Chapitre 17 - Un frère (2/3)

La sorcière me mena jusqu'à la chambre du maître des lieux, une vaste suite parentale qui bénéficiait du confort d'une salle de douche et de la présence de nombreux placards. Les portes coulissantes, pour la plupart ouvertes, révélaient un aménagement intérieur astucieux qui permettait d'accommoder le matériel de magie de Gregory.

Et quel matériel ! Je parcourus longuement l'alignement de flacons et boîtes soigneusement étiquetés, les mortiers, les encensoirs et les coupes en différents métaux et alliages, avant de m'intéresser à un petit autel, installé sur un guéridon, qui faisaient se côtoyer statuettes de divinités et cristaux de diverses couleurs.

Là aussi, une baie vitrée occupait un large pan de mur. Un deuxième petit balcon donnait sur le quartier résidentiel endormi, dont les habitations intégralement plongées dans l'obscurité témoignaient de l'heure tardive. Ne persistaient plus que les faibles lumières des réverbères et le blanc diffus de la lune, dilué par la brume.

— Tu peux aller te coucher, Vicky, si tu veux.

Gregory avait fait son entrée à pas feutrés. Le réveil sur la table de chevet indiquait trois heures vingt du matin. Par chance, mes parents reprenaient le travail ce jour-là ; ils n'assisteraient donc pas à la grasse matinée indécente que je prévoyais de faire.

— Au point où on en est, refusa-t-elle avec résignation. Je vous laisse, n'hésitez pas à m'appeler si vous avez besoin de quoi que ce soit.

À peine la porte refermée derrière elle, Gregory s'empara d'un bois de santal, qu'il alluma d'une flammèche brûlant au bout de son index. Il l'agita devant la porte tout en marmonnant des paroles inintelligibles. Un parfum épicé se dégageait des volutes qui s'enroulaient dans l'air.

Perplexe, je me gardai bien de l'interrompre – connaissant la bête, mieux valait ne pas la couper dans son élan – mais je lui demandai des explications sitôt le sortilège terminé.

— Et ça, c'était... ?

— Pour que personne ne puisse nous entendre. Ou plutôt, pour que Kitten ne puisse pas nous entendre, rectifia-t-il d'un air entendu. Les vampires ont la fâcheuse habitude de laisser traîner leurs oreilles, et je n'ai pas envie qu'elle espionne notre conversation.

Il ne fit pas attention au sourcil sceptique qui me plissa le front, mais me contourna pour atteindre son armoire, se mettant en quête du nécessaire pour notre dernier rituel de la nuit.

— Ton chef a relégué l'œil de Calyo dans un coffret, je me trompe ?

— Non, c'est bien ça.

— Alors, viens par ici, m'enjoignit-il en attrapant une feuille blanche et un crayon de papier dans le tiroir d'un petit bureau. Je vais te montrer les sigils et runes que je vais utiliser. Tu pourras reproduire la partie de magie blanche du rituel sur le coffre. Avec Calyo, deux protections valent mieux qu'une.

Gregory prit le temps de me montrer les symboles de protection les plus couramment utilisés, en plus des sigils qu'il avait lui-même mis au point. C'était la première leçon officielle qu'il me donnait. Le sérieux dont il faisait preuve était contagieux. Il m'emplit d'une motivation que je n'avais pas ressentie depuis bien longtemps.

Je contemplai longuement la feuille noircie d'inscriptions, chacune s'accompagnant d'une explication écrite en pattes de mouche. Une douce chaleur se répandait dans ma poitrine, que j'identifiai avec stupeur comme de la reconnaissance.

Reconnaissance qui se délita comme les malheureux glaciers du pôle Nord quand Gregory me disputa avec impatience :

— Bon, et ces vêtements ?

Devant mon regard outré et le bond que je fis pour m'éloigner de lui, il s'exaspéra :

— Je pense qu'on a déjà établi que tu n'étais pas mon style, ni moi, le tien. Et puis, les bébés n'ont jamais été mon truc.

Je songeai qu'un dégénéré dans son genre n'était refroidi par rien. Je me contentai toutefois de protester :

— Je ne suis pas un bébé.

— Un peu plus, et je pourrais être ton père.

Je poussai un soupir d'adolescente avant de passer mon top par-dessus ma tête. J'eus un peu plus de mal à me défaire de mon jean, mais le voir s'affairer sans me prêter trop d'attention m'aida à me détacher du caractère embarrassant de la situation.

