Épilogue

Trois mois.

Trois mois, déjà.

Trois mois, seulement.

L'été était passé, comme une parenthèse éphémère au parfum de sable chaud, de crème solaire dans les cafés de bord de mer, de sorbets dégustés au bord de l'eau.

Rituel familial, vacances en Bretagne.

Toute notre famille s'était entassée dans l'auto pour une journée passée sur la route et vingt autres enfermés ensemble dans une petite location au charme vétuste. Monica nous avait gratifiés de sa présence à la dernière minute. L'incruste, débarquée la veille du départ la bouche en cœur, avait été accueillie à bras ouverts par des parents comblés de bonheur.

Une personne de plus dans la voiture, qui chantait faux sur les chansons diffusées à la radio et dévorait sans vergogne les biscuits prévus pour le quatre heures. Une personne de plus dans le lit deux places que Chris et moi avions pensé jouer à pierre-papier-ciseaux. Au bout du compte, hop, les filles dans le grand lit et Chris dans le petit, avec les pieds qui dépassaient du matelas et de la couverture élimée.

Pas un moment de répit, pas un moment de silence. Du petit-déjeuner au dîner, c'était une mélodie continue, qui se poursuivait dans le lit où Monica, chuchotant pour ne pas troubler le sommeil de Chris, me racontait sa vie, ses études, son amour. C'était là que mon cœur se serrait.

Pour autant, j'avais béni cette euphorie familiale : nos dîners de fête avec le poisson frais acheté au port ; nos jeux qui réveillaient les mauvais perdants sommeillant en nous ; nos disputes qui animaient la petite bâtisse de pierre. Je l'avais bénie, parce qu'elle avait comblé un peu ce vide qui ne faisait que se creuser, encore et encore, depuis qu'il était parti.

J'avais souvent couru aussi, le long de la mer. J'aimais remonter la jetée qui s'enfonçait dans les eaux battues par les vents. Mes seuls moments de solitude. Là, je regardais le gris du ciel, qui se confondait avec le bleu sauvage de l'océan, et je me faisais des promesses. Croix de bois, croix de fer, je vais l'oublier, passer à autre chose.

Des promesses en l'air. Car même perdue au milieu de la Bretagne, à des centaines de kilomètres et dans un autre monde, c'était son visage que je cherchais dans la foule.

À la tristesse succédait parfois la colère. Une colère qui me propulsait dans des sprints débridés. Une colère qui me donnait envie de hurler, pieds plantés dans le sable, sur l'océan couronné de nuages qui avait l'exacte nuance de ses yeux.

Je me disais : bon débarras. Lâche. Idiot. Je te déteste. Où que tu sois, je te maudis pour ce que tu as fait et ce que tu n'as pas fait.

Je préférais la colère à la tristesse. Je me sentais moins misérable.

Que je sois ivre de rage ou de chagrin, une seule question demeurait, aussi tranchante qu'une lame : pourquoi ?

Et c'était à force de me poser cette question, de ployer sous le poids de l'incertitude, que j'avais finalement pris une décision.

*

Je reprenais les cours le lendemain. L'été était passé, dans cette brume au goût de sel. Je l'avais vécu à demi, il m'avait paru un long songe, et déjà la rentrée, le train-train quotidien.

En deux mois, je pouvais compter mes visites à la Moon House sur les doigts des mains. Y aller me faisait mal, pour tant de raisons différentes. Frédéric n'avait rien dit, par gentillesse, par pudeur, et j'étais bien consciente du traitement de faveur auquel j'avais droit.

Il était dix-sept heures, en ce dernier dimanche de vacances. J'essayais de ne pas me laisser gagner par le blues de pré-rentrée. Une tâche ardue, encore plus lorsque mon regard tombait malencontreusement sur mon sac à dos que je n'avais pas encore bouclé. Mon seul réconfort était Lyse, que j'allais de nouveau voir tous les jours. La jolie blonde trépignait à l'idée d'entrer en première.

Parfois, ma meilleure amie était un puzzle dont il me manquait encore quelques pièces.

