Le ciel au-dessus de ma tête était sans nuage, d'un noir profond, et constellé d'étoiles brillantes. Comme autant de gouttes carmin sur un visage lunaire.
Mon ouïe m'avait lâchée. Le bourdonnement strident qui perçait mes oreilles vibrait si fort qu'il me rappelait le freinage d'urgence d'un train. J'en étais presque bercée. Il était si facile d'écouter ce son aigu qui masquait tout. De ne penser qu'à lui, pour ne pas réfléchir à l'image d'horreur qui s'était greffée sur ma pupille, ou au hurlement déchirant d'un homme à l'agonie. Le sifflement continu détournait même mon attention de cette sensation qui me brûlait atrocement le ventre et m'ôtait le souffle. Une impression d'échec, une culpabilité écrasante.
Non, il n'y avait plus que le ciel, et mes oreilles détraquées.
Un liquide poisseux collait mes cheveux à mon visage et à mon cou. Les mèches me tiraient quand je bougeais la tête. Une masse aux contours acérés me rentrait toujours dans le dos, et la zone endolorie se rappelait à moi par des pics de souffrance qui mettaient mes nerfs à vif. Des tréfonds de ma mémoire surgit une chanson, que ma mère me fredonnait à l'heure du coucher quand j'étais enfant. Elle avait l'habitude de caresser mon front avec tendresse et m'assurait de sa voix douce qu'aucun monstre n'était tapi dans les recoins obscurs de ma chambre.
Elle avait tort.
La voix chantante de ma mère emplissait mes oreilles lorsque je caressai distraitement ma bouche de mes doigts. Un goût métallique se posa sur ma langue, faisant se retourner mon estomac. Je mis alors ma main devant mes yeux et observai le rouge qui souillait ma peau. Et même si mes pensées s'entrechoquaient tels les flots d'une mer déchaînée, une peur instinctive me prit aux tripes.
Soudain, j'entendis un cri. Un cri étouffé, aux mots inintelligibles, comme s'ils me parvenaient à travers l'eau. Puis, le sol bascula sous moi, et le décor tangua comme sur un bateau ivre. Le ciel fut caché à ma vue, et le sifflement s'évanouit.
— Alicia, debout !
Quelqu'un me relevait de force, mais mes jambes mal assurées tremblaient trop pour soutenir mon poids.
— Dépêche-toi, elle va mourir ! MAGNE !
Je trébuchai, mais l'étau sur mes bras ne se desserra pas. Un nuage de poussière se souleva quand je fus littéralement traînée au sol, mes genoux raclant douloureusement contre les petits cailloux. Bientôt, on me plaça devant du sang. Une mare de sang. Il y en avait tellement que je ne discernais plus la peau cireuse sous le liquide écarlate. Pétrifiée, je ne pouvais en détacher mes yeux, alors que la fille gémissante allongée devant moi ne bougeait presque plus.
Mon visage bascula brutalement sur le côté, et une douleur cuisante se propagea sur ma joue.
— Réveille-toi, Alicia, MERDE !
Effleurant du bout des doigts ma peau lancinante, je remarquai enfin Laurine, qui me fixait avec une expression de fureur et de désespoir qui agit sur moi comme un électrochoc. Mon regard se reporta aussitôt sur Cathy. Elle avait perdu connaissance, et ses lèvres exsangues laissaient passer un souffle court, beaucoup trop rapide. La blessure causée par la flèche de Sandy me sauta aux yeux. Il fallait faire vite.
J'apposai mes mains sur la plaie suintante, et le sang sombre et chaud me mouilla la peau. Je fis de mon mieux pour calmer les battements précipités de mon cœur. De mes mains jaillit peu à peu une lumière dorée, aux reflets couleur de miel, preuve que le processus de guérison était en marche.
— J'ai appelé une ambulance, nous informa Sandy. Et Frédéric arrive.
Sa voix vacillait tant que je lui jetai un coup d'œil préoccupé. Un instant seulement, je perdis le fil de mon opération, faisant s'évanouir la lumière qui rayonnait de mes mains. Laurine étouffa un cri de colère et me pinça méchamment le bras, me suppliant de me concentrer. Elle tenait fermement la main de Cathy dans la sienne, et des larmes dévalaient la pente douce de ses joues. C'était la première fois que je la voyais pleurer, et sa détresse m'émut plus que je ne l'aurais imaginé. Je rassemblai mes esprits et, quelques minutes plus tard, la blessure de Cathy était refermée. Cependant, elle avait perdu trop de sang, et je ne pouvais rien faire contre cela.
Je me dépêchai de soigner la blessure laissée par mon couteau avant de me tourner vers les deux autres.
Nika tenait son crâne de sa main gauche, et une contusion bleutée enflait à vue d'œil sur son front. Quant à Sandy, je soignai sa fracture avec beaucoup de précautions. Je gardai les yeux rivés devant moi. Non loin de nous, la plaie béante qui traversait le cou de Wright continuait de déverser des filets de sang. J'essayai de ne pas penser au cadavre qui se refroidissait, aux membres qui se faisaient plus rigides de seconde en seconde, à la bouche tordue de douleur qui était restée ouverte.
Les minutes s'égrenèrent avec une cruelle lenteur. Quand Frédéric arriva enfin, accompagné d'une voiture de police et de deux ambulances, j'étais gelée et tremblais comme une feuille. Les gyrophares bleus donnaient par intermittence un aspect fantomatique à nos visages défaits. Je regardais sans les voir les secouristes qui s'activaient autour de nous. Je me rendis à peine compte de la couverture de survie qui fut déposée sur mes épaules car, devant moi, deux hommes entreprirent de mettre le cadavre de Wright dans un sac mortuaire. Deux autres ambulanciers s'occupèrent de charger Cathy sur un brancard, et Laurine se précipita à leur suite pour entrer dans l'ambulance. Nika monta à son tour, une poche de glace sur le front. Il fallait s'assurer qu'elle n'avait aucun traumatisme.
Les ambulances reprirent bientôt la route, mais Frédéric s'attarda pour s'entretenir avec les policiers, qui inspectaient le véhicule. Le corps d'Anton aussi avait été dégagé. Le regard égaré dans le vague, je me balançai d'avant en arrière dans une vaine tentative de soulager la tension qui crispait mes membres. Une main serra tendrement mon épaule : Frédéric. Je levai des yeux éperdus vers lui.
Quand je vis la douceur qui imprégnait ses traits, le demi-sourire un peu peiné qui plissait la commissure de ses lèvres, mes yeux se remplirent de larmes. Ce fut plus fort que moi. Je me mordis l'intérieur de la joue et baissai la tête vers les brins d'herbe, qui ployaient sous la légère brise nocturne. J'avais peur de lire de la déception dans son regard. Après tout, nous avions lamentablement échoué. Pourtant, au bout de quelques secondes, sa main vint maladroitement caresser le haut de mon crâne. Un peu comme s'il disait : « Tu as fait de ton mieux ». Mais était-ce réellement le cas ?
Le retour à la Maison de la Lune se fit en silence. Les mots étaient inutiles : qu'aurait-on pu dire pour atténuer l'horreur du meurtre auquel nous avions assisté ? Je surpris à plusieurs reprises la mine préoccupée de Sandy, qui me lançait des coups d'œil fréquents par-dessus son épaule, mais je gardai la tête appuyée contre la fenêtre. La vitre se couvrait de buée à chacune de mes expirations. Sous mes yeux passa à vive allure le chemin que nous avions parcouru en sens inverse seulement une heure plus tôt, alors que des jours entiers semblaient d'être écoulés.
Je tressaillis quand la voiture s'arrêta brusquement. Je m'empressai de regarder autour de moi : nous étions arrivés à la Moon House, et je ne m'en étais même pas aperçue. Mon chef s'était garé dans l'allée de graviers, derrière la voiture de Jack. Alors que j'émergeai à grand peine de mes funestes pensées, Sandy était déjà dehors et observait le ciel.
Frédéric se retourna sur son siège pour me considérer avec inquiétude.
— Tu vas bien ?
Je débouclai ma ceinture en me raclant la gorge et acquiesçai d'un simple hochement de tête. Une soudaine fatigue s'abattit sur moi, comme une chape de plomb, mais je savais que je peinerais à trouver le sommeil.
L'Éclaireur ne détournait pas ses yeux noisette de moi et, quand je saisis la poignée de la portière, prête à sortir à mon tour, il me retint d'un geste de la main.
— Sandy se chargera du compte rendu. Tu peux monter directement. Essaie de te reposer, d'accord ?
La proposition me soulagea, et je le remerciai du bout des lèvres.
Jack nous attendait dans le hall, assis sur les marches de l'escalier, la tête dans les mains. Il bondit vivement sur ses pieds quand nous franchîmes le pas de la porte. Son masque d'indifférence désinvolte était tombé : il nous examina de la tête au pied, et son soulagement fut évident quand il vit que nous étions indemnes.
— Oliver a rejoint les filles à l'hôpital, nous informa-t-il sans préambule.
La nouvelle me fit pousser un soupir rassuré. Oliver était le quatrième et dernier Éclaireur de notre maison. La vingtaine bien entamée, il portait une barbe rousse qui lui mangeait la moitié du visage et affichait un léger embonpoint dû à son goût prononcé pour la bonne cuisine. Il m'avait toujours fait penser à un ourson guimauve. Il en avait le moelleux, en tout cas, et il était l'épaule sur laquelle les filles aimaient pleurer en cas de coup de mou. C'était un peu le psy de la maisonnée, un pilier inébranlable sur lequel nous pouvions nous reposer, et il aurait sans conteste mérité une prime pour toutes les heures qu'il avait passées à nous tapoter le dos.
Frédéric eut l'air soulagé aussi. Les traits tirés par la fatigue, il passa sa main sur ses courts cheveux frisés. Sandy, elle, frottait inconsciemment son bras, et je ne doutais pas qu'elle se rappelait le craquement sinistre et la douleur fulgurante qui avait suivi. Frédéric se tourna vers elle :
— Allons-y.
Nous gravîmes tous les quatre les marches sans prononcer le moindre mot. Sandy se contenta de me serrer brièvement contre elle avant de suivre Jack et Frédéric dans le bureau de ce dernier, au premier étage. À pas lourds, je montai les dernières marches jusqu'au deuxième étage, où logeaient la plupart des Chasseuses.
Le calme qui régnait dans la chambre qui m'était réservée me désarçonna après les cris et la violence qui avaient empli la soirée. J'allai à la fenêtre et, après m'être assurée que personne ne rôdait dans le parc qui entourait la bâtisse, je tirai le rideau suranné d'un geