Chapitre 17 - Un frère (1/3)

Quand je consentis enfin à quitter l'enceinte rassurante de la salle de bains, ne pouvant retarder davantage mon retour au monde réel, Gregory était déjà revenu de son saut à la Moon House. Il ne s'était absenté qu'une quinzaine de minutes, mais il les avait visiblement mises à profit.

Le mage s'exprimait d'une voix de stentor, riait plus fort encore qu'il ne parlait, et se pavanait tel un paon faisant la roue pour laisser aux autres le loisir d'admirer ses atours. Une demi-heure auparavant, ce défilé triomphant m'aurait mise dans tous mes états, et je me serais torturée avec mille hypothèses sans oser lui poser les questions indiscrètes qui se bousculaient contre mes dents.

Après la désillusion amère qui avait suivi ma discussion avec Kitten et mon bref tête-à-tête avec Shawn, toute mon énergie était consacrée à un seul exploit : taire ma détresse jusqu'à retrouver le confort de ma chambre, où les larmes pourraient couler sans entrave.

Mon abattement ne passa pas inaperçu auprès de Vicky. La sorcière, qui s'était fait le devoir de veiller à mon bien-être toute la soirée, considéra d'un œil suspicieux ma mine défaite depuis la cuisine, où elle essuyait la vaisselle qu'elle venait de laver. Son attention se porta ensuite sur Kitten, alanguie sur le canapé, qui participait gaiement à la discussion menée tambour battant par Gregory. Shawn, assis sur l'accoudoir du sofa, n'arborait qu'un vague sourire, qui s'éteignait dans ses yeux. Son malaise était manifeste.

Le rapprochement était facile à faire.

— Tu viens m'aider, Alicia ? m'invita-t-elle.

J'acceptai d'un hochement de tête, désireuse de me cacher derrière le comptoir pour oublier que j'étais de trop. D'un torchon propre, je frottai minutieusement les verres, consciente d'être soumise à l'examen silencieux de la jeune femme.

Emporté dans l'une de ces vilipendes sarcastiques dont il avait le secret, Gregory virevolta sur lui-même, son verre de vin brandi telle une épée, avec un sourire facétieux qui lui enlevait plusieurs années. Toutes les deux, nous observions son manège, écoutions comme le sorcier brocardait l'un de ses « confrères » nouvellement admis, le taxant d'arriviste sans talent, « mis à part celui de rendre les bottes plus brillantes que l'or », dressant un portrait au vitriol de cet « inutile » porté sur les flagorneries.

Gregory était sans pitié pour ceux qui ne s'attiraient pas son respect.

Malgré moi, je soupirai, de fatigue, de lassitude, désespérant de retrouver le calme de ma vie d'avant, tout en sachant que c'était impossible.

Le bras de Vicky qui cogna contre le mien me ramena à elle, à son expression mi-figue mi-raisin.

— Notre sœur Clara s'exaspérait quand il parlait des autres de cette façon, mais elle pouvait passer des heures à l'écouter, me confia-t-elle. Elle s'en voulait même de rire, mais c'était plus fort qu'elle. Ils étaient comme chien et chat, elle et lui. Ils passaient leur temps à se chamailler, mais ils étaient prêts à tout l'un pour l'autre. J'adorais les observer, moi, la dernière de la fratrie. C'étaient mes protecteurs, mes idoles.

Elle pencha la tête sur le côté, et je devinai à son air soudain absent qu'elle replongeait dans ses souvenirs de cette époque révolue, au dénouement tragique. Je n'osai rompre le silence, debout à côté d'elle, un peu gauche mais pleine de bonne volonté si elle avait besoin d'une épaule réconfortante.

L'écouter me détournait de mes propres tourments.

— Clara n'avait manifesté aucune magie, mais elle s'en moquait bien. À treize ans, Gregory, lui, maîtrisait déjà les quatre éléments et se découvrait cette facilité avec la glace, ce qui était peu commun. Il nous passait tous nos caprices, se rappela-t-elle avec un petit rire. Il s'épuisait à nous divertir, alors même que notre père, qui avait la magie en horreur, lui remontait sévèrement les bretelles. « La magie est interdite sous ce toit. » Combien de fois nous avait-il rabâché les oreilles... Il voulait que Gregory réprime cette partie de lui. Mon frère a fait tout l'inverse. Il avait déjà un problème avec l'autorité.

Je ris sous cape, n'ayant aucun mal à me figurer un Gregory adolescent, en butte aux réprimandes de son père et en lutte avec le monde entier.