Je me détournai de mon bureau et de mes cahiers pour une activité hautement plus réjouissante : le choix de ma tenue. J'hésitais encore entre un style casual et un autre plus féminin, pour dévoiler mes jambes et mon léger hâle estival (parce que bon, la Bretagne n'était pas la Côte d'Azur), lorsqu'on frappa à ma porte.

Chris passa la tête dans l'entrebâillure, me demandant :

— Je peux entrer ?

— Tu tombes bien, fis-je en l'invitant à entrer. Pour demain, tu me conseillerais plutôt petit jean moulant ou mini-jupe ?

Et je brandis les deux vêtements sous son nez, récoltant un regard abruti de vache en pleine rumination.

— Tu ne trouves pas que cette jupe est un peu courte pour aller au lycée ? grommela-t-il en louchant sur l'objet du délit.

Les bras m'en tombèrent. Je le contemplai, mi-effarée mi-révoltée :

— Tu sais quoi ? Tu m'as décidée.

Je rangeai ostensiblement mon jean et me mis à la recherche du petit haut parfait pour aller avec ma jupe à volants. Chris se racla la gorge mais s'abstint de tout commentaire.

— Tu voulais quelque chose en particulier ? bougonnai-je.

— Oui, reprit-il, piétinant sur place. En fait, je me demandais si... tu n'avais pas changé d'avis par rapport aux parents.

Je cessai de farfouiller dans mon armoire pour le considérer avec attention.

Il était vrai que, l'été durant, Chris avait fait des pieds et des mains pour me persuader de faire mon « coming-out » auprès de mes parents. Tentatives qui s'étaient heurtées à un refus catégorique de ma part. Pour autant, il ne se décourageait pas, et je devais reconnaître que sa ténacité dans cette entreprise rivalisait avec la mienne.

— On en a déjà parlé, soupirai-je.

Je l'avais dit sans agressivité, ma colère retombée comme un soufflé ; je savais qu'il souffrait de cette situation et voulait bien faire.

— C'est mieux pour eux, crois-moi, ajoutai-je simplement en reprenant mes recherches.

J'avais enfin réussi à mettre la main sur un t-shirt blanc, l'un de mes préférés, quand je remarquai que Chris n'avait pas bougé d'un poil. Il me regardait toujours fixement, attendant que je me détourne de mes fringues à son profit. Je levai un sourcil interrogateur.

— Autre chose ?

— Tu y vas là, pas vrai ?

Chris avait encore du mal à prononcer les mots « autre dimension », « Filthy », « Moon House »... Je me retins de lever les yeux au ciel et fis oui de la tête.

— Tu pourrais demander à ton chef s'il y a du nouveau sur les deux types qui ont réussi à s'enfuir ?

Je sus tout de suite à qui il faisait référence : à ce taré de Gregory et à...

Mes mains se crispèrent sur le tissu.

Je n'avais jamais dit à Chris, pour le rituel. Lyse était la seule à qui j'avais confié ce qui l'avait précédé, et encore, sans m'attarder sur les détails. C'était trop intime, trop... douloureux. Mon frère, eh bien, je supposais qu'un vieil instinct subsistait, qui me poussait à ne pas lui dévoiler ce qui risquait de l'inquiéter outre-mesure.

— Ne t'inquiète pas, je suis sûre qu'il n'y a plus rien à craindre de leur côté, me bornai-je à répondre.

Et c'était la triste vérité. Même Gregory la Main blanche avait disparu dans la nature. Après leur coup d'éclat raté, il jugeait sans doute préférable de faire profil bas quelque temps.

— Et le passage, alors ? insista Chris, et son ton empressé témoignait de sa préoccupation. Et s'ils cherchaient à le réutiliser ?

— Je te l'ai déjà dit, répondis-je avec calme. On l'a refermé, il n'y a plus de souci à se faire.

Aïe, encore une semi-vérité. Les habitudes avaient la dent dure.

J'avais dit à Chris que la faille avait été rebouchée. Or, ce n'était pas tout à fait vrai.

Certes, nous avions été plusieurs sorciers sur le coup. Hyppolyte, bon gré mal gré, était venu prêter main forte, et le Conseil, conscient de l'urgence de la situation, avait envoyé à GhostValley deux sorcières également capables d'effectuer des voyages entre les dimensions. Nous avions consulté bien des ouvrages à la recherche d'un indice, d'un rituel, n'importe quoi qui nous aurait permis de verrouiller cette porte à tout jamais.

