Chapitre 10 - L'homme de la situation (2/3)

Galant, Gregory invita Sandy à le précéder dans l'infirmerie, ce que la Première Chasseuse fit en évitant de croiser son regard joueur. Difficile de croire que Shawn l'avait tiré de son sommeil : le sorcier avait pris soin d'enfiler une chemise d'une blancheur impeccable, assortie à un manteau bleu marine mi-long, qui lui donnait l'allure d'un mannequin posant pour un magazine masculin.

Quel frimeur.

Et le sourire carnassier qu'il affichait... Il nous savait désespérés et se plaisait clairement dans le rôle de l'homme providentiel.

De ses yeux sombres, Gregory fit lentement le tour de la pièce, s'arrêtant sur Jack, dont la mine renfrognée l'interpela. Il ne mit pas longtemps à faire le lien entre la haine palpable de l'Éclaireur et le jeune homme qui avait hurlé son désaccord au téléphone. Chose que j'aurais cru impossible, son sourire s'élargit encore.

— Gregory Drezen, enchanté de venir vous filer un coup de main, minauda-t-il, offrant sa main à Jack pour le saluer – et le titiller – en bonne et due forme.

Je remarquai alors que son regard, toujours rivé à celui de l'adjoint de Frédéric, n'était pas simplement goguenard : il s'était fait appréciateur. Le physique agréable de l'Éclaireur avait fait mouche, et le sorcier, qui ne connaissait pas le sens du mot « bienséance », n'essayait même pas de le cacher.

Déjà embarrassée par son comportement, je fus d'autant plus gênée du fait que Jack, gonflant le torse de défi, refusa cette poignée de mains symbole de trêve entre nos deux camps.

Il y eut un changement dans l'air, et je ne fus pas la seule à m'en apercevoir. La magie de Gregory prit de l'ampleur, et je me ratatinai pour échapper à la colère glaciale qu'elle transportait de ses épines désormais hérissées. Un ronflement se fit entendre, un souffle furieux mais précis au millimètre près, qui souleva brusquement le bras de Jack.

L'Éclaireur faillit en perdre l'équilibre, mais Gregory, qui attrapa sa main et l'enferma dans la sienne, le rétablit. Le sorcier ne s'était pas départi de son sourire, mais sa gouaille s'était envolée au profit d'une dureté qui tenait de l'avertissement.

— Tu crois que tu peux te permettre de jouer au fier dans votre situation ?

La poignée de mains s'était transformée en bras de fer, que Gregory allait remporter haut la main. D'ailleurs, il se pencha à l'oreille de Jack pour lui porter l'estocade :

— Les petits Éclaireurs dans ton genre, je les écrase.

Personne à part moi n'avait entendu la menace, proférée dans un doux murmure. J'avais eu la chance – façon de parler – que Gregory s'incline de mon côté. En revanche, tout le monde se douta de la teneur de l'aparté puisque Jack devint livide.

Satisfait de son effet, Gregory consentit enfin à le relâcher et tapa dans ses mains, sa superbe retrouvée.

— Et si on s'y mettait ? lança-t-il à la ronde.

Ignorant le malaise qu'il venait de susciter (peut-être en avait-il l'habitude), le sorcier s'avança dans la pièce d'une démarche conquérante. Son regard avisé remarqua les affaires noyées pendant l'attaque de Calyo, qui gouttaient à quelques mètres de lui. Sa main dessina un demi-cercle dans les airs, laissant dans son sillage une traînée d'étincelles blanches. Ni une, ni deux, un épais nuage de condensation s'échappa des vêtements et objets détrempés. Gregory saisit un des téléphones supposément cassés, que je devinai être celui de Shawn. Et effectivement, il le lança d'un geste souple au jeune homme.

­­­­­­— Il devrait être en état de marche.

La facilité avec laquelle il venait de régler ce premier problème me coupa la chique. Et le tout, avec une telle nonchalance...

Se rengorgeant discrètement des regards admiratifs dont il faisait l'objet, Gregory, qui adorait être le centre de l'attention, se posta devant les couchages de Lyse et Chris.

— Ensuite, nos marmottes...

Il glissa sa main à l'intérieur de son manteau et en extirpa un flacon noir de nuit, délicatement ciselé.

— Je ne peux pas interrompre le processus, je n'ai aucune prédisposition pour la psyché. La seule solution que j'ai, c'est de soigner le mal par le mal.

Il écarta doucement les lèvres de Lyse, entre lesquelles il versa trois gouttes de la mystérieuse potion, aussi sombre que son contenant, qu'il avait apportée.

— C'est un élixir de sommeil. Le genre qui vous assomme pendant dix heures et vous garantit des rêves plus qu'enchanteurs.

Gregory répéta la même opération avec mon frère, poursuivant ses explications :

— Dès que le sortilège de Calyo sera levé, cette potion prendra le relais. Ce que j'espère, c'est que ce nouveau sommeil, réparateur cette fois-ci, permettra à leur esprit de surmonter le choc provoqué par les cauchemars qui, si j'en crois mon partenaire, sont plutôt corsés.

Shawn ne commenta pas, mais à la gravité qui le saisit soudain, je me demandai quelles images terrifiantes avaient peuplé son sommeil maléfique.

— Tu penses que ça marchera ? soufflai-je, me rapprochant à pas précautionneux de Lyse.

Ses longs cheveux blonds formaient un drapé soyeux autour de son visage. Sous ses paupières closes, ses yeux se mouvaient si vite que je ne résistai pas au besoin de lui caresser la joue. Je me sentais si inutile.

— C'est leur meilleure chance, m'assura Gregory en me donnant une tape dans le dos. Fais-moi un peu confiance.

Le pire dans tout ça, c'était que je commençais à réellement lui faire confiance. M'étais-je pris un coup sur la tête sans m'en souvenir ?

— Maintenant, le gros morceau, enchaînait le sorcier en se tournant vers mes collègues, avec la même familiarité que s'il les connaissait depuis des lustres. Ainsi, la délicieuse Calyo va revenir dans trois jours ?

— Oui, hum..., intervint Sandy, dont les pommettes rondes arboraient toujours un rose soutenu.

Elle lui résuma Agathe, l'œil de Calyo et sa cécité, ainsi que ce délai que la sorcière m'avait imposé. Gregory l'écouta sans mot dire, c'était à souligner, mais ses yeux pétillants, qui détaillaient sans vergogne la Première Chasseuse, parlaient pour lui. Sandy était une pomme dans laquelle il désirait croquer, coûte que coûte.

Gênée par ce spectacle, je déviai mon attention vers Shawn, qui considérait son ami avec la lassitude indulgente propre aux amitiés de longue date.

Le claquement discret de la porte, couvert par la voix de Sandy, passa presque inaperçu. Il n'était pourtant pas anodin : Jack s'était éclipsé sans demander son reste. Il venait d'essuyer une humiliation devant la jeune femme dont il était amoureux, et il ne pouvait pas répliquer, au risque de nous laisser sans défense face à notre nouvelle ennemie. Il avait donc choisi de se retirer, pour le moment.

Je fis de mon mieux pour ignorer la culpabilité qui me tenaillait.

— Je vois, dit lentement Gregory une fois que Sandy eut terminé son récit. Calyo prévoit de revenir ici même, n'est-ce pas ?

Il se frotta le menton, avant que ses lèvres s'étirent paresseusement en un demi-sourire quasi machiavélique.

— Mais je vous pose la question : comment pourra-t-elle demander des comptes à Alicia si elle n'est plus capable de retrouver la Moon House ?

Je mis un certain temps à comprendre où il voulait en venir.

— Tu... tu peux cacher le manoir ?

— Non, mieux encore, riposta-t-il avec un air de félin. J'ai le rituel parfait pour la faire enrager. Il va nous falloir une plâtrée de sel, par contre. Dix kilos sans doute. Mettons quinze pour être tranquille. Alors, ronronna-t-il en se frottant les mains, qui va aller faire les courses ?

Gregory avait raison : le rituel qu'il prévoyait d'accomplir rendrait folle n'importe quelle personne saine d'esprit. Non seulement la Moon House deviendrait indétectable pour les sorciers, empêchant toute transposition à ces abords, mais le sortilège de protection aurait aussi pour effet que tout mage souhaitant s'y rendre serait subitement frappé de désorientation, incapable de se repérer dans l'espace, quand bien même il se déplacerait avec le plus vieux moyen de locomotion au monde : ses jambes.

— Mais... si le rituel affecte tous les sorciers, objectai-je, incertaine, comment vais-je moi-même retrouver le chemin de la Moon House ?

Gregory s'interrompit dans sa tâche pour me dévisager avec un tel effarement que je crus que le mot « débile » était inscrit sur mon front.

Nous nous tenions sur le seuil de la Moon House. Maintenant que le plan avait été décidé, chacun vaquait à sa tâche : Mme Miller continuerait de veiller sur Lyse et Chris et nous préviendrait en cas de réveil indu ; Helena s'était dévouée pour dénicher, au seul supermarché ouvert de nuit, la montagne de sel demandée par le sorcier ; et Shawn avait disparu avec Frédéric, peut-être pour discuter de la suite des événements, il n'avait pas jugé utile de me prévenir...

Quant à mon professeur particulier, il avait entrepris de tracer à la craie blanche un entrelacs complexes de runes sur la porte d'entrée du manoir, dans l'attente du retour d'Helena avec sa cargaison.

— Parce que tu vas m'aider à exécuter le rituel, déclara-t-il sur le ton de l'évidence. Rassure-moi, tu manques de vivacité parce qu'il est plus de trois heures du matin, ou tu es toujours aussi...

— Ne termine pas ta phrase, grinçai-je, vexée d'avance par l'adjectif qu'il avait tardé à choisir.

— Le rituel n'a pas d'effet sur les sorciers directement impliqués dans sa réalisation, explicita-t-il, réprimant un ricanement.

— Et Vicky ? m'inquiétai-je.

— Vicky va apporter sa pierre à l'édifice. Elle est présentement sur la route, en train d'apporter les derniers ingrédients dont nous avons besoin. Tu crois sincèrement que je n'ai pas pensé au fait que...

Le battant qui s'ouvrit et manqua de lui écraser le nez le coupa dans sa leçon.

Gregory évita de justesse le lourd panneau de bois, qui dévoila un Michael ahuri de se retrouver ainsi nez à nez avec le sorcier.

— Nom d'un... ! s'écria ce dernier, dont les ondes sortirent leurs griffes en même temps que leur propriétaire.

— Désolé, je ne pensais pas que..., s'excusait déjà Michael, fidèle à ses habitudes affables.

— Mais qui voilà, l'interrompit sans égard le sorcier, rajustant son manteau d'un geste sec. Notre intello à la langue bien pendue. Comme on se retrouve.

Son sourire dédaigneux était la preuve qu'il n'avait pas oublié la façon dont Michael lui avait tenu tête pendant la prise d'otages. Devais-je en déduire qu'il était rancunier ?

— Je m'appelle Michael, le reprit mon ex, un peu piqué par la moquerie.

— Joli prénom, répliqua Gregory avec un sourire narquois, mais je ne te promets pas de le retenir. Maintenant, si tu permets...

Et il lui fit signe de débarrasser le plancher.

Si le traitement qui lui fut réservé le vexa, Michael n'en montra rien. Il se contenta de m'entraîner à sa suite vers le parc où Sandy montait la garde par acquis de conscience, en compagnie de Charlotte. Cette dernière mettait un point d'honneur à ne pas quitter Gregory de ses yeux aux cils noircis de mascara.

Le froid s'était fait plus âpre avec l'avancée de la nuit, si bien que mes collègues marchaient de long en large pour lui résister. Leur souffle dessinait des volutes éphémères qui disparaissaient dans la brise.

À mi-chemin, je retins Michael par la manche de son blouson, cédant à ma curiosité autant qu'à ma culpabilité.

— Tu as vu Jack ?

— Il s'occupe de la ligne d'urgence. Il a insisté pour me remplacer.

— Je vois...

J'imaginais le jeune homme cloitré dans le petit bureau, les idées noires et les mains roulées en poings, bouillonnant d'impatience à l'idée que Gregory foute le camp.

— Il s'est passé quelque chose, pas vrai ? devina Michael.

