Chapitre 14 - Et joyeux Noël ! (2/2)

Le repas démarra sur les chapeaux de roue. Les amuse-bouche furent engloutis à toute vitesse au rythme d'une conversation endiablée, arrosée par le rhum que tous avaient le droit d'ingurgiter sauf moi. Boudeuse, je sirotais ma version enfant du mojito de mon père sous l'œil amusé de Monica, qui faufila son buste entre Paul et la table pour me susurrer :

— Tu veux qu'on échange pendant qu'ils ont le dos tourné ?

— Ne dit-on pas que sans alcool, la fête est plus folle ? grommelai-je en mâchouillant un toast au foie gras.

— Ça ne vaut que pour les soirées où tonton Jean n'est pas convié.

Elle désigna de sa tête ornée de tresses notre oncle, qui discourait sur sa petite entreprise spécialisée dans l'énergie éolienne et donnait à mon père – propriétaire de son propre garage depuis des années – des leçons en matière de gestion. Ce fut plus fort que moi, je roulai exagérément des yeux, ce qui me valut un fou rire de Monica, qui s'affala sans retenue sur mon petit-ami.

— Vous exagérez, nous tempéra ce dernier dans un éclat de rire coupable. Peut-être que Jean va bien se tenir, ce soir ?

— On voit que tu ne l'as vu qu'à trois reprises, le détrompa Monica. Son cas est irrattrapable.

Bien malgré lui, l'intéressé nous en fit immédiatement la démonstration.

— Mais tu vois, Marius, c'est ça, ton problème : tu manques d'ambition, martela-t-il nos oreilles en même temps que la table. Il faut voir les choses en grand au risque de rester sur le carreau. Tu as eu la possibilité d'ouvrir un deuxième garage, il y a trois ans, mais le temps que tu te décides, cette chance t'est passée sous le nez. Il faut être à l'affût. À-l'af-fût., insista-t-il avec trois coups bien sentis sur le bois qui firent trembler tous les verres à pied.

— Oui, oui..., se contenta de marmonner mon père.

— Mais, mais... Il n'a peut-être qu'un seul garage, mais lui et Carole ont trois beaux enfants, tous brillants ! scanda naïvement ma grand-mère. Une future juriste, un futur historien et une future chirurgienne !

Au secours.

Ma grand-mère n'avait pas pu s'empêcher de venir à la rescousse de mon père, mais j'aurais préféré qu'elle le fasse sans donner pour preuve l'honorable carrière qui ne m'attendait certainement plus en médecine. Mes parents, bien conscients de mes notes déplorables, eurent la bonté de me lâcher un peu du leste en cette soirée de réveillon, esprit de Noël oblige.

Chris, qui se serait longuement gaussé de moi auparavant, n'esquissa qu'un vague sourire. Je savais très bien ce qu'il pensait : si ça se trouve, dans un an, ma petite sœur ne sera plus de ce monde.

Je lui envoyai un coup de pied furax sous la table.

Aïeuh !

Il se massa le tibia tout en me jetant un regard assassin. Tant mieux. Je préférais le voir énervé plutôt qu'à se morfondre à mon sujet.

— Il faudrait être fou pour désirer être soigné par une abrutie pareille ! alla-t-il jusqu'à rugir.

— Hé ho, du calme, les enfants ! nous rappela à l'ordre notre mère.

Elle qui appréciait de se faire complimenter sur sa marmaille, elle n'avait pas très envie que nous gâchions ce tableau d'enfants parfaits avec nos chamailleries.

— Chris a toutes les qualités d'un historien, le look vestimentaire en prime, me moquai-je.

Au regard pénétrant que mon frère me jeta, je sus qu'il m'avait percée à jour. Il prit sur lui, accepta de jouer encore un peu le jeu de la normalité :

— Moi, au moins, je n'ai pas besoin de me balader à moitié à poil pour attirer l'attention.

— Je plussoie, osa abonder mon oncle.

