Chapitre 17 - Un frère (3/3)

Un hoquet m'échappa devant le spectacle glaçant qu'offrait le sorcier.

— Je vais bien, assura-t-il face à mon air horrifié.

Ce n'était pourtant pas l'impression qu'il donnait. Du sang courait sur son visage, échappé de profondes estafilades, si nettes qu'on les aurait crues tracées au cutteur. Des coquelicots rouge sombre avaient aussi germés sur sa chemise, macabre bouquet qui témoignait de la violence qu'il venait d'endurer.

Les divinités démoniaques ne connaissaient pas la miséricorde.

Jamais je n'avais vu Gregory, le fringuant et irrévérencieux Gregory, en aussi piteux état. Cette image me perturba plus que je ne l'aurais pensé. Il devait souffrir atrocement.

— Laisse-moi te soigner, tu es épuisé.

Je n'attendis pas qu'il refuse – car c'était assurément ce qu'il prévoyait de faire, par principe et instinct de préservation. Non, je profitai de ce qu'il se remettait encore de ses émotions et de sa lutte inégale avec Aracka pour l'aider à mon tour, dans la mesure de mes faibles moyens.

Il ouvrit la bouche dans une tentative pour protester, mais la douce chaleur et le bien-être procurés par ma magie eurent raison de ses stupides réticences. Oubliant son reste de fierté mal placé, il accepta de se montrer faible, une fois n'était pas coutume.

Je me concentrai pour le soulager au plus vite. Les crevasses se ressoudèrent millimètre par millimètre, redonnant à son visage baigné de sang un semblant d'humanité. Gregory s'abandonnait, le corps de plus en plus lâche, les traits tirés par l'épuisement. Je réalisai qu'il était à bout de force. Nous l'avions usé jusqu'à la moelle, mais il n'en avait rien laissé paraître, trop habitué à jouer les fanfarons.

Je ne savais pas si je m'en sentais plus triste ou coupable. Peut-être débordais-je simplement de gratitude.

— Ne dis pas à Shawn que j'ai fait appel à Aracka, me pria-t-il de but en blanc.

La gravité qui s'était soudain emparé de lui ne lui allait pas, lui qui tournait toujours tout en dérision.

Mes sourcils se rejoignirent au-dessus de mes yeux secs d'épuisement.

— Pourquoi ?

— Il aurait mis son véto, tu peux me croire.

Je le croyais sur parole. Shawn n'aurait jamais voulu qu'il se mette en danger.

— Cela aurait peut-être été pour le mieux. Tu n'aurais pas dû prendre ce risque, m'enhardis-je à le disputer. Et si Aracka t'avait tué ?

— Je suis toujours là, non ?

— Tu as eu de la chance, persistai-je, me retenant de le secouer pour remettre de la logique dans ses idées.

— Tu appelles ça de la chance ; moi, j'appelle ça du talent.

Il était tout bonnement horripilant.

— Je maintiens que c'était trop dangereux pour un rituel dont on n'est même pas sûrs qu'il a fonctionné.

— Et on sera fixés dans cinq petites minutes, le temps pour moi d'effacer les preuves compromettantes.

Gregory se remit sur ses pieds, tangua, se rétablit, s'ébroua puis fila dans la salle de douche.

Tout ce temps, je l'avais surveillé comme un agneau apprenant à marcher, prête à le secourir sans qu'il le soupçonne. Gregory tenait à sa dignité ou, en tout cas, à l'image qu'il s'en faisait. Je ne voulais pas le vexer en le maternant contre son gré.

Ce ne fut qu'à l'entente de l'eau qui se déversait à grands jets que je m'autorisai à me détendre. J'englobai d'un regard circulaire la pièce encore livrée à l'ombre. D'un pas véloce, j'allai allumer la lumière, respirai enfin avec aise lorsque le globe qui pendait du plafond fit ruisseler sa lumière blanche sur moi.

J'étais encore bonne pour une douche, mais j'enfilai tout de même mes vêtements sur le sang et les inscriptions séchés. Ce dernier récurage pouvait attendre le verdict de Kitten.

Je passai néanmoins un doigt curieux sur les runes qui encerclaient mon nombril, pressentant un problème. Mes yeux se transformèrent en deux boules de bowling.

Les symboles étaient tatoués sur ma peau.

— Gregory ! hurlai-je, paniquée.

Tant pis pour l'intimité : je me précipitai dans la salle de douche, ma main droite cachant mes yeux pour éviter que la nudité du sorcier ne s'imprime pour toujours sur ma rétine. Je braillai, rivalisant avec les pires poissonnières des marchés :

— Les symboles ! Ils ne s'effacent pas !

Le jet d'eau s'interrompit, la porte de la cabine de douche coulissa, et Gregory s'esclaffa de bon cœur.

— Bien sûr que non, mais pas d'inquiétude : en magie, il y a toujours une solution. Ouvre les yeux.

Je marquai un recul pudibond.

— Euh, je ne préfère pas.

— Fais-moi confiance, s'agaça-t-il.

Avec prudence, j'écartai mes doigts comme les lames d'un ciseau pour libérer mon œil gauche. Puis, constatant qu'il avait noué une serviette autour de ses hanches, je baissai lentement mon bras.

Gênée, je tentai de ne pas me focaliser sur son torse nu, où se dessinaient des muscles fins mais bien présents. La tâche s'avéra difficile, car j'avais remarqué un tatouage gravé sur son cœur : la rune symbolisant le guerrier, enfermé dans deux cercles entre lesquels courait un serpent aux écailles follement réalistes.

— Regarde.

Dès l'instant où il le toucha de l'index, le tatouage s'anima sur sa peau. Le serpent rampa dans sa prison d'encre ; les cercles tournèrent comme les rouages mécaniques d'une horloge. Apparurent alors les ramifications de cet étrange tatouage qui, telles les racines d'un arbre s'enfonçant dans la terre, revendiquaient chaque parcelle du corps du mage.

La minute suivante, plus un seul pan de peau n'était épargné par cette toile d'une complexité insensée. J'en demeurai coite.

Gregory pointa une flèche qui filait sur sa jambe gauche.

— Ça, c'est pour la vitesse.

Une hache double sur son biceps droit.

— Ça, pour la force.

Une cascade sur son sternum.

— Pour l'endurance.

Un sablier sur son front.

— Pour l'éveil. Ce sont les plus importants, précisa-t-il avec un coup d'œil pas peu fier vers le grand miroir, qui lui renvoyait flatteusement son reflet.

— Je-j'ignorais qu'on pouvait faire ça, balbutiai-je, mes yeux sinuant le long des arabesques, hypnotisés.

Je ne le reconnaîtrais pas à voix haute, au risque de faire exploser ses chevilles, mais le rendu était saisissant.

— Ce n'est pas courant. Il faut un certain doigté pour trouver les bons dosages, et bien du courage pour l'expérimenter sur soi. Bien sûr, ce type de rituels a ses limites, nuança-t-il, me faisant signe de me retourner pour enfiler des vêtements. Notre magie prospère dans l'équilibre de la nature. Un simple homme comme moi ne peut pas renforcer ses capacités au point de compromettre son humanité. Je reste plus faible que vous autres Chasseuses, mais je suis plus résistant qu'un homme ordinaire.

— C'est pour cette raison que Shawn a dû renoncer à son âme, pas vrai ? songeai-je à voix haute. Parce que sa force perturbait l'équilibre de la nature.

— Bien vu.

Face au mur, j'entendais néanmoins son sourire dans sa voix.

— Tu sais comment il l'a perdue ? Son âme.

J'étais consciente d'empiéter sur l'intimité de Shawn, mais ce mystère me taraudait depuis notre rencontre. Une forme ancienne de magie noire était en cause, c'était certain, mais je mourais d'en connaître les détails.

Gregory ne me répondit pas tout de suite. Ce n'était pas bon signe, venant du roi du baratinage. Je ne fus pas surprise d'essuyer une fin de non-recevoir.

— Tu ne préfèrerais pas l'entendre de sa bouche ?

Je noyai une main dans mes cheveux, concédant du bout des lèvres :

— Peut-être.

— Enfin bref, enchaîna le sorcier, tirant le rideau sur ma déception. Tout ça pour te dire qu'on pourra dissimuler mon travail d'orfèvre, s'il s'avère que le rituel a fonctionné.

Il apparut dans mon champ de vision, propre comme un sou neuf. Il avait enfilé un t-shirt – un t-shirt ! – qui arborait néanmoins le logo d'une marque courue des familles nanties de l'Espéritie. On ne se refaisait pas.

— C'est l'heure de vérité, me lança-t-il avec une invite du menton.

Je parcourus les quelques mètres du couloir avec un trop plein d'espoir que je m'efforçais de dominer. L'espoir n'était jamais une bonne chose dans Filthy, mais Gregory avait tant donné au fil de la soirée, tant souffert pour ce dernier rituel, que je voulais croire – croyais déjà malgré moi – que cette fois-ci était la bonne.

Je sus que mon pressentiment baigné d'optimisme n'était pas vain quand, à mon arrivée dans le salon, Kitten se tut au milieu d'une phrase pour me considérer. Elle n'eut même pas besoin de parler, son air abasourdi disait tout.

Les lèvres narquoises de Gregory s'étirèrent en un sourire d'une blancheur victorieuse. Cet incorrigible poseur lâcha un soupir faussement désabusé avant d'annoncer d'une voix ronflante, exempte de toute modestie :

— Je suppose que le meilleur sorcier du pays a une fois encore tenu ses promesses ?

Passé un silence stupéfait, pendant lequel nous prîmes tous de temps d'assimiler cette réussite à laquelle nous ne croyions plus, ce fut l'effervescence.

À notre échelle, tout de même.