Peut-être avais-je pressenti que la soirée prendrait cette tournure, car j'avais choisi un shorty noir tout simple que je mettais souvent pour faire du sport. Pas de dentelle sexy, donc.

Gregory, pour une fois, s'abstint de tout commentaire. Il m'invita simplement à m'allonger sur le parquet, entre le lit et la grande fenêtre pailletée des lumières du dehors.

Je gigotai jusqu'à trouver la position la moins inconfortable possible, tâche complexe étant donné la dureté du bois. Mains posées sur mon ventre, cheveux déployés en vagues dociles autour de ma tête, je ne bougeai plus que mes yeux, qui surveillaient avec quelque méfiance mon partenaire de travail.

Force était de constater que Gregory se comportait en parfait gentleman. Un vrai gynécologue, qui prenait la peine de m'expliquer au préalable chaque étape, ce dont je lui étais gré. Bientôt, nous nous retrouvâmes au cœur d'un imposant pentacle, aux pointes ponctuées de bougies rouges. Gregory s'assit à ma droite, de nouveau armé de son crayon noir.

— J'en ai pour une petite heure, me prévint-il.

Une éternité, donc.

J'acquiesçai sans laisser entrevoir ma fatigue, yeux rivés au plafond où cinq halos orangés se livraient bataille pour éclipser les autres. Je tressaillis à peine quand la mine grasse du crayon rencontra ma peau en haut de ma cuisse. J'étais transformée en toile vivante qui attendait d'être noircie par l'artiste du jour.

Gregory travailla plusieurs minutes sans un mot, avant de revenir à ses vieilles habitudes : une franchise rude bien éloignée des conventions sociales.

— Je te trouve bien éteinte, ce soir. Où est passée ta morgue habituelle ?

— Il est presque quatre heures du matin, fis-je sèchement observer.

— C'est vrai que les Chasseuses n'ont pas l'habitude de se coucher aux aurores, ironisa-t-il.

Je me murai dans un mutisme obstiné, qui ne parvint pas à le décourager.

— Est-ce que c'est lié à ta conversation avec Kitten ?

Cette fois-ci, je lui renvoyai un regard stupéfait.

— Comment es-tu au courant ?

— Shawn m'a prévenu.

— Quand ? Vous ne vous êtes pas retrouvés seuls un instant.

Avec une exaspération manifeste, Gregory sortit son portable de la poche arrière de son jean pour l'agiter sous mon nez.

— Je vois, maugréai-je.

— Tu veux en parler ?

— Dans quel monde parallèle aurais-je envie d'en discuter avec toi ?

— Je suis un confident très attentif.

— J'ai dit non.

— Tu es vraiment de méchante humeur.

— Et pourquoi serais-je de bonne humeur ? éclatai-je, me hissant sur mes coudes pour l'envelopper de mon regard furibond. J'ai été kidnappée il y a quatre jours et j'en suis morte. J'ai tabassé un type qui l'avait bien cherché et, par sa faute, je n'ai plus le droit de travailler pendant un mois. Et maintenant, je suis à moitié à poil devant un ancien ennemi, qui m'a fait ingurgiter des immondices pendant d'interminables rituels, et...

Je fermai ma bouche dans un clappement sec, vibrant sous l'effet cumulé de la colère et du chagrin avec lesquels je m'étais débattue toute la soirée.

Gregory, depuis mes mollets qu'il était en train de tatouer à vue d'œil, redressa à demi la tête vers moi.

— Et ?

Je retombai sur le parquet dans un grognement maussade, bras refermés autour de ma poitrine.

— Et quelqu'un m'a ouvert les yeux, confessai-je tout bas.

— Je ne vois pas ce que Kitten a pu te dire qui ne soit pas un mensonge, m'opposa-t-il, flegmatique.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles.

Le crayon sur ma peau suspendit sa course. Je pivotai un peu la tête, de manière à considérer Gregory de mes yeux incertains, brillants de larmes contenues. Percevait-il ma culpabilité ? J'avais l'impression de l'exsuder par tous les pores de ma peau.

Il se passa une main sur le front et les yeux. Le sommeil le gagnait lui aussi. Je me demandai comment il tenait encore debout avec tout l'alcool qu'il avait ingurgité.

Il posa son menton sur sa paume, coude appuyé sur la cuisse, et me livra le fond de sa pensée.

— Bien sûr que je sais de quoi je parle. Tu crois que je ne sais pas ce que tu ressens pour Shawn ? Ce qu'elle ressent pour lui ? Je connais assez peu Kristalina, mais je devine qu'elle est le genre de femme prête à tout pour arriver à ses fins, même à céder à des mensonges éhontés. Quoi que tu aies entendu, dis-toi que c'étaient les paroles pleines de désespoir d'une femme qui sait son amour condamné.