Un bel échec.

La seule solution avait été de la réduire, réduire, réduire encore... jusqu'à la concentrer dans une des branches du saule. Un pis-aller, mais qui avait le mérite de la rendre quasi indétectable. Les sorcières avaient ensuite jeté un sortilège sur l'arbre, une sorte de répulsif pour créatures des ténèbres. Il ne sentait pas la citronnelle ni l'eucalyptus, mais je ne doutais pas de son efficacité. Restait le problème de la Main blanche mais, à ce jour, il n'avait pas réapparu.

Avec un peu de chance, il s'était noyé dans son flot ininterrompu de paroles insipides...

— Tout va bien, dis-je donc à Chris.

Je parvins même à contrôler le tressautement de mon sourcil. Mon frère parut rassuré... pour le moment. Je ne doutais pas qu'il reviendrait à la charge sous peu. Nos caractères bornés étaient de famille.

— Si tu le dis, fit-il en hochant pensivement la tête. Tu rentres tard ce soir ?

— Non, je vais juste voir mon chef pour le planning et une collègue, pour savoir comment elle va.

— Cathy ? m'interrogea-t-il.

Oh, comme je la connaissais, cette expression d'espoir balbutiant, cet embarras qui mettait le feu aux joues et faisait chavirer le cœur. Je tâchai de rester de marbre face à mon frère, ne sachant quoi faire de l'intérêt qu'il portait à la Chasseuse Expérimentée depuis qu'il l'avait croisée au lycée. Visiblement, son visage de poupée slave l'avait conquis dès la première seconde.

— Non, Sandy, le corrigeai-je.

— Oh, d'ac. Euh... ben, à tout à l'heure alors.

Et il battit en retraite, se cognant même à la porte dans sa hâte de déguerpir au plus vite.

Non, décidément, je ne savais pas quoi faire.

Je tentais de déterminer l'ampleur de ce crush tandis que je rejoignais le passage interdimensionnel : un coup de cœur ou... un coup de foudre ?

Je me demandais encore quelle attitude adopter dans le bureau de mon chef, dont le discours sur les rondes prévues paraissait le bourdonnement lointain d'une mouche.

J'y pensais toujours au moment où je frappais à la porte de la chambre de Sandy, qui tardait à m'ouvrir et laissait ainsi libre cours à mes réflexions sentimentales.

— Elle est dehors, dans le jardin de derrière il me semble.

À la simple entente de cette voix, je manquai d'oxygène. Un vrai poisson hors de l'eau, la bouche en cul de poule en prime.

Michael. Il s'était arrêté dans son élan, une pochette sous le bras, probablement venu voir une Chasseuse pour parler d'une mission.

— Oh, fis-je en m'écartant de la porte.

De gêne, je baissai le regard.

Quatre semaines et trois jours. Voilà depuis combien de temps je n'avais pas vu le jeune Éclaireur, et encore, la dernière fois, nous nous étions croisés en coup de vent. L'avais-je évité ? J'essayais de me persuader que non, mais au malaise qui m'envahit tandis que je lui faisais face, c'était peut-être le cas finalement.

— Tu vas bien ? Tu as passé de bonnes vacances ?

Il avait parlé d'un ton égal, avec un sourire courtois. Un peu comme... avant. Avant notre rendez-vous. Avant notre premier baiser.

Mon cœur se pinça méchamment dans ma poitrine.

— Plutôt, même s'il a beaucoup plu, avouai-je dans un petit rire.

Rire qui ne fit pas long feu.

— Et... et toi ? rebondis-je en m'éclaircissant la gorge. Tu as pu partir ?

— Deux semaines pleines, m'apprit-il, redressant par habitude ses lunettes sur son nez. Frédéric a été assez arrangeant, ma famille était aux anges.

— Surtout Danielle, je suis sûre, dis-je avec un petit sourire.

Je me souvenais encore de la photo qu'il m'avait montrée, de la complicité évidente entre les jumeaux.

— Oui, surtout Danielle, convint-il avec une pointe d'amusement.