Shawn, dont j'apprenais à connaître le caractère réservé, se laissa aller à une accolade que Gregory reçut avec un plaisir et une fierté non dissimulés. Kitten porta un toast au sorcier, qu'elle arrosa de « Bravo » enthousiastes et – fait surprenant – visiblement sincères.

De nous tous, Vicky fut sans conteste la plus exubérante : elle hurla sa joie sans retenue et me sauta au cou pour m'entraîner dans une danse festive à laquelle je me soumis avec un filet de rire ahuri.

Le pari improbable que Shawn avait fait deux nuits auparavant était remporté, une première victoire contre le défi que le destin m'avait lancé.

Alors que sa sœur me serrait toujours contre elle et me secouait de son hilarité débridée, je croisai le regard de Gregory. Il posa fugacement un index sur ses lèvres. Un rappel de notre secret.

Malgré ma résolution de ne plus recourir aux mensonges, j'opinai du chef. C'était lui, le héros de la soirée, et je me plierais à sa volonté.

Juste pour cette fois.

Avant de me laisser rentrer chez moi pour un repos amplement mérité, Gregory camoufla son « chef d'œuvre » : les rayons ondoyants qui auréolaient mon nombril aspirèrent à eux l'enchevêtrement de symboles apposés sur ma peau. Ils les bobinèrent, filament après filament, jusqu'à me laisser vierge de toute marque, sauf pour ce soleil sans corps aux rais éparpillés tels des cheveux.

Je scrutai le résultat, lèvres pincées.

— On ne peut pas le faire plus petit ?

— Quelle ingratitude, pesta Gregory en retour.

— Message reçu. Et merci, au fait.

Ce petit mot me semblait bien dérisoire face aux efforts démesurés qu'il avait fournis jusqu'à toucher au but, mais ma maudite timidité m'empêchait de me livrer à de grandes effusions. Je n'étais pas faite pour les démonstrations exaltées. Sur ce point, la mort ne m'avait en rien changée.

Gregory ne s'en formalisa pas. À la pression que sa main exerça furtivement sur mon épaule, avec un naturel qui me déboussola, je sus qu'il avait compris.

— Eh bien, je suppose qu'on va pouvoir rentrer ? demanda Kitten à Shawn, glissant ses maudits petits pieds dans ses escarpins abandonnés sur le carrelage.

Le jeune homme acquiesça. Il serra la main de Gregory dans la sienne, et je l'entendis lui glisser, si bas que je faillis ne pas l'entendre :

— Je te revaudrai ça.

— Pas de dettes entre nous, réfuta le sorcier, secouant la tête.

Il pivota ensuite vers Kitten, qui lui tendit sa joue de cuivre pâle.

— Quand est-ce que nous nous revoyons, Gregory ? Tiens, ne voudrais-tu pas te joindre à nous pour les festivités de l'Aube éternelle ? proposa-t-elle spontanément, ses grands yeux au vert dérangeant brillants un peu plus. Shawn m'y emmène chaque année. Les villes qui se parent de lumière, qui brillent de mille feux... je ne manquerais ce spectacle pour rien au monde. C'est ce qui se rapproche le plus du soleil.

Les courbes de sa bouche rouge s'infléchirent, et son corps prit une consistance de pierre millénaire. C'était comme si elle réalisait soudain qu'elle s'était mise à nue. Portée par son entrain, elle venait de nous dévoiler ce qui serait pour toujours source d'une indicible tristesse : le regret vivace de ce soleil à jamais perdu.

La compassion m'assaillit malgré moi. Je n'osais imaginer ce que cela faisait, que d'être privé de ce qu'il y avait de plus beau au monde.

— Et pourquoi pas ? fit Gregory d'une voix de stentor qui ramena Kitten à la vie. Je ne rate jamais une occasion de faire la bringue.

L'inverse m'aurait étonnée.

Les frasques du sorcier étaient cependant le cadet de mes soucis. Tout ce que je retenais, c'était cet amour étalé au grand jour par Kitten, témoin d'un passé et d'un avenir communs dans lesquels je faisais figure d'intruse.

J'essayais de me raisonner, de me dire que je devais tourner la page avant de compromettre davantage mon cœur, mais les encouragements voilés de Gregory avaient semé la graine du doute. Et celle plus périlleuse encore de l'espérance.

Et lorsque Shawn me regarda, que je plongeai à corps perdu dans ses yeux à l'éclat d'acier, je compris que j'étais bien trop amoureuse pour m'avouer encore vaincue.

— On se voit demain pour l'entraînement ? me dit-il simplement.

Je souris avec vaillance, la rage au cœur.

— Je vais tout donner.

***

Suite et fin de la soirée chez Gregory! Il était temps, dirait Alicia 🤣 Elle en avait assez d'être torturée!

Notre sorcier préféré aura en tout cas été à la hauteur des attentes 😎 J'espère que vous avez passé un bon moment de sorcellerie avec lui 🥰

Je vous donne rdv la semaine prochaine pour la suite ! N'oubliez pas la petite ⭐ en partant ❤️

Bisous 😘😘

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