Chapitre 8 - Culpabilité (2/2)

Une grimace plissa les coins de ma bouche quand je consultai ma montre : les aiguilles qui pointaient l'heure tardive paraissaient me narguer derrière leur glace. Il était onze heures et demie, et mes parents avaient réservé le restaurant pour midi. Sans surprise, la nuit avait été mouvementée, et j'avais oublié de mettre mon réveil. Je ne donnais pas cher de mon matricule si je ne me remuais pas les fesses pour de bon.

Je brossai vivement mes mèches, lâchant des petits miaulements aigus chaque fois qu'un nœud cédait en emportant un cheveu avec lui dans la tombe. Je ne pris même pas la peine de vérifier mon apparence : je n'avais emporté ni mon maquillage, ni la jolie robe à fleurs que j'avais prévu de porter. Je devrais donc convaincre des parents sûrement déjà bien remontés par mon retard de m'octroyer cinq minutes supplémentaires le temps de sauver les meubles. Surtout que Monica allait sans doute se faire aussi belle que pour un trente et un, juste pour être certaine d'avoir la vedette face à sa cadette...

La pensée me fit grogner d'énervement.

Je balançai en vrac mes affaires dans mon sac et m'assurai de n'avoir rien oublié avant de me lancer dans une course éperdue à travers le couloir. Sur ma route, je croisai une Chloé encore à moitié endormie qui descendait prendre son petit-déjeuner. Je faillis lui crier toute ma joie d'avoir été réconfortée et astiquée comme un sou neuf par Michael la veille, mais le petit ange sur mon épaule droite me soufflait qu'un tel comportement n'était pas très fair-play, surtout après son râteau de la veille.

Je dévalai les escaliers si vite que je manquai de me prendre le pied dans le vieux tapis rouge et bondis au bas des marches avec un saut d'antilope. Mais alors que je me précipitai vers la porte, vérifiant encore une fois ma montre qui avait, semblait-il, décidé d'accélérer le temps, je fus soudain interpelée par une voix grave et légèrement autoritaire. Je freinai des quatre fers et fis volte-face pour découvrir Jack, qui venait à ma rencontre, un livre à la main. Je me retins de trépigner devant la lenteur de sa démarche, qui n'était pas sans rappeler le défilé d'un top model sur le catwalk.

— Tu pars déjà ? me demanda-t-il.

Et ses yeux noirs, qui se plantèrent dans les miens, me parurent un peu accusateurs. Je n'étais jamais très à l'aise avec lui, et la sensation ne s'arrangeait pas avec le temps. Si Frédéric se comportait en papa poule avec nous, Jack, lui, avait la bienveillance d'un maton.

— Oui, mes parents m'attendent, me justifiai-je après m'être éclairci la gorge. Est-ce qu'on a des nouvelles des filles ?

— Cathy a dû être transfusée. Oliver a appelé ce matin pour nous dire qu'elle se sentait bien mieux. Quant à Nika, les résultats de ses examens sont tous bons. Elle sort en début d'après-midi.

J'accueillis la nouvelle avec soulagement. Le visage gris de Cathy et ses yeux révulsés m'avaient hantée toute la nuit.

— Sandy nous a fait son rapport hier soir, poursuivit-il en tournant les pages de son livre, et elle nous a expliqué que tes sorts avaient tous été neutralisés avant d'atteindre leur cible. Elle a parlé d'un collier, est-ce que tu peux confirmer qu'il ressemblait à ça ?

Il me tendit l'ouvrage ouvert, et je penchai la tête vers la photo qu'il me désignait de l'index. Elle représentait une pierre ocre aux contours irréguliers. L'image de l'amulette orangée, qui avait clignoté en siphonnant ma magie, me revint à l'esprit. Tout comme le rictus glaçant du démon qui nous avait terrassées en quelques minutes.

— Oui, son amulette ressemblait à ça, confirmai-je avec un hochement de tête. D'où sort-elle ?

