Chapitre 14 - Et joyeux Noël ! (1/2)
— Ça y est ! grommela Chris.
De l'autre côté du salon, je sourcillai, avisant mon frère qui se cassait le dos pour atteindre l'arrière de la télévision. Cela faisait bien cinq minutes qu'il s'emmêlait les pinceaux dans les différents câbles pour brancher son téléphone à l'écran et lancer une playlist de Noël. Visiblement, il y était parvenu, si je m'en fiais aux grelots boostés à l'amphétamine qui répandaient leurs tintements stridents dans la pièce.
— Oh, tu peux mettre la chanson de George Michael ? lui demandai-je, tapant dans mes mains. Comment elle s'appelle déjà...
— Tu sais que Maman va vouloir du Sinatra.
— Oui, bon, elle n'est pas encore là que je sache, grinçai-je.
Mes parents ayant pris un peu de retard dans la préparation de la soirée, ma mère venait seulement de filer dans la salle de bains, à bientôt dix-neuf heures quinze. Mon père, de retour en cuisine après une toilette rapide, pilait de la glace pour les futurs mojitos. Il m'en avait promis une version virgin. Moi qui avais espéré qu'ils feraient une petite entorse à leurs principes pour Noël, je fus bien contrainte de revoir mes attentes à la baisse...
Cependant que Chris, grand seigneur, cherchait sur YouTube la chanson que je lui avais demandée, je retournai à la mission confiée par ma mère : peaufiner la décoration.
J'observai, avec une satisfaction teintée d'excitation, la table tendue de blanc et le chemin rouge qui courait sur la nappe, égayé d'étoiles cousues de fil d'or. Pour l'occasion, ma mère avait déterré des placards la vaisselle des grands jours, en porcelaine de Limoges, que nous avions accompagnée des beaux verres en cristal de Bohême hérités d'une lointaine tante. Le résultat, au summum de l'élégance, aurait pu paraître dans le numéro de Noël d'un magazine féminin.
Meumeumant les paroles de Last Christmas – je ne me risquai pas à chanter devant Chris, qui se serait moqué de mon anglais spaghetti – je passai tranquillement à ma partie préférée : les bougies. Ma mère et moi nourrissions la même passion pour les bougeoirs et chandeliers, propices à une ambiance chaleureuse et feutrée. Ce soir-là, il y en avait tant dans notre salon que j'avais délaissé la méthode traditionnelle des allumettes pour une autre, moins orthodoxe mais plus écolo.
— Plamya, chuchotai-je.
La mèche que je touchai de la pulpe de l'index s'embrasa. Je souris de ravissement devant le jeu de lumière créé par un bougeoir ajouré, mais un cri de chouette effraie brisa bien vite cet instant de grâce.
C'était Chris, qui cédait à la panique.
— Arrête ça ! m'implora-t-il si bas que je l'entendis à peine.
— Oh là là, faut se détendre ! Les parents ne sont même pas là.
— Ils pourraient te surprendre, insista-t-il, stressé comme c'était pas permis.
— Tu devrais me remercier. Grâce à moi, on fait de belles économies sur notre dernier paquet d'allumettes.
Avec un rictus de renarde, je secouai la petite boîte où deux malheureux bâtonnets se battaient en duel. Têtu, Chris voulut revenir à la charge, mais un hurlement de douleur en provenance de la cuisine le coupa dans son élan. Hurlement bientôt suivi par un juron si vulgaire que le Pape aurait probablement réclamé un exorcisme.
Ni une, ni deux, je ralliai le lieu du crime à toutes jambes.
Je découvris alors le four ouvert, qui laissait échapper un fumet particulièrement appétissant, et l'arme du crime, la plaque brûlante soutenant le chapon dans son plat, si je me fiais à la façon dont mon père secouait sa main dans tous les sens.
— Bordel de... ! aboya-t-il. Je me suis brûlé !
— Du calme, je suis là, le rassurai-je.
Je pris soin de refermer le four pour éviter tout nouvel incident.
— Chris, va me chercher ta mère ! brailla encore mon père, au bord de l'apoplexie.
— Ne t'inquiète pas, il est déjà parti.
Pourtant, dans le dos de mon père, je fis signe à Chris de prendre son temps. Ce dernier comprit ce que je m'apprêtais à faire ; son expression était un savant mélange de soulagement et de réprobation.
Il s'éclipsa néanmoins ; je pus me lancer en toute tranquillité dans mon numéro d'actrice.
— Viens, Papa, on va mettre ta main sous l'eau en attendant l'arrivée de Maman.
— C'est comment ? geignit-il. J'ai un trou dans la peau, j'en suis sûr.