Michael portait un t-shirt gris clair, qui faisait ressortir le grain chaud de sa peau et l'éclat lumineux de ses yeux. D'ailleurs, ces derniers étaient rivés aux miens, et je peinais à soutenir leur poids. Ils ne contenaient ni colère ni rancœur, mais leur couleur d'émeraude faisait resurgir des émotions que je m'interdisais de ressentir.

Je me demandais parfois où il avait trouvé la force de me pardonner. Le méritais-je seulement, ce pardon ? J'avais tout gâché, et je devais vivre avec cette culpabilité. Si j'étais honnête, je dirais qu'une partie de moi, celle qui avait toujours été plus raisonnable, aurait souhaité revenir en arrière. Faire les bons choix, si tant est qu'ils existent.

— Je reviens à partir de la semaine prochaine, l'informai-je, replaçant nerveusement mes cheveux derrière mon épaule. Je te verrai mardi, je suppose ?

— Je serai là, fidèle au poste, confirma-t-il.

Et il m'offrit un dernier sourire, distant, professionnel, qui renforça cette horrible impression que j'avais. Celle d'être redevenue une fille parmi tant d'autres.

— À mardi alors.

Et je le contournai en essayant de sauver les apparences, de ne pas lui faire voir ce mal-être qui me suivait partout désormais et qui m'enchaînait telle une prisonnière.

Je trouvais Sandy à l'endroit indiqué, dans le petit parc qui entourait le manoir. Elle marchait au milieu des fleurs et des herbes hautes, lunettes de soleil sur le nez, cheveux auréolés de lumière. Le téléphone collé à l'oreille, elle hochait la tête à intervalles réguliers, bien que son interlocuteur ne puisse pas la voir. Enfin, interlocutrice : je devinais qu'à l'autre bout du fil, c'était l'une de ses petites sœurs qui lui racontait ses malheurs.

Craignant de la déranger, je m'apprêtais à faire demi-tour, mais la Première Chasseuse me fit de grands signes de main, ses lèvres dévoilant ses jolies dents à la ligne un peu imparfaite, qui donnait tout son charme à son sourire.

— Ellie, est-ce que je peux te rappeler tout à l'heure ? l'entendis-je dire. Alicia nous fait une visite surprise.

Il lui fallut encore quelques secondes avant de pouvoir se libérer, le temps pour moi de la rejoindre et de m'asseoir dans l'herbe. Comme à chaque fois, l'énergie qui irradiait de la terre agit comme un onguent, apaisant le désordre de mes sentiments.

Sandy se laissa tomber à côté de moi avec un petit hennissement de soulagement.

— L'école reprend demain, et elle est dans tous ses états parce qu'elle entre au lycée.

— Comme je la comprends ! m'exclamai-je en songeant à ma propre rentrée. Les vacances sont toujours trop courtes.

— Lorsqu'on en a, marmonna-t-elle en retour, le nez retroussé de contrariété. Une semaine, voilà ce à quoi j'ai eu droit. Visiblement, la Première Chasseuse doit avoir le sens du sacrifice. Je suis restée à GhostValley presque tout l'été pendant que les autres s'envolaient vers des destinations paradisiaques. Si tu voyais le bronzage de Laurine... ajouta-t-elle dans un grognement bougon.

Je me retins de rire de son expression renfrognée et compatis à sa situation.

— Frédéric te doit une augmentation, affirmai-je avec ferveur.

— Ou un mois de vacances, je lui laisse le choix.

Elle cueillit une marguerite qu'elle porta à son nez. Une grimace déformait toujours ses lèvres roses, qui disparut quand elle pivota vers moi :

— Et toi, alors ?

— J'ai dormi pendant presque trois semaines dans la même chambre que Monica et Chris : l'une parle pendant son sommeil, l'autre ronfle. C'était un concert intéressant.

Sandy pouffa de mon air blasé que j'exagérais exprès pour l'amuser.

— Non, je plaisante. C'était sympa d'être en famille.

— Même avec ta sœur ?

— Même avec ma sœur, confirmai-je, et j'en étais la première surprise. Disons qu'avec Monica, on ne s'ennuie pas, et c'est exactement ce dont j'avais besoin après...