Je me redressai pour m'asseoir, sondai les yeux de Gregory, de ce brun si sombre qu'il paraissait noir.

— Je rêve ou... tu es de mon côté ?

C'était mon imagination – ou mon manque de sommeil – qui devait me jouer des tours.

Gregory émit un claquement de langue pour me détromper.

— Je suis du côté de Shawn, et cet idiot s'est visiblement mis en tête qu'il n'avait pas le droit d'être heureux. Une façon pour lui de se punir pour ce qu'il a fait.

Cette simple pensée était un déchirement, mais je me concentrai sur l'essentiel :

— Je ne vois pas le rapport avec moi.

— Ah non ? fit Gregory, feignant la surprise. Tu sais quoi, demande-lui un jour ce qu'il a fait de ton collier de quartz. Tu comprendras.

Sur ces quelques paroles énigmatiques, il se détourna de moi au profit de sa besogne et me laissa dériver dans une mer de mystère. Je m'étendis derechef sur le parquet, avec plein d'interrogations sur le bout de la langue et la vision de mon pendentif, ce quartz rose joliment taillé en forme de goutte, que Shawn avait enfoui dans sa poche le jour de l'assaut de mon lycée.

Se pourrait-il qu'il l'ait toujours ?

Les minutes s'écoulèrent, longues et silencieuses. Désormais allongée sur le ventre, la joue reposant sur mes mains jointes, j'observai les flammes des bougies, les ombres qui s'étiraient sur le mur, la cire qui s'écoulait sans bruit. Gregory, lui, peaufinait les symboles sur mon dos. Ainsi recouverte de runes, je me sentais telle une offrande destinée à quelque divinité cruelle, comme le donnait à penser le rouge des bougies, de la nuance du sang.

Je relevai doucement la tête en entendant des bruits de pas dans le couloir. La porte s'entrouvrit sans que personne n'entre. Je reconnus Shawn à sa voix rauque, qui nous demanda, retranché par pudeur derrière le battant :

— Tout va bien ?

— Tu es venu te rincer l'œil ? répliqua Gregory du tac-au-tac.

L'absence de réponse fut éloquente.

— C'est presque terminé, daigna finalement répondre le sorcier. Il ne me reste plus que le sort occultant.

La partie de magie noire... Mon estomac se rebella par avance.

— Ça marche.

Et la porte se referma sans bruit.

— Un idiot, je te dis, souffla Gregory, désabusé.

Je ne répondis rien, me contentant de me retourner quand il me le pria d'une petite tape sur la cuisse.

De mes yeux arrondis d'appréhension, je vis comme le sorcier se saisissait d'un poignard de cérémonie, au manche de bronze incrusté de rubis. Ma détresse soudaine ne lui échappa pas, et il me rassura, narquois.

— Ne t'inquiète pas. C'est à mon tour de donner de ma personne.

Sans hésiter, avec un geste mille fois répété, il s'entailla la paume. Sa bouche se crispa, mais il n'émit aucune plainte.

De sa main ensanglantée, il survola lentement mon corps, qui tressaillait à chaque goutte de son sang tiède qui percutait ma peau. J'en étais à me dire que nous nous en sortions sans trop de dégâts lorsque Gregory, yeux étroitement clos, récita avec force solennité :

— Je m'en remets à toi, Aracka. Que ton ombre pénétrante s'étende jusqu'à moi, qu'elle dissimule ce que j'ai de plus précieux et le protège de la convoitise et de l'envie de mes ennemis. Exauce ma prière, Aracka le jaloux, pour ce que je suis prêt à payer le prix du sang.

Les bougies s'éteignirent de concert dans un souffle spectral.

Une chair de poule dévala mes bras et mes jambes, provoquée par un changement d'énergie flagrant dans l'air. La pièce se gonfla d'une présence fantôme, et je me figeai, tétanisée, dans une posture d'ouaille pétrie d'humilité. Paupières closes, je me mis à prier pour que Gregory ait accompli le rituel dans les règles de l'art, sans commettre la moindre erreur.

Car ce qui s'était invité dans la chambre du sorcier, c'était bien le bras invisible d'une divinité démoniaque.

Une peur primaire s'empara de moi. Je fis appel à tout mon sang-froid pour rester à ma place, pour ne pas me ruer hors de cette chambre devenue antre, encore plus lorsqu'une respiration caverneuse rompit le silence et résonna jusque dans mes entrailles.