Non mais quel... !

À défaut d'encastrer sa tête dans son assiette en porcelaine, je réduisis en bouillie un nouveau toast entre mes dents voraces.

— Vous êtes complètement ringards, à vous sentir en danger devant une belle fille qui s'assume, railla Monica.

S'ensuivit un débat où se confrontèrent archaïsme d'une génération moribonde « Oui, enfin, la décence, c'est bien aussi... » et féminisme de nouvelle génération – « Sache que la liberté de l'esprit passe par la liberté du corps ! », qui m'envoya somnoler sur ma chaise. Il fallait dire qu'avec l'affaire Calyo et les horreurs qui l'avaient précédée, j'avais accumulé un beau retard de sommeil, et les arguments qu'ils se balançaient à la tête aussi vite que des balles de mitraillette eurent sur moi l'effet d'un bon somnifère.

— Passons aux verrines ! proposa ma mère avec un engouement un poil forcé.

Ma sœur et mon oncle, assis l'un en face de l'autre, se décochèrent un regard haineux emballé dans une doucereuse hypocrisie.

— Je vais chercher le vin, annonça mon père en s'extrayant de sa chaise.

Son front où perlait un voile de sueur témoignait de son malaise. Je le pris en pitié et trottinai derrière lui jusqu'à la petite cave à vin branchée dans le garage.

— Ça va, papa ? m'inquiétai-je.

La face hagarde qu'il m'offrit était pareille à celle d'un Pierrot de théâtre : ronde, grise et dépressive.

— Ce dîner va tourner en pugilat ! s'étrangla-t-il.

— Mais non, tu connais Monica : elle aime bien piquer, mais elle sait se tenir.

— Tu as raison, il n'empêche...

Les mains sur ses hanches, ses bourrelets d'amour, qui s'arrondissaient un peu plus chaque année, il caressa du regard la petite Renault Juvaquatre, délicieusement rétro, qu'il avait passé des heures à bichonner cet été.

— Je suis fier de Monica et de sa verve, et... je ne peux pas m'empêcher de penser que mes relations avec mon frère auraient pu être différentes si j'avais été un peu plus comme elle. Plus hardi. Moins pressé d'arrondir les angles. Mais j'étais coincé entre mon père et mon frère, et je les ai laissés dicter leurs lois, et ça me poursuit encore aujourd'hui.

Un frémissement dans sa figure, et il sortit de ses divagations pour s'esclaffer, un peu gêné :

— Pardon, je ne sais pas pourquoi je t'embête avec ces vieilles histoires.

Cette confidence me faisait effectivement tout drôle. Depuis quand mon père me traitait-il comme un petit bout d'adulte ? J'aimais qu'il se confie à moi, se fie à mon jugement dans une certaine mesure. Moi, la dernière de la fratrie, la ratée des trois enfants qui n'avait cessé de le décevoir récemment, c'était à moi qu'il avouait un regret qui le taraudait depuis toujours. Je m'en sentais honorée, grandie, et dans le devoir d'y réagir.

— C'est de votre mère que vous tenez votre caractère, souffla-t-il avec une moue d'excuse.

— Papa, tu en as, du caractère, lui assurai-je fermement. De la force, aussi, et elle réside dans ta gentillesse, et il n'y a aucune honte à avoir, au contraire. Tu ne rabaisses jamais les autres pour te mettre en avant. Tu fais toujours attention à ceux qui t'entourent, tu nous écoutes, tu nous soutiens. On a beaucoup de chance de t'avoir et, si tu veux vraiment mon avis, c'est plutôt tonton qui devrait en prendre de la graine.

Je me faufilai dans ses gros bras, tête nichée dans le col de sa chemise qui sentait bon l'après-rasage.

— Moi, je ne t'échangerais pour rien au monde.

Un rire touché secoua son torse. Il m'enferma contre lui et, même s'il ne me voyait pas, je souriais d'avoir soulagé sa peine. Quand il me libéra, les rides qui avaient marqué son front assombri par l'inquiétude s'étaient résorbées.