Je pinçai les lèvres, glissant mes doigts entre les brins d'herbe tiédis par le soleil.

— Je n'ai pas osé demander à Frédéric.

Je plantai mon regard dans le sien. Inutile d'en dire plus, Sandy avait compris. Elle afficha un air contrit, remua la tête de droite à gauche.

— Rien. Ni sur la Main blanche, ni sur Mason. Les deux se sont volatilisés sans laisser de trace.

Comme si aucun n'avait existé. Comme si mon imagination avait imaginé tous les moments que j'avais passés avec lui.

Cela faisait trois mois que je vivais dans l'ignorance la plus totale, dans le silence. Envolé, le lien que j'avais ressenti après le rituel. Il ne subsistait qu'une déchirure au fond de ma poitrine, une entaille qui saignait sans jamais cicatriser. Toutefois, je préférais avoir mal mal plutôt que de ne plus rien ressentir. Je redoutais le jour où mon corps se réduirait à une cavité insensible, inerte. Cela ne signifierait qu'une seule chose...

— Et l'avis de recherche ?

Des semaines que je craignais qu'il ne tombe, le transformant en une cible privilégiée. À nouveau, un signe de négation, et je me détendis.

— Toujours rien. Frédéric n'a pas dit aux Maîtres-Éclaireurs ce que tu avais fait, pour ne pas attirer l'attention. Celui avec qui Mason a collaboré doit continuer de le couvrir. Pour combien de temps encore, je l'ignore...

Un sentiment d'urgence me saisit. Il me conforta dans la décision que j'avais prise. Tout l'été, j'avais attendu, espéré. Je me disais : il reviendra, il a besoin de temps, mais les jours s'égrenaient avec une lenteur insupportable et n'apportaient aucune nouvelle. Rien.

Rien, rien, rien.

J'avais appris à détester ce mot.

Une absence pouvait se révéler si encombrante. Je n'étais pas d'une nature patiente, c'était même tout l'inverse : j'étais de ceux qui fonçaient dans le tas, qui agissaient puis réfléchissaient. Une téméraire, une casse-cou qui avait tenu son instinct en bride trop longtemps. J'étais arrivée au bout de ma résistance.

— Sandy, je...

Je m'interrompis, pris une nouvelle inspiration, avant de me lancer :

— Je n'en peux plus d'attendre. Ce n'est pas moi, ça : je dépéris à rester les bras croisés sans rien faire. J'ai besoin de savoir, alors...

J'annonçai, les mains serrées en deux poings résolus :

— Je pars à sa recherche.

Les yeux azurés de Sandy, limpides, donnaient à son visage une expression de foncière honnêteté. Ni sursaut, ni exclamation. La Chasseuse ne bougea pas, véritable statue dont seul le regard trahissait la vie qui l'habitait.

— Et j'ai besoin de ton aide, soufflai-je, ma voix se faisant incertaine.

En lui demandant ça, je savais dans quoi je l'entraînais. Enfin non, pour être franche, je ne mesurais pas tout à fait l'ampleur des dangers qui m'attendaient peut-être, mais peu importe. Tout plutôt que cette passivité qui me rongeait et me rendait folle.

Je m'en voulais, de lui demander un tel service, mais il fallait croire que ma culpabilité n'était pas assez dévorante pour m'arrêter.

— Je sais que tu as déjà beaucoup à faire, avec ton rôle de Première Chasseuse, et je ne veux pas te mettre en porte-à-faux vis-à-vis des Éclaireurs, mais...

Je lui pris la main et plaidai ma cause avec empressement :

— Sans toi, je n'arriverai à rien. S'il le faut, je le ferai seule, tu me connais, ajoutai-je en m'esclaffant sans joie. Sauf que je ne suis personne, juste une Chasseuse Expérimentée qui n'est même pas de ce monde. J'ai besoin de toi.

Comme elle gardait le silence, je la suppliai, ne tenant plus :

— S'il te plait, dis quelque chose. Ce suspense est insoutenable.

Sandy exhala un court soupir. Elle bascula la tête vers l'arrière, se perdit dans le bleu du ciel :

— Je savais que tu me dirais ça un jour. Je suis d'ailleurs étonnée que tu aies tenu tout ce temps, toi qui fonces toujours tête baissée d'habitude.