— Puis, Clara a été « révélée ». Sa force de Chasseuse s'est réveillée quand elle avait douze ans, faisant la fierté de la famille. Elle était faite pour ça : elle avait toujours eu un sens aigu de la justice et défendait des valeurs très nobles. Gregory ne l'en avait qu'aimée davantage, mais même quand elle est devenue Première Chasseuse, il n'avait jamais arrêté de se moquer d'elle, au grand dam de Clara, qui trépignait parfois d'exaspération. C'était compréhensible : qui avait envie de se faire appeler « microbe » devant ses collègues ?

La stupeur me fit écarquiller les yeux.

Vicky me coula un regard en coin, frimousse mutine et lèvres retroussées comme des babines de chat. Soudain, je compris l'origine de la surprise qu'elle avait manifestée en entendant Gregory me gratifier de ces surnoms horripilants. Maintenant que j'en apprenais plus sur leur passé, que je mesurais l'ampleur de leur perte, c'était l'émotion qui l'emportait sur l'agacement dans mon cœur.

Aussi, ces anecdotes qu'elle me confiait jetaient un nouvel éclairage sur la drôle de relation que je nouais avec Gregory. Et si... il retrouvait un peu de sa sœur perdue en moi ?

— La mort de Clara a brisé quelque chose en lui, reprit Vicky, son amusement disparu. Il n'a plus jamais été le même. Son entrée dans l'Ordre de Támara a fait le reste.

— Il a adhéré à cet ordre dans l'espoir de se venger, pas vrai ?

— Et il y est parvenu, mais la soif de vengeance n'est pas de celles qui s'apaisent facilement. Après l'Éclaireur qui a donné l'ordre d'exécution et les Chasseuses qui ont accompli la sentence, c'était à l'institution tout entière de payer. Mais ses velléités de revanche se sont un peu calmées depuis que...

— Bon, on reprend ? s'exclama Gregory, réclamant notre attention d'une tape énergique de ses mains.

Je sursautai, comme prise en flagrant délit d'intrusion dans son passé. Décidément, c'était une habitude.

Le sorcier ne remarqua rien de ma gêne, plongé dans son monde et ses fantasmes dont tous avaient connaissance grâce à son manque de pudeur. Il reprit son verre de vin posé sur la table basse et en savoura une nouvelle gorgée avant de m'inciter à le rejoindre d'un index joueur.

— Tu croyais t'en tirer à si bon compte, microbe ? C'est l'heure de passer aux choses sérieuses.

Le « microbe » qui m'avait tant tapé sur les nerfs jusqu'à présent provoquait désormais une réaction inverse : une terrible tristesse, que je parvins à dissimuler in extremis sous un masque d'ennui.

— Qu'on en finisse.

De fait, j'étais réellement pressée d'en terminer. Je dépérissais, coincée dans cet appartement entre Kitten, qui jubilait, et Shawn, qui me fuyait. Ma jauge de résistance aux montagnes russes émotionnelles était pleine.

Ainsi, je me laissai manipuler comme une poupée de chiffon par Gregory, quand bien même les rituels de magie noire qu'il exécuta par la suite n'avaient rien d'une partie de plaisir.

Je ne me plaignis pas quand il me tapissa la peau de sang de bouc tiédi. Je me contentai de me frotter sous la douche si fort que j'en ressortis la peau à vif.

Je m'exécutai, même si le cœur au bord des lèvres, quand il me fit avaler une dagyde, petite poupée à mon effigie, qu'il avait façonnée dans de la viande crue. Je n'avais rien contre un bon tartare de temps en temps, mais c'était plus difficile de contrôler mon réflexe vomitif alors que je savais qu'un cœur de poulet, autour duquel était enroulé l'un de mes cheveux, se trouvait au centre de cette poupée de chair.

Je parvins, au prix d'efforts surhumains, à la garder dans mon estomac, mais le rituel, venu tout droit de Zeukadi, fut un échec.

Shawn mit son veto à la cérémonie suivante, qui en appelait à l'intervention d'Indar, divinité démoniaque particulièrement retorse, du genre à vous réserver les plus mauvaises des surprises sans vous faire la fleur de vous prévenir. Je n'étais pas peu contente d'y échapper.

Ne resta plus qu'un rituel généralement réservé aux démons anciens. Je me retrouvai de nouveau enduite d'une mixture nauséabonde dont je préférais ignorer le contenu exact, et acceptai, bon gré mal gré, de boire une coupe de cérémonie contenant un mélange de trois sangs : le mien, celui de Gregory et celui de Kitten. Je me promis de purger mon estomac le lendemain avec une soupe de légumes et, dans un avenir plus immédiat, de me brosser trois fois les dents.

Le mélange obtenu, notablement épais en raison du sang noir et sirupeux de la vampiresse, macula les parois de ma bouche. Mes papilles se rebellèrent contre le goût de fer si puissant que je manquai de peu de rendre la dagyde et tout le reste. Je devinai, à la façon dont Gregory s'agitait devant moi, sourcils menaçants et doigts impatients, qu'il se retenait d'appuyer sa paume sur ma bouche pour maintenir le tout dans mon estomac.

Malheureusement, tous ces efforts pour rien. Cette satanée aura continuait d'irradier comme un soleil maudit, et sa survie en dépit de toutes nos tentatives pour la contraindre eut raison du peu de calme qu'il restait à Gregory, qui méconnaissait le sens du mot « échec ».

— Je crois que je vais casser quelque chose, annonça-t-il avec un flegme que démentaient les particules de glace qui s'étaient mises à tourbillonner follement autour de lui.

Par précaution, je me retirai en direction de la salle de bains pour une nouvelle douche. J'espérais au moins que cet immonde magma avait des vertus insoupçonnées pour la peau.

Quand je revins de mon troisième récurage en moins de deux heures, le sorcier avait retrouvé un semblant de sang-froid, aidé par sa sœur qui avait joué sa dernière carte : un généreux verre de scotch. Je commençais à penser que mon maître en sorcellerie, qui cumulait déjà plusieurs vices, avait en sus un problème avec l'alcool.

Épuisée par cette soirée interminable et infructueuse, je baillai à m'en décrocher la mâchoire, frottant mes yeux comme une enfant de trois ans prête à faire un gros dodo. Seule personne encore debout, je contemplai la scène semi-tragique d'un Gregory effondré sur son canapé, tête comprimée entre ses poings, veillé par les autres membres de l'assemblée aux mines aussi sinistres que la sienne.

Enfin, il se résolut à dire à voix haute ce que tout le monde pensait tout bas :

— Je pense que c'est tout simplement impossible.

— Il doit bien y avoir un moyen, le rassura sa sœur dans un élan vain d'optimisme. Je suis sûre qu'on n'a pas tout essayé.

Pas tout essayé ? répéta-t-il en déroulant son corps svelte comme on sort une arme de son étui. J'ai essayé trois méthodes différentes pour camoufler les auras des sorciers. J'ai suivi à la lettre les rituels pour effacer celles des démons mineurs, des démons anciens, et j'ai même recouru à de la magie noire de Zeukadi, d'où provient cette putain de légende, et tu dis qu'on n'a pas tout essayé ? brama-t-il, partant au quart de tour.

— Et si..., commença Shawn.

Gregory lui jeta un regard meurtrier qui n'impressionna pas le mercenaire, probablement rompu aux accès d'humeur du mage.

— Et si on s'attaquait au problème du mauvais angle ? s'interrogea-t-il tout haut.

Pour la première fois depuis la scène de la salle de bains, il s'adressa à moi :

— Tu m'as dit par le passé que tu ne sentais pas cette aura, comme si ce pouvoir ne faisait pas partie de toi, qu'il s'agissait d'un parasite.

— Oui.

Et je me souvenais parfaitement du jour où je le lui avais dit : il venait d'abandonner Dina au Sangre Caliente et m'avait raconté tout ce qu'il savait sur mes pouvoirs... avant que la soirée vire au drame.

À peine avais-je acquiescé que Shawn se relevait pour arpenter le salon, l'air ailleurs, ses doigts malmenant sa mâchoire.

— Et si on s'acharnait à masquer un pouvoir dont Alicia n'était pas la détentrice, mais le simple contenant ? jeta-t-il à brûle-pourpoint.

— Qu'est-ce que tu as en tête? réagit Gregory, intrigué.

— Un rituel de protection, de ceux qu'on utilise pour masquer le contenu d'un coffre, par exemple. S'il est bien réalisé, le contenant devient hermétique, de sorte que même les objets magiques à l'intérieur n'émettent plus aucune énergie.

— Je vois..., fit Gregory, déjà prêt à reprendre du service. C'est pas bête, ça. Pas bête du tout.

Kitten ne résista pas au plaisir de le taquiner.

— Attention, Gregory. Si ça fonctionne, il te faudra admettre que le plus intelligent d'entre nous, ce n'est pas toi finalement, mais Shawn.

— Ne t'avance pas trop, tu veux, se vexa-t-il en se remettant néanmoins debout.

D'un geste absent, il recoiffa ses cheveux châtains striés de gris. À son regard qui balayait la pièce sans se raccrocher à rien, je compris qu'il établissait déjà une marche à suivre.

— Je vais attaquer fort direct, annonça-t-il soudain en tapant du poing. On va combiner un sort occultant de magie noire avec un sort de protection de magie blanche, le tout avec cette même idée directrice : Alicia est un joli coffre de chair qui cache un précieux trésor. Le rituel de la dernière chance, en tout cas pour ce soir.

Ragaillardi par cette solution inopinée, le sorcier lâcha un bruyant soupir de satisfaction avant de me placer dans la ligne de mire de son regard pétillant.

— Eh bien, tu sais ce qui t'attend, petite tête : à poil.

— Quoi ? m'offusquai-je, ma patience arrivant dangereusement à saturation.

— Mais quel sombre idiot ! renchérissait en même temps Vicky, aussi ulcérée que moi.

— Du calme ! nous tempéra le sorcier, pris d'un rire puéril qui me fila des envies de meurtre. On n'a pas le choix : les contenants, en l'occurrence toi, doivent être entièrement couverts de runes.

— Peut-être, mais rien ne t'oblige à te comporter comme un abruti ! vociféra Vicky en toisant son frère avec indignation. On va faire les choses bien : je vais mettre le chauffage dans ta chambre. Vous pratiquerez le rituel là-bas pour qu'elle n'ait pas froid. Et sans public !

Mon ange gardien d'un jour partit en trombe dans le couloir, cependant que je me rendais à l'évidence : la magie rituelle ne connaissait pas la notion d'intimité, et dès que des sorciers collaboraient ensemble, ils n'avaient plus de secrets l'un pour l'autre. Je n'osais imaginer ce que le fait d'appartenir à un ordre comme celui de Gregory impliquait...

— Je te préviens, pas question que j'enlève mes sous-vêtements, rugis-je, ouvrant les vannes à ma mauvaise humeur.

— Dommage, sourit le sorcier avec gouaille avant de s'enfiler cul sec la fin de son verre de scotch.

— Fous-lui la paix, un peu.

La semonce, qui paraissait avoir échappé à Shawn, en aurait refroidi plus d'un. Gregory, lui, ne cilla même pas. Bien au contraire, son rictus s'agrandit, lui donnant l'air d'un chat sur le point de débusquer une petite souris.

— En quoi ça te dérange ? Je ne marche pas sur tes plates-bandes, si ?

Je ne sus ce qui m'énerva le plus : l'impression d'être un trophée de chasse, ou le manque de délicatesse de Gregory, qui faisait fi de nos sensibilités exacerbées pour avoir le dernier mot.

Son culot contraria un peu plus Shawn, si je me fiais au duel de regards acharné auquel les deux hommes se livrèrent. Colère froide contre douce insolence, avec moi au milieu, sujet de cette mésentente, qui ne savais comment interpréter le silence qui perdurait.

Un rire empli de légèreté fit pivoter toutes les têtes. Kitten s'étira lascivement, avant de vriller le sorcier de ses émeraudes à l'éclat surnaturel. Son gloussement s'attardait au fond de sa gorge.

— Quel goût de la provocation, Gregory. Tu sais bien que Shawn prend simplement ses responsabilités au sérieux. Toi plus que quiconque devrais le comprendre. N'es-tu pas toi-même un frère aîné un peu trop protecteur ?

Je craignis un instant que l'esprit sans filtre du sorcier ne persiste et signe, mais le retour de Victoria au salon, qui vint marquer la fin de cette altercation, l'empêcha de répondre avec une pique de son cru.

— La chambre est prête.

Je n'attendis pas pour me détourner des autres et suivis la jeune femme dans le couloir, les nerfs en pelote.

***

Coucou! J'espère que vous allez bien 🥰

Notre soirée sorcellerie se poursuit, et la magie noire n'est vraiment pas de tout repos pour Alicia 😅

Pour info, les dagydes ne sont pas de mon invention mais sont réellement utilisées dans des "rituels" par des "sorcières". Normalement, elles sont plutôt faites en argile pour représenter des personnes, un peu comme des poupées vaudous, pour des sorts généralement bienveillants.

La viande crue, elle, est utilisée pour jeter des mauvais sorts, et bien souvent, on abandonne la poupée de viande dans la nature pour qu'elle pourrisse et/ou soit dévorée par des animaux. Sympa comme tout 😅

C'était la minute magie 😂

Je vous donne rdv la semaine prochaine pour la suite ! J'hésite encore à diviser le chapitre en 3 pour ne pas poster des parties trop longues.

N'oubliez pas la petite 🌟 en partant!

Bisous et bon week-end 🥰😘❤️

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