— Décidément, tu es pleine de surprises, ce soir, rit-il, ému, en m'ébouriffant les cheveux. Allez, file. Je trouve la bouteille de blanc et je vous rejoins.

Je l'abandonnai à ses recherches et retournai prestement dans le salon.

La conversation battait toujours son plein, et je ne doutais pas que cette soudaine inspiration dans leurs débats redirigés vers des sujets plus triviaux tenait à l'alcool qui dévalait leurs œsophages. Mon père revint bientôt avec un sauvignon que mon oncle accueillit d'un rengorgement satisfait. Ce dernier prit d'ailleurs les devants pour déboucher la bouteille et en humer longuement le bouchon de liège.

— Hm, pas mal, accorda-t-il, magnanime.

Les différentes entrées furent dégustées dans la bonne humeur générale. J'adressai un clin d'œil complice à mon père par-dessus la poêlée de gambas à l'ail et au piment, qui manqua d'ôter tout son souffle à ma sœur, dont le palais délicat supportait mal les plats aussi pimentés que son caractère.

L'incident diplomatique suivant n'eut lieu qu'à l'arrivée de la pièce maîtresse : le chapon. Le pauvre volatile surfarci fit son entrée sous des applaudissements nourris, mais la question du vin divisa. Gardant un très mauvais souvenir de la gorgée de rouge que mon père m'avait fait goûter une fois, je restai médusée devant les échanges houleux qu'une vulgaire boisson suscitait.

— Un Haut-Médoc de 2014 ? commença mon oncle en faisant mine de s'étouffer. Marius... avec un chapon... tu aurais pu faire mieux tout de même !

— C'est notre caviste qui nous l'a conseillé, se justifia mon père. Il a dit qu'il accompagnerait très bien le chapon.

— Un caviste raconterait n'importe quoi pour vendre ! se moqua Jean dans un grand éclat de rire. La preuve, ça a marché. Et 2014, quelle idée ! Une récolte pareille ne restera pas dans les annales.

J'aurais bien baillé la bouche grande ouverte et dévoilé à tous la taille de ma glotte si l'injustice de la scène n'avait pas réveillé ma colère, et ma magie au passage.

Calme-toi, m'ordonnai-je. Ce n'est pas le moment de perdre le contrôle.

La simple perspective de voir la bête surgir en plein dîner de famille suffit à calmer mes ardeurs. Chris, qui se doutait peut-être qu'une sorcière en colère n'était pas l'animation bienvenue un soir de Noël, me fit signe de respirer un bon coup. J'opinai du bonnet, passant en mode yoga anti-stress.

— Il ne faut pas en faire une généralité, intervint Paul pour détendre l'atmosphère. Il y a eu de très bons vins en 2014.

— Et tu peux faire confiance à Paul, insista Monica avec le sourire du chat de Cheshire. Il a suivi des cours d'œnologie, ça le passionne.

— Ouais, hein, je lui ferai confiance quand il aura levé le coude autant que moi. Allez, passe-moi la bouteille, que je voie ce qu'il vaut, ce vin.

— Attendez, je m'occupe du service ! clama Monica.

Elle contourna la table avec une certaine coquetterie, roulant suavement des hanches dans sa robe rouge à col d'officier, sublimée de dentelle. Elle saisit la bouteille. Son sourire plein de dents fit se hérisser les poils sur mes bras. Je connaissais suffisamment ma sœur pour savoir qu'elle trafiquait quelque chose.

Attentive, je sirotai mon coca à la paille cependant qu'elle versait le vin dans les hauts verres ciselés. Quand ce fut le tour de ma grand-mère, assise à la droite de mon oncle, Monica trébucha sur ses talons, lâcha une exclamation horrifiée.

Un jet grenat s'échappa du goulot de la bouteille, devenue pistolet à eau. Et la chemise blanche de l'oncle Jean n'eut plus de blanc que le nom.