Elle pivota sur ses fesses pour se mettre face à moi, assise en tailleur.

— Et même si je m'y étais préparée, eh bien... je dois t'avouer que j'ai oublié tout le beau discours que j'avais préparé en prévision.

— Un beau discours plutôt fait pour me disputer ou pour m'encourager ? demandai-je en ouvrant de grands yeux innocents.

Un sourire vint adoucir son expression sérieuse.

— Pour tout t'avouer, je comptais plutôt te disputer, mais...

Son regard s'égara vers la fleur qu'elle tenait toujours ; je pouvais presque entendre les pensées se bousculer dans sa tête.

— J'ai du mal à comprendre le lien qui vous unit, avoua-t-elle avec un haussement d'épaules impuissant. De même, j'ignore si tenter de le retrouver est une si brillante idée, mais...

Ce « mais » me redonna un peu d'espoir, et je me redressai, tout ouïe :

— Je me dis qu'après tout ce qu'il s'est passé, après ce que tu as fait pour lui, tu mérites des réponses, finit-elle par dire, ses yeux perçants ancrés dans les miens. C'est la moindre des choses.

— Et c'est tout ce que je demande, dis-je dans un murmure.

J'attendis qu'elle reprenne la parole, mais elle se contenta de m'observer, un coin de sa bouche relevé avec amusement.

— C'est... c'est oui, alors ? fis-je sans trop oser y croire.

— C'est oui, confirma-t-elle pourtant, avec un hochement de tête.

Je poussai un cri et me jetai sur elle, l'enfermant dans une étreinte qui assurément l'empêcha de respirer pendant plusieurs secondes.

— Mais pas de risques inconsidérés ! m'avertit-elle, sa voix assourdie par mes cheveux dans lesquels son visage était enfoui malgré elle.

— Pas de risques inconsidérés ! déclamai-je.

— Menteuse, crus-je entendre dans mes mèches.

Quand je la libérai, Sandy reprit exagérément sa respiration, à croire qu'elle avait échappé au naufrage du Titanic.

— Je te préviens, ça risque d'être long et difficile.

— Je sais, acquiesçai-je.

— Et il faudra être discrètes.

— Je sais, répétai-je bêtement.

— Et tu feras exactement ce que je te dis.

J'ouvris la bouche, mais me ravisai.

— Je ne suis pas sûre de pouvoir te promettre ça, grimaçai-je.

Elle secoua la tête, autant d'attendrissement que d'exaspération.

— Ce n'est pas grave, tant que tu ne crées pas un scandale national, tout ira bien.

Elle semblait chercher à se rassurer elle-même.

— Ce sera notre petit secret, affirmai-je d'un ton emprunté digne d'un maître chanteur.

— Pour le meilleur et pour le pire, répliqua-t-elle.

Je levai une main joueuse et, après un instant d'hésitation, Sandy tapa vigoureusement dedans. Nos mains restèrent accrochées l'une à l'autre, en une prise forte qui eut sur moi le même effet qu'un ancrage. Ce geste voulait dire : je serai là, quoi qu'il arrive.

— Avec deux Chasseuses aussi douées que nous à ses trousses, Mason n'a aucune chance, prédit Sandy en m'adressant un clin d'œil assuré.

Et je mourais d'envie de la croire sur parole.

À nous voir comme ça, telles deux acolytes machiavéliques qui reprenaient du service, je cédai à une hilarité libératrice, visiblement contagieuse puisque Sandy se joignit bientôt à moi. Et plus je riais, plus je sentais que mon cœur et ma peine s'allégeaient.

Oui, ce serait long. Oui, ce serait dur. Et pourtant, malgré les obstacles qui jalonneraient notre chemin, j'étais étrangement sereine. Je me sentais prête à les vaincre un à un, sans peur et sans reproche, jusqu'à ce jour où je l'aurais à nouveau devant moi.

Là, enfin, je saurais. Je saurais s'il allait mieux, s'il avait changé de vie, s'il avait trouvé une forme de paix.

Et même si c'était loin de moi, même si j'en souffrais à chaque minute qui passait, c'était tout ce que j'espérais.

À suivre

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