— De l'Ordre de Támara, me renseigna-t-il avec une moue contrariée.

Devant mon froncement de sourcils perdu, il précisa, presque de mauvaise grâce :

— C'est un cercle de sorciers très restreint, qui ne compte qu'une poignée de membres dans toute l'Espéritie. Comme tu t'en doutes, la plupart versent dans la magie noire. Ils jouissent d'un certain prestige dans la communauté démoniaque, et ça, ajouta-t-il en tapotant la photo du doigt, c'est une amulette de protection qu'ils vendent à certains chanceux, si ces derniers ne sont pas contre le fait de débourser une petite fortune.

Je fixai la pierre ocre, dont les facettes plus sombres absorbaient la lumière à la façon d'un trou noir.

— Est-ce que... est-ce que ce Shawn figurait déjà dans nos fichiers ? demandai-je à l'Éclaireur, sans pouvoir masquer la curiosité qui se mêlait à mon inquiétude.

Curiosité qui atteignit des sommets lorsque Jack haussa ses sourcils avec éloquence.

— C'est compliqué, grommela-t-il.

— Compliqué ? répétai-je avec stupéfaction. Je ne vois pas en quoi c'est compliqué. Et si on le rencontrait à nouveau pendant une mission ? insistai-je. Et si...

Je faillis dire Et s'il revenait pour moi ?, mais je me ravisai. Je ne devais pas céder à la psychose : il n'existait aucune raison pour que ce monstre s'intéresse à moi d'une quelconque façon. Après tout, je n'étais qu'une Chasseuse, et certainement pas la plus douée.

— Tu en parleras avec Frédéric la prochaine fois, si tu veux, soupira-t-il en fermant son livre d'un geste sec.

Et avant que je n'aie pu ajouter quoi que ce soit, il avait tourné les talons pour retourner dans la bibliothèque. Sidérée par sa désinvolture, je restai plusieurs secondes la bouche ouverte, jusqu'à ce que le souvenir de mes parents et du resto dominical ne me reviennent en tête.

Bien évidemment, j'arrivai à bout de souffle chez moi, dix minutes après l'heure à laquelle mes parents avaient prévu de partir. Des exclamations exaspérées saluèrent mon arrivée quand je déboulai dans l'entrée. Je me déchaussais aussi vite que possible quand ma mère surgit devant moi, les poings sur les hanches et des mèches claires s'échappant de son chignon bohème. Ses yeux me lançaient des couteaux ; elle aurait fait flipper n'importe quel démon mangeur d'hommes.

— Le bus a été pris dans des bouchons, expliquai-je d'un ton plaintif.

Je n'avais rien trouvé de mieux pour justifier mon retard.

— Un dimanche matin ? Tu te moques de moi ? cingla ma mère.

Je grimaçai intérieurement : elle ne comptait pas me faciliter la tâche.

— Laissez-moi cinq petites minutes et j'arrive ! m'écriai-je en me précipitant dans les escaliers pour fuir la fureur maternelle.

Quand je fermai la porte de ma chambre derrière moi, je l'entendais encore qui me disputait d'une voix emportée depuis le rez-de-chaussée. Je balançai mon sac de sport dans un coin de la pièce et me jetai sur mon armoire. Je récupérai ma robe bleue à fleurs jaunes, la posai sur mon lit et me dépêchai de me déshabiller. Mais alors que je venais à peine d'enlever mon haut, ma porte s'ouvrit avec fracas dans mon dos. Ma mère, qui n'était visiblement pas d'humeur à demander la permission d'entrer. En soutien-gorge, je couvris ma poitrine avec mon tee-shirt avec une petite exclamation outrée.

— Écoute-moi bien, jeune fille ! tonna ma mère. La prochaine fois, tu n'as pas intérêt à...

