'assimiler à quel point nous avions eu de la chance, à l'époque : il posa une main sur mon épaule, et le parquet solide de l'appartement se déroba sous mes pieds. La première chose que je sentis lorsque nous arrivâmes à destination fut le vent au goût de sel qui me fouetta le visage.

Je me redressai lentement, subjuguée.

Une mer houleuse s'étendait à perte de vue. L'azur du ciel avait laissé place à des nuages telle une couverture de cendres qui, à l'horizon, se fondait avec les eaux remuantes, de la couleur de l'acier fondu. Les rafales chargées d'embruns me lacéraient les joues, mes poumons se remplissaient d'un oxygène piquant et vivifiant, et le froid humide traversait mon jean pour faire courir une chair de poule insistante sur mes jambes.

Nous étions bien loin de chez nous.

Les bottines enfoncées dans le sable blanc de la crique, j'aspirai avidement l'air iodé, un sourire abasourdi dansant sur mon visage.

⸺ Je savais que ça te plairait, sourit Gregory à mes côtés. La Grande-Île regorge de trésors comme la plage de Grey.

⸺ Tu nous as emmenés sur le Grande-Île ? soufflai-je.

Rien n'aurait dû plus me surprendre de la part de Gregory. Mais tout de même, savoir qu'il nous avait fait traverser la Manche pour que nous nous entraînions sur la cote anglaise était... Incroyable. Surréaliste. Merveilleux.

Autant d'épithètes qui ne l'auraient pas aidé à préserver ce qu'il restait de sa modestie, aussi me gardai-je bien de manifester trop d'enthousiasme :

⸺ C'est... surprenant.

⸺ C'est peine perdue, microbe, je sais que tu es impressionnée, ricana-t-il en englobant le décor d'un regard circulaire.

Des falaises en craie coiffées de touffes d'herbe se dressaient dans notre dos, immenses et majestueuses. Elles plantaient une jambe de roche dans la mer, dessinant une arche faite pour des créatures de contes, des géants, des hydres cracheuses d'écume. Ce paysage féérique rappelait à quel point nous étions insignifiants face à la beauté terrifiante de la nature.

Gregory fit claquer ses mains, mettant un terme à ma contemplation.

⸺ Allez, au travail.

***

Coucou! J'espère que vous allez bien 🥰

L’entraînement commence enfin! Je n’avais pas prévu de couper le chapitre en trois mais j’en suis toujours à l’écriture du chapitre 20. Hélas, je n'ai plus beaucoup d’avance, alors je gagne du temps et repousse l’inéluctable 😂

J’espère que vous prenez plaisir à retrouver Gregory, il vous dit à la semaine prochaine pour ses premiers conseils 😁

Bisous 😘❤️

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