— Bordel ! brailla-t-il, se redressant à la hâte.

— Je suis désolée, je suis désolée ! se perdit en excuses ma sœur, main posée sur sa bouche carmin en avisant les dégâts.

Mais derrière l'expression d'effarement pur, je décelai une satisfaction carnassière.

Mon instinct avait vu juste. Point de hasard dans cet incident : elle avait mis dans le mille. Et cet acte de résistance passive fit germer une idée dans mon esprit...

— Vite, le sel !

— Tu es folle, c'est du bicarbonate qu'il faut !

— Jean, enlève ta chemise, dépêche-toi !

J'assistai à la scène en tentant de masquer mon sourire derrière ma main. Quelques minutes plus tard, mon oncle se retrouva en marcel à table, avec pour seule consolation le fait que sa cravate aux lutins grimaçants, qu'il portait toujours, avait échappé de justesse à l'averse.

— Très bon, ce vin, minauda Monica après en avoir dégusté une gorgée.

— Je maintiens qu'un Côte-Rôtie ou un Saint-Émilion n'auraient pas été de refus, bougonna mon oncle.

Visiblement, il n'avait pas retenu la leçon. Qu'importe, j'allais en coulisse joindre mes forces aux efforts de sabotage de ma sœur.

Mon oncle passa sa main par-dessus une bougie pour attraper une miche de pain, et je soufflai dans ma barbe, mains bien cachées sous la table :

Plamya.

Un cri d'effroi unanime fit trembler les verres quand la flamme de la bougie rugit, prenant tant d'ampleur qu'elle frôla le bras du tortionnaire de mon père. Les visages de l'assemblée s'embrasèrent de terreur.

— Mais qu'est-ce que... !

— Attention, Jean !

— Vite, éteignez-la !

Le bref geyser était déjà redevenu une frêle flamme innocente, mais il avait signé son arrêt de mort. Ma mère vida ses poumons dessus. À bonne distance.

— Mon pauvre enfant, tu joues de malchance, s'étouffa ma grand-mère, une main aux veines bleutées plaquée contre son cœur, l'autre posée sur l'épaule de son fils.

— Il y avait peut-être de l'huile dans le bougeoir ? supputa sans grande conviction mon père, blanc comme un fantôme.

Cette fois-ci, un ricanement nasal m'échappa, qui me valut une tape de la part de Chris sous la table. Il savait très bien qui était responsable de ce petit spectacle de pyrotechnie.

— Et si on attaquait la viande ? les invitai-je d'un sourire radieux.

Mes parents s'étaient effectivement surpassés : la volaille était tendre et juteuse, les marrons exquis, la garniture réconfortante à souhait. C'était si bon qu'un silence de recueillement était tombé sur notre petite tablée, comblé par la voix caressante de Frank Sinatra qui adoucit nos humeurs.

Les deux coups durs subis par mon oncle le contraignirent au calme pendant une petite heure, mais un tel spécimen finissait indubitablement par reprendre du poil de la bête. Toutefois, il délaissa la proie facile qu'était mon père pour prendre sa revanche contre ma sœur. Pour frapper fort, il attendit l'heure de gloire de cette dernière : le dessert.

— C'est l'heure de la bûche ! chantonna Monica, qui joua exagérément des sourcils avant de courir à petits pas vers la cuisine.

— Tu devrais peut-être enlever tes talons ! beugla l'oncle, l'œil de plus en plus vitreux. Ce serait dommage qu'elle se retrouve par terre à cause de ta maladresse.

— Taratata ! Je ne me laisserai pas déconcentrée par tes tentatives d'intimidation.

Elle revint, rayonnante dans la victoire, chargée d'un plat rectangulaire où trônait le plus beau gâteau qu'elle eut jamais réalisé. Sous des meringues étoilées, délicatement saupoudrées de cacao, brillait un glaçage au chocolat poli comme du vernis, si lisse que les bougies se reflétaient dedans.