Mes yeux alourdis par la fatigue firent la navette entre Sandy et le sorcier, qui poursuivait, avec une adresse et une mémoire prodigieuses, sa toile tarabiscotée de runes et sigils, seulement éclairé par la lanterne en laiton suspendue à l'avant-toit. Je remarquai, un peu désemparée, les coups d'œil furtifs que la Première Chasseuse jetait au mage.

Sandy ne pouvait quand même pas être intriguée par cet énergumène, si ?

— Gregory aime bien semer la zizanie, préférai-je éluder.

— Gregory a l'ouïe fine ! clama l'intéressé depuis le seuil de la Moon House, sans daigner s'interrompre dans ses dessins.

Je roulai des yeux, passablement agacée. Je n'eus pas le loisir de répliquer puisque la porte du manoir bascula à nouveau, jouant avec les nerfs du sorcier :

— Je vais sceller cette foutue porte si ça continue !

— N'en fais pas trop quand même, répliqua Shawn, le ton las.

— Qu'est-ce que c'est que ces bandages ?

La question de Gregory me fit froncer les sourcils ; je remarquai à mon tour les mains pansées de Shawn. S'était-il coupé un peu plus tôt ? Je ne m'étais aperçue de rien.

Shawn eut un mouvement de bras négligent, cherchant déjà à s'éloigner :

— Rien de grave.

— Fais pas le con, le disputa Gregory, qui tentait de masquer sa prévenance sous un air encore plus bourru que d'habitude. Je te règle ça en deux-deux.

De loin, j'observai comme il défit les pansements de façon cavalière et soigna scrupuleusement son ami. Lorsque ce fut fait, il prit la main gauche de Shawn entre les siennes, l'examinant de longues secondes. Les deux hommes échangèrent un regard lourd de sens.

Le pacte de sang.

De là où je me trouvais, je ne pouvais discerner le chiffre tatoué sur sa paume, mais son simple souvenir me glaça d'effroi. À mes côtés, Michael remua ; son flair d'Éclaireur avait compris que quelque chose se tramait.

Ni Shawn ni Gregory n'ajoutèrent quoi que ce soit. Leur complicité allait au-delà des mots. Shawn se dégagea et, sur un sourire fugace, il laissa le sorcier peaufiner son rituel. Je me tendis, boule d'anxiété et d'impatience, quand je compris que le jeune homme se dirigeait vers nous. Ce n'était pas moi, toutefois, la cible de son regard orageux : c'était Michael.

L'Éclaireur leva à demi les bras en une personnification de l'impuissance.

— Ils sont simplement allés au cinéma, se justifia-t-il une fois Shawn à notre hauteur. Je n'aurais jamais pensé qu'ils allaient avoir maille à partir avec un manifestant.

Une seconde. Depuis quand tout le monde se sentait-il l'obligation de rendre des comptes à Shawn ? La situation s'était-elle à ce point inversée ?

— Quel manifestant ? réagit celui-ci, un pli de contrariété barrant son front.

— Ce... n'est pas pour ça que tu es là ? lui demandai-je, plus que surprise qu'il ne soit pas encore au courant de l'affaire.

— Non, me détrompa-t-il, et il leva sa main gauche pour se frotter la tempe, peinant clairement à garder les yeux ouverts.

En un instant, j'oubliai Mark Raizenne, Calyo et la zone à défendre qu'était devenu le manoir. Ces derniers événements, pourtant si éprouvants, s'étaient réduits à un bruit de fond lointain, aussi insignifiant que des gouttes de pluie dévalant une vitre, car mes yeux avaient accroché sa paume et le chiffre sanglant qui y figurait.

Vingt-huit.

Un de moins que ce matin.

***

Coucou! Deuxième partie de ce chapitre mettant à l'honneur notre reine des neiges 😁❄️ J'espère qu'il vous aura fait rire. Plus j'avance dans cette histoire, plus je prends plaisir à écrire ce personnage. Il est tellement insupportable 😂

Suite et fin la semaine prochaine, normalement!

Je vous souhaite de passer un bon weekend ensoleillé 🌞 Profitez bien de vos vacances si vous en avez. Bisous 😘💖

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