Mon rythme cardiaque s'envola.

— Gregory..., murmurai-je dans un accès de panique.

— Chut.

Sa main se posa sur mon bras, qui me fit espérer qu'il maîtrisait encore la situation.

Je levai les yeux vers la baie vitrée ; une silhouette noire, démesurément grande, étrangement déformée, s'en détachait.

Un courant glacial dévala mon échine, chaque terminaison nerveuse de mon corps consciente de l'imminence du danger.

Brusquement, Gregory lâcha un râle de douleur, et ses doigts s'enfoncèrent dans ma peau. Aveuglée par l'obscurité, je ne discernais que la masse sombre de son corps, son buste qui me surplombait.

Une goutte chaude percuta ma joue.

Je muselai mon angoisse, plongeai mes dents si fort dans ma lèvre qu'un goût de fer envahit ma bouche. Mais je gardai le silence, ainsi qu'il me l'avait dit. Je ne parlai pas ni ne bougeai même quand il poussa un nouveau cri de douleur.

La présence malfaisante grossit, envahissante, un nuage toxique fait de peur et d'impuissance qui me brouillait la tête. Plus Gregory encaissait les coups d'Aracka, divinité de l'envie et de la cupidité, plus je percevais l'emprise poisseuse d'une gangue qui me comprimait le corps. Au bout d'un moment, je réalisai que j'étais paralysée.

Une terreur absolue me foudroya, aiguisée par les râles que Gregory peinait désormais à taire et la position d'ultime vulnérabilité à laquelle j'étais réduite, entravée par des bandes invisibles telle une momie sur le point d'être scellée dans son sarcophage.

Et la présence maléfique se faisait toujours plus prégnante.

Et l'haleine putride d'Aracka rebondissait sur ma face exsangue.

Lorsque l'enveloppe malfaisante me compressa au point de m'empêcher de respirer, je me dis que ce rituel nous emporterait dans la tombe.

Les oreilles bourdonnantes de mon sang catapulté par mon cœur à l'agonie, j'attendis. J'attendis, les poumons aplatis, privés d'oxygène et de vie.

J'attendis, les paupières fermées pour ne plus voir les yeux rouges qui luisaient dans le noir.

J'attendis la fin du cauchemar, qui se solderait soit par la renaissance, soit par la mort.

Un appel d'air soudain, inattendu, vida la chambre de l'énergie mortifère qui l'inondait encore l'instant d'avant. Je m'assis dans la précipitation, avalai de grosses gorgées d'air, le souffle éraillé par des sanglots nerveux. Je me gorgeai de ma liberté retrouvée, me répétai « Tu es vivante, tu es vivante » pour mieux y croire. Je ne réalisai pas tout à fait que c'était terminé. Je sentais encore l'empreinte implacable des entraves qui m'avaient clouée au sol.

La respiration de Gregory, entrecoupée de gémissements alourdis de fatigue, me ramena au présent. Dans un sursaut, je criai :

Plamya !

Une boule de feu surgit de ma paume, qui lévita entre nous, soleil miniature dont les rayons d'or incandescent apaisèrent les derniers vestiges de ma terreur.

Un hoquet m'échappa devantle spectacle glaçant qu'offrait le sorcier.

***

Coucou!

Comme vous pouvez le voir, j'ai finalement décidé de scinder le chapitre en trois parties, et c’est notamment parce que j'ai peu avancé dans l’écriture ces dernières semaines. Je gagne donc du temps 😅

On poursuit notre initiation à la magie! Cette fois-ci, avec les sigils. Je me rends compte que cela fait plusieurs fois que j’en parle sans pour autant l’avoir jamais expliqué 🙈
Il s’agit d’un symbole que l’on invente avec une intention précise, généralement à partir des lettres d’une phrase. Par exemple, pour un porte-bonheur de fertilité, on peut penser à la phrase: Je vais avoir un enfant. On garde alors les premières lettres, JVAUE, qu'on associe pour avoir un sigil. Ça peut donner:

(Désolée, le vilain s’affiche de travers 😆).
Mais il peut aussi s’agir d’un simple dessin, ou de moins de lettres...
Bref! J’hésite à rassembler toutes ces informations dans un chapitre dédié, à l’occasion 😁

Suite et fin du chapitre la semaine prochaine ! Pensez-vous que ce dernier (et pas joyeux) rituel a fonctionné ?

N’oubliez pas la petite 🌟 avant de partir et merci de votre lecture!

Bisous et bonne fin de semaine 🥰😘

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