J'en restai béate d'admiration, mais à l'intérieur seulement. À l'extérieur, c'était ma meilleure poker face. Il y avait bien assez de mes parents et de ma grand-mère pour s'extasier.

— Monica, c'est magnifique !

— Quelle réussite !

— Splendide !

— Merci, plastronna-t-elle en simulant l'humilité. Je l'ai faite à la poire et au chocolat. Sans trop m'avancer, je pense qu'elle sera délicieuse.

— Inès aussi est devenue une excellente pâtissière, déclara subitement mon oncle, pour ne pas être en reste. Elle sait faire une ribambelle de tartes, et même des macarons !

— Des macarons ? s'émerveilla ma grand-mère, bon public en toutes circonstances. Il parait que c'est très difficile...

— Rien n'est trop difficile pour Inès, rétorqua mon oncle avec un rire mielleux qui me fila la gerbe. Elle les a réussis du premier coup ! Et toi, Monica ? Tu sais faire des macarons ? siffla-t-il, machiavélique.

— Je n'ai jamais essayé, avoua l'intéressée à contrecœur.

— N'hésite pas à demander des conseils à ta cousine, si tu essaies un jour. C'est la première Dauphine de Mercotte en la matière !

Avec un insupportable sourire, il porta son verre à ses lèvres et se délecta de cette petite victoire. Monica acquiesça, les lèvres si étirées que je craignis pour l'intégrité de son visage, avant de se tourner vers mon père.

— Papa, on a ramené une bouteille de champagne. Je l'ai oubliée au frigo, tu peux aller la chercher ?

— Bien sûr, ma douce.

Jamais surnom n'avait été aussi mal porté, mais il ragaillardit ma sœur, qui se prêta au jeu de la maîtresse de maison pour faire sauter le bouchon du mousseux – qui m'était tout autant interdit que le reste – et le verser dans les coupelles gravées d'or prévues à cet effet.

Je sourcillai quand ma sœur prit la main de Paul dans la sienne et leva sa coupe devant elle.

— On a une annonce importante à vous faire, déclama-t-elle une solennité impossible à interpréter de travers.

— M-Monica..., balbutia ma mère, abasourdie.

— Tadam ! trépigna-t-elle en exhibant fièrement la discrète bague, sertie d'un rubis, qui habillait son annulaire gauche. On va se marier !

Comment avais-je pu ne pas la remarquer plus tôt ?

Un silence stupéfait s'ensuivit. Comme une mauvaise gueule de bois.

Pour la défense de mes parents, ma sœur et Paul n'avaient que vingt et un ans, un bien jeune âge pour songer à l'institution du mariage, dont nous comptions un fervent détracteur en la personne de mon oncle. Ce dernier se fendit d'un sarcasme du plus mauvais goût :

— Et à un divorce dans cinq ans ! brama-t-il en s'étouffant à moitié dans un fou rire.

Moquerie qui reçut un regard si meurtrier de la part de ma mère qu'il se sentit obligé de se reprendre :

— Pardon, Carole, c'était pour plaisanter.

Et il se fit plus petit qu'un hamster.

Ayant rétabli l'ordre, ma mère put se tourner vers les fiancés, à qui elle fit part de ses craintes aussi gentiment que possible :

— Mais... ce n'est pas un peu... tôt ?

— D'autant plus que tu as toujours dit que le mariage ne t'intéressait pas, renchérit mon père, que l'ahurissement avait renversé sur le dossier de sa chaise.

— Et qu'on ne roule pas sur l'or, surenchérit Paul avec un clin d'œil à l'adresse de ma sœur.

Les deux amoureux se rassirent, et Monica prit une longue inspiration avant de défendre sa cause.

— Effectivement, le mariage ne m'a jamais fait rêver, concéda-t-elle avec un haussement d'épaules. Pour être honnête, si nous avons pris cette décision, c'est parce que l'université me propose d'effectuer un an d'échange aux États-Unis, à partir de septembre prochain.