Il avança à l'aveuglette vers l'évier où je pus placer sa brûlure sous le jet du robinet. Sa main intacte demeurait obstinément plaquée sur ses yeux pour ne pas voir les dégâts. Parfait, il me facilitait la tâche.
— Attends, je regarde.
J'examinai rapidement la plaie, qui n'était pas belle à voir, mais profitai surtout de ce qu'il se cachait toujours les yeux pour mettre ma magie à l'œuvre. L'eau glacée qui s'écoulait avec vigueur aida à camoufler les étincelles qui s'activèrent pour soigner les tissus brûlés.
— Je crois que je vais tomber dans les pommes, hoqueta-t-il.
— Mais non. T'es un grand gaillard, Papa. Ce n'est pas toi qui avais envie de participer à Koh Lanta ?
— C'est peut-être à cause de la douleur, mais je ne vois pas bien le rapport...
— Il faut avoir le cœur bien accroché pour manger des asticots à défaut de crever de faim. Si tu t'effondres au moindre petit bobo...
— Parce que tu appelles ça un bobo, toi ? se révolta-t-il, ouvrant grand les yeux et agitant sa main devant lui comme un dément.
Je lui renvoyai mon regard d'adolescente sceptique le plus travaillé, avant de lui désigner sa paume d'un menton faussement dédaigneux. Il baissa les yeux, les écarquilla de stupeur.
— M-mais..., bégaya-t-il. Je ne l'ai pas rêvé tout de même !
— Tu as peut-être anticipé la brûlure ? fis-je mine de réfléchir à voix haute. Ou alors, tu es tellement stressé que tu en as des hallucinations ?
Il me fusilla du regard, vexé, et je lui dédiai une moue d'excuse.
— En tout cas, plus de peur que de mal ! conclus-je, tout sourire.
Un concert de pas, qui donnait l'impression qu'un éléphant descendait les escaliers au galop, nous informa de l'arrivée en trombe de ma mère. Les cheveux encore dégoulinant d'eau, sa robe noire enfilée de travers, elle fit papillonner son regard de mon père à moi en déblatérant :
— Chris m'a dit que quelqu'un s'était brûlé ?
— Fausse alerte, la rassurai-je en piquant un toast de chèvre et miel sur un plateau aux couleurs de Noël.
Mon père voulut me taper la main – interdit de se servir avant l'arrivée des invités – mais je l'esquivai avec un saut de cabri.
— Ouf, soupira ma mère, qui se laissa glisser contre le coin du mur. J'avais peur que la soirée commence par une visite aux urgences.
— À moins que tonton n'ait l'alcool mauvais et que Papa finisse par l'assommer pour le faire taire, on devrait réussir à éviter l'hôpital.
— Dis donc, m'apostropha mon père dans un rire, m'envoyant un petit coup de torchon. Tu es une vraie chipie, ce soir.
Pour me faire pardonner, je fondis dans ses bras pour un énième câlin. Je ne me lassais pas de les sentir m'étreindre en retour.
— Désolée, pouffai-je dans sa chemise bleu marine. Promis, je serai sage.
— J'en doute. Si c'est le cas, je demanderai qu'on me rende ma fille, plaisanta-t-il.
La sonnette d'entrée retentit. En une seconde, nous passâmes d'un moment de tendresse à un véritable branle-bas de combat.
— Mais quelle heure est-il ? s'étrangla ma mère, prise de court par le temps qui filait.
— Presque trente, répondit mon père.
Une information qui l'horrifia, à en croire sa bouche qui s'ouvrit sur un cri muet. Son allure débraillée et ses cheveux qui semaient toujours des gouttes sur le carrelage n'étaient probablement pas étrangers à sa panique.
— Quoi, déjà ? Je cours me sécher les cheveux. Alicia, tu te charges d'ouvrir ? C'est probablement ta sœur et Paul.
Et elle s'enfuit aussi vite que Cendrillon pressée par les douze coups de minuit. Obéissante, j'allai accueillir Monica et son copain, sauf que ce n'étaient pas eux qui patientaient sur notre paillasson fatigué.
— Pas trop tôt ! Il fait un froid de canard dehors.
Devant moi se tenaient, bras dessus bras dessous, mon oncle Jean, l'ours mal léché, et ma grand-mère paternelle, qui répondait au doux nom de Denise et ne paraissait pas les soixante-seize ans qu'elle avait fêtés quelques mois auparavant.
— Désolée !
Je m'étais excusée par réflexe, avant de me rendre compte que j'avais mis moins de trente secondes à leur ouvrir. Pas de quoi en faire un foin !
Vaguement agacée, je leur cédai le passage, aidai ensuite ma grand-mère à se défaire de son long manteau de fourrure. Fausse, bien évidemment, elle était incapable d'écraser jusqu'à l'araignée qui tissait sa toile dans un coin de son salon.
— Merci, ma chérie. Approche un peu que je te regarde.
De ses mains à la peau aussi fine et douce que la soie, elle prit mon visage en coupe et le rapprocha du sien pour me contempler. Je me soumis docilement à son examen, avec un demi-sourire qui trahissait ma tendresse pour cette femme au crépuscule de sa vie.
Il fallait dire que ma grand-mère était de ces cœurs sensibles que la vie chahutait sans trêve. C'était une personne douce et discrète, qui avait vécu sous le joug d'un mari acariâtre devant lequel elle s'était effacée comme une aquarelle mouillée par la pluie. Elle fuyait les conflits, et aimait ses deux fils d'un amour d'autant plus aveugle qu'elle avait rêvé d'une famille nombreuse mais en avait été privée. C'était probablement pour cette raison qu'elle ne pouvait rien leur refuser, même à mon oncle, qui aurait pourtant mérité quelques coups de pied aux fesses.
— Quel beau brin de fille tu deviens, s'extasia-t-elle avec une sincérité touchante.
Mon père arriva sur ces entrefaites, l'œil brillant, fier d'entendre louer la beauté de sa fille. Il redescendit néanmoins sur terre lorsque mon oncle, m'auscultant de la tête aux pieds, s'offensa :
— Marius, tu laisses ta fille s'habiller comme ça ?
Gênée par la réflexion de son aîné, ma grand-mère bégaya quelque parole inintelligible – « M-mais, enfin, Jean... » – mais mon père, attaqué sur le plan le plus sensible, sa famille, déploya son corps de taureau et maugréa :
— Déjà, bonsoir Jean. Et oui, je laisse Alicia s'habiller comme bon lui semble. Elle est jolie comme un cœur, pourquoi le cacher ?
Un grand éclat de rire lui répondit.
— Comme tu veux, mais ne t'étonne pas si elle se retrouve dans trois mois avec un colis dans la boîte aux lettres !
Prenant exemple sur la maîtrise dont Shawn avait fait preuve une heure auparavant avec une Laurine déchaînée, je gonflai mes poumons d'air et collai mon plus beau sourire hypocrite sur mon visage.
— Ha, ha ! fis-je. Très drôle, tonton !
Je lui envoyai un poing joueur dans l'épaule, suffisamment fort pour lui faire mal, pas assez toutefois pour qu'il puisse protester. Et puis, quel homme de plus de cinquante ans irait crier sur les toits qu'une gamine de seize ans lui avait fait mal ?
Mon oncle se contenta donc de se masser discrètement l'épaule quand nous eûmes le dos tourné, et moi, je ris sous cape.
Je pris ma grand-mère par le bras et la guidai vers le canapé.
— Mamie, Papa a prévu des mojitos exprès pour toi.
— Quel ange ! se réjouit-elle en prenant place au milieu des coussins, rajustant le col bénitier de sa robe de soirée, d'un beau velours noir irisé. Tu sais, ton père a toujours été le plus attentionné. Enfant, il me cueillait chaque année un bouquet dans le champ d'à côté pour la fête des mères, et même s'ils fanaient dans la journée, il me dénichait des coquelicots, car il sait à quoi point je les aime.
J'avais entendu cette anecdote probablement cinquante fois dans ma courte vie, mais qu'importe : elle me rappelait que j'avais la chance d'avoir un père qui n'avait pas honte de sa part sensible. Pas comme mon oncle, rendu plus rogue encore par son divorce en cours.
D'ailleurs, ce dernier inspectait l'air de rien la petite table de la cuisine, qui disparaissait sous quantité de plateaux richement garnis d'amuse-bouche. Inconsciemment, il avait retroussé le nez et étrécit ses yeux déjà petits, rapace en quête d'un défaut à signaler. Feignant la bonhomie, je le détournai de sa quête.
— J'adore ta cravate, tonton ! lui lançai-je avec cette même expression naïve.
Elle était tout bonnement hideuse, arborant des lutins de Noël aussi grimaçants que des poupées Chucky, mais je mettais volontiers mes talents de menteuse professionnelle au service de mon père.
Peut-être était-ce dû à sa place de cadet, mais les critiques de mon oncle l'atteignaient toujours en plein cœur. Voir mon père ainsi, vulnérable et dans l'attente d'une reconnaissance qui ne viendrait jamais, réveillait chez moi un instinct de protection de lionne.
— Oh, euh, merci, baragouina mon oncle, qui considéra sa cravate avec un sourire mi-flatté, mi-gêné. Ce sont les enfants qui me l'ont offerte.
— Et comment vont Jules et Inès ? s'enquit mon père en enfournant les pommes dauphines. Ils pouvaient venir eux aussi, s'ils le souhaitaient. Quand il y a à manger pour huit, il y a pour dix.
Un nuage passa sur le front de mon oncle. Il rajusta ses lunettes, avant de répondre du bout des lèvres, si bas que je faillis ne pas l'entendre :
— Ils préféraient passer le réveillon avec leur mère.
— Ah..., fit mon père, dont la compassion l'empêchait de rester bien longtemps sur ses gardes. Je vois... Et si je nous servais l'apéro ?
— Alors, Alicia, m'interpela ma grand-mère, recoiffant ses courtes boucles blanches d'une main coquette. Les cours se passent bien ? Je suis certaine que tu feras une chirurgienne for-mi-dable !
— Euh...
Par chance, la sonnette de l'entrée retentit à ce moment-là, et je n'eus pas besoin d'avouer à ma gentille mamie que mes notes rasaient la terre comme un avion sur le point de s'écraser au sol.
— Je vais ouvrir ! m'enfuis-je.
Chris, qui était enfin sorti de son antre, constitua une autre diversion bienvenue pour m'éviter de m'attarder sur le sujet délicat du lycée. Je poussai un soupir de soulagement, avant de me rappeler qui attendait derrière la porte.
Monica, pomponnée comme un mannequin de Victoria's Secret et qui avait tout de la parfaite Bree Van de Kamp avec sa boîte à gâteau qu'elle soutenait de ses mains manucurées.
On se dévisagea longuement, deux roquets prêts à en découdre, jusqu'à ce que les lèvres rouge pailleté de ma sœur ne fendent son minois d'un sourire complice.
La soirée que nous avions passée ensemble, quelques semaines auparavant, avait définitivement marqué un avant et un après. Elle m'était sans doute gré de lui avoir tenu les cheveux pendant qu'elle dégobillait ses tripes en pleine rue.
— Salut, Alicia, me sourit Paul, avenant comme toujours.
— Joli rouge à lèvres, commenta Monica avec un clin d'œil.
Nul doute qu'elle avait reconnu celui qu'elle m'avait offert.
— Merci. Entrez, entrez.
C'était une véritable étude sociologique d'observer Monica et Paul interagir, une synchronisation parfaite qui se passait de paroles. Paul ôta le manteau de ma sœur pendant que celle-ci tenait toujours la boîte où reposait le dessert, puis elle lui jeta un regard éloquent qui incita le jeune homme à se délester du sac rempli de cadeaux pour débouler en cuisine, où il salua mon père et mon oncle, dont le nez était déjà plongé dans un mojito.
— La bête se tient tranquille ? me chuchota Monica, dont le langage codé pour parler de l'oncle Jean m'arracha un ricanement.
— Non, elle a malheureusement l'énergie du désespoir.
— Ne t'inquiète pas, papa peut compter sur une armée pour le défendre, m'assura-t-elle avec une lueur guerrière dans le regard. Tonton ! s'exclama-t-elle ensuite, simulant la même débonnaireté que moi. Comment tu vas ? Ça fait longtemps !
Je me rendis alors compte que, si ma sœur avait été une Chasseuse, elle aurait été sacrément flippante.
L'arrivée de ma mère compléta ce tableau familial, et après quelques minutes de conversation à cheval entre le hall et la cuisine, mes parents invitèrent tout ce beau monde à prendre place à table.
Mon père s'installa à l'une des extrémités, et le hasard voulut que je m'asseye à l'autre, seule chaise qui restait après que j'eus déposé au pied du sapin les cadeaux apportés par ma sœur.
— Quelle belle tablée ! nous complimenta ma grand-mère, qu'un rien suffisait à satisfaire.
— Attention à celui qui mangera comme un cochon ! nous menaça l'oncle, un index levé dans notre direction, faisant référence à la jolie nappe immaculée.
— Ha, ha, ha ! fit mine de rire Monica. J'avais oublié que tu étais si drôle, tonton !
De gêne, Chris se cacha la face dans la main, tandis que je réprimais à grand-peine un éclat de rire devant le regard d'avertissement lancé par ma mère à ma sœur.
— Et tu n'as encore rien vu ! surenchérit mon oncle, levant son verre avec un clin d'œil.
Son manque de second degré l'empêcha de déceler le manège de Monica. Et c'était peut-être pour le mieux, car nous n'en étions qu'aux petits fours...
***
Ahlala les repas de Noël, c'est toujours l'occasion pour les familles de ressortir de vieux dossiers ou de se fracasser la vaisselle sur la tête 😅😂
Question du jour, parfaite pour la saison 😆: vous avez des petites traditions familiales à Noël ? Je suis curieuse 😇
Suite et fin de ce repas mouvementé (mais c'est quand même un petit répit pour Alicia) la semaine prochaine !
Bisous et je vous souhaite - avec un peu d'avance - un bon week-end ❤️😘
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