Mais ses remontrances se muèrent en un cri horrifié qui me fit sursauter. Et quand je voulus me tourner vers elle, elle m'en empêcha d'une main sur l'épaule, et je sentis bientôt ses doigts effleurer ma colonne vertébrale. Un picotement de douleur me traversa le dos, et je compris aussitôt le problème. Je me figeai, crispée.

— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? souffla-t-elle.

Et elle appela mon père à la rescousse d'une voix tonitruante.

Par-dessus mon épaule, je parvins à apercevoir dans ma psyché la contusion violacée, zébrée de marron et de rouge, qui me barrait la peau. Je remarquai aussi le teint livide de ma mère, qui imaginait sans doute déjà les pires scénarios possibles. Mon cerveau entra immédiatement en ébullition pour tenter de trouver une réponse plausible à sa question.

— Ce n'est rien, je suis tombée hier, la rassurai-je.

Comme pour contredire mes propos, elle passa son doigt sur la bosse, et je ne pus réprimer un râle de douleur. Mon père choisit ce moment pour entrer en scène.

— Mon dieu, hoqueta-t-il.

— Marius, va me chercher la pommade à l'arnica, lui ordonna ma mère.

Mon père s'en alla aussi vite qu'il était venu, et je l'entendis trifouiller dans la salle de bains. Cela laissa suffisamment de temps à ma mère pour démarrer son interrogatoire. Ses yeux plissés me scrutaient à travers le miroir.

— Est-ce que quelqu'un t'a fait du mal ?

La question, autant que le ton sérieux qu'elle avait employé, me désarçonnèrent, mais je ne flanchai pas. Je n'avais pas droit à l'erreur. Je levai donc les yeux au ciel d'un air exaspéré et poussai un soupir râleur.

— Tu n'as pas entendu ce que je viens de dire ? Je suis tombée, répétai-je avec plus de conviction. En sortant du jacuzzi.

Quand mon père revint dans ma chambre, il brandissait la crème avec le même air victorieux qu'un saint-bernard retournant vers son maître, un bâton de bois coincé dans la gueule.

— Et les parents de Lyse n'ont pas jugé bon de nous prévenir ? s'offusqua ma mère.

La crème était si froide qu'elle m'arracha un frisson. Ma mère l'étala avec douceur, mais continuait de fulminer.

— Ils m'ont mis de la glace dessus. Je ne suis pas en sucre, non plus...

— Bon, le jacuzzi, c'est fini pour toi, décréta mon père. Tu aurais pu te briser la nuque.

— Ne soyez pas aussi rabat-joie, marmonnai-je en croisant les bras sur la poitrine. Je ferai attention la prochaine fois, promis.

Carole reboucha le tube et attendit que je me tourne vers elle. Ce que je fis avec réticence. Elle sonda longuement mon regard, mais je ne laissai rien paraître, à part mon agacement d'être cuisinée de la sorte. Et je tâchai surtout de ne céder aucune place au sentiment de culpabilité qui tentait de se loger dans ma poitrine.

Au bout de plusieurs secondes, ma mère leva la main pour me caresser la joue. À l'expression préoccupée qu'elle arborait, je ne sus si je l'avais vraiment convaincue.

— On t'attend en bas, ne traîne pas.

Mes parents me laissèrent seule avec moi-même, et je pus enfin me détendre. J'observai de nouveau la vilaine ecchymose dans la glace, et en même temps que la violence du choc me revenait en mémoire, je repensai à la voix veloutée de Shawn, ainsi qu'à son effrayante promesse, épée de Damoclès au-dessus de ma tête.

On se reverra.

***

Coucou 🙋🏻‍♀️

Voilà la fin du chapitre, qui était un peu plus court que d'habitude. J'espère qu'il vous aura quand même plu 🤗

Les parents d'Alicia s'inquiètent pour elle, et à juste titre 😅 qu'est-ce vous feriez à la place de notre héroïne ? Mettriez-vous votre famille dans le secret ? 😏

Comme prévu, le chapitre de la semaine prochaine sera également divisé en deux parties, je vous dis donc à mercredi 😘😘

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