— Aux États-Unis ? se réjouit ma grand-mère, que les films hollywoodiens avaient toujours passionnée. C'est for-mi-dable, Monica !

— Je sais ! exulta-t-elle en tapotant follement dans ses mains. La fac où ils me proposent d'aller à un incroyable cursus pour les sciences criminelles, et on m'a confirmé il y a quelques jours que je n'aurai qu'à payer mes frais de scolarité habituels. C'est donc décidé, je vais y aller.

Monica, aux États-Unis pour toute une année ? Je ne sus que faire de cette nouvelle. Moi qui jouais toujours les dures et scandais à tout va qu'elle m'insupportait, je sentis mon cœur se rabougrir comme un vieux chewing-gum dans ma poitrine. La réalisation me frappa de plein fouet.

Elle allait me manquer. Mince, alors.

Néanmoins, elle débordait d'un enthousiasme si bouillonnant que je m'efforçais de ne pas laisser paraître un quelconque chagrin.

— Bravo, c'est génial !

— Grave, j'espère qu'on pourra te rendre visite, s'emballa Chris.

Elle nous adressa un baiser de pin-up depuis son siège, puis reprit ses explications :

— On s'est renseignés pour que Paul puisse me suivre...

— Et je pourrai plus facilement obtenir un visa si on est mariés, compléta ce dernier.

— On aurait fini par se passer la corde au cou, un jour ou l'autre.

— On le fait simplement un peu plus tôt que prévu.

Les deux amoureux, si proches qu'ils parlaient d'une seule voix, se contemplèrent un instant dans le blanc des yeux, avec tant de complicité que tout le monde se sentit de trop dans leur bulle de bonheur.

— Hum hum, les interrompit mon père en se raclant la gorge. Eh bien, félicitations alors. Aux futurs époux ! scanda-t-il ensuite en levant son verre de champagne en l'air.

— Aux futurs époux ! nous lui fîmes écho, trinquant dans un tintement de cristal.

La première gorgée de champagne s'accompagna de rires émus, ma mère attrapant Monica par les épaules pour la serrer contre elle.

— Ce sera un petit mariage, vous vous en doutez, nuança ma sœur, son attention dirigée vers mon père. On pensait le faire en juillet... dans votre jardin.

Mon père avala de travers, et une quinte de toux impressionnante secoua son large torse, fit couler une larme brillante sur sa joue. Une fois remis, il se rebiffa :

— Dans notre jardin ?

— On s'occupera de tout, plaida-t-elle d'une voix suppliante. Du chapiteau, des tables et des bancs. On ne prévoit que trente à quarante invités. On nettoiera tout. Vous n'aurez rien à faire. Dis oui, dis oui, dis oui !

Elle joignit ses mains, expression angélique en prime, qui la transforma en une personnification de la Madone histoire d'arriver à ses fins. Je la reconnaissais bien là.

Mes parents échangèrent un regard interloqué, puis ma mère articula, indécise :

— Eh bien... je n'y vois pas d'inconvénient... je crois ?

— Fantastique ! applaudit Monica. On va pouvoir commencer à s'organiser. Merci, Papa, merci Maman.

Et elle s'en alla se jeter à leur cou, en bonne fayotte qu'elle était.

La bûche était délicieuse, d'autant plus appréciée que nous baignions désormais dans une joyeuse euphorie qui emporta même l'oncle Jean, tout sourire derrière ses joues d'un rouge opaque. Lorsqu'il ne resta plus que des miettes solitaires dans les assiettes, nous, les plus jeunes, chantâmes en cœur tout en tapant des couverts sur la table :

— Les cadeaux, les cadeaux, les cadeaux !

— Il n'est même pas encore minuit, nous taquina mon père.

— On s'en fout ! répliqua Monica en se précipitant vers le sapin, dont les branches peinaient de plus en plus à soutenir l'armada de boules qui y était accrochée. Vous serez couchés plus tôt, comme ça, les vieux.

— Non mais je vous jure, s'exaspéra mon père sans pouvoir retenir un sourire amusé.

Je le sentais soulagé de constater que la soirée, qui aurait pu finir en empoignade, se terminait dans la bonne humeur. Même mon oncle, ridicule dans son marcel qui dévoilait les poils bruns de son torse, était impatient de pouvoir offrir les présents qu'il avait ramenés pour nous.

Monica, Chris et moi nous retrouvâmes agenouillés devant le sapin, à nous échanger les babioles que nous nous étions achetées, budget serré oblige.

Ma grand-mère nous avait offert à tous les trois des livres en fonction de nos « vocations » respectives. Le mien portait sur l'histoire de la médecine. Il finirait probablement comme une autre âme esseulée dans ma bibliothèque désolante de vacuité.

J'attrapai, avec un soulagement sans borne, la boîte enrubannée que me tendit ma mère. Avec le sortilège d'Hyppolyte, j'avais craint que mes parents n'aient pas pensé à m'acheter un petit quelque chose. Par chance, ils s'y étaient pris à l'avance, cette année. Je contemplai avec ravissement les baskets blanches à liseré bleu que j'avais repérées avec ma mère lors de notre dernière sortie shopping.

— J'y suis retournée tout de suite après pour les acheter, me confia-t-elle, hautement satisfaite devant mon air ébahi.

— Merci, merci, merci !

Je me jetai dans ses bras pour la serrer contre moi ; une plainte lui échappa en même temps que sa colonne vertébrale craqua.

— Oups, désolée, grimaçai-je.

La véritable surprise, toutefois, fut mon oncle. Moi qui me le figurais volontiers en Ebenezer Scrooge, râleur et radin, je restai sans voix devant les cadeaux qu'il avait apportés : des palettes de fards à paupières Mac pour Monica et moi, sur lesquelles je n'aurais même jamais osé porter le regard en magasin ; un jeu de PS4 pour Chris, qui, je le devinais à son expression empressée, n'avait pour seule hâte désormais que de s'éclipser ; surtout, une journée spa avec massage de couple pour mes parents, qui en restèrent comme deux ronds de flan.

— Pour vous remercier de m'avoir accueilli à la dernière minute, marmotta-t-il, aussi peu démonstratif que moi.

À la façon dont mon père sourit, un peu en aparté, je sus que le geste l'avait touché.

Un peu plus tard, je me retrouvai assise au pied du canapé, une tasse de tisane entre les mains, ma mère qui me caressait les cheveux, mon père qui parlait tout bas avec ma grand-mère, l'oncle qui dormait dans le fauteuil placé au coin de l'âtre et Tino Rossi qui chantait la joie d'une « belle nuit de Noël ». C'était une parenthèse enchantée, un moment si parfait que j'aurais aimé qu'il dure pour toujours.

Là, avec le feu qui brûlait dans la cheminée et mes proches tels un rempart d'amour autour de moi, mes malheurs prenaient des allures de mauvais rêves, et la tentation était forte de fuir, de tout plaquer pour ne plus vivre que de moments de paix tels que celui-ci.

Mais qui essayais-je de convaincre ? Je ne me voilais pas la face. Le combat reprendrait le lendemain, la peur et la douleur reviendraient, comme un refrain de ma vie, et j'y ferais face comme je l'avais toujours fait. Avec la ténacité qui me caractérisait.

Je me fis cependant une promesse, celle de grappiller chaque petit bonheur comme celui-ci qui se mettrait encore sur mon chemin.

***
Coucou!

Le repas de Noël s’est finalement déroulé sans encombre 😁 J'espère que ce chapitre de répit vous aura plu!

La semaine prochaine, Gregory vous convie à une pyjama party placée sous le signe de la magie! La pauvre Alicia va en voir de toutes les couleurs 😂😇

Bon week-end ! Bisous 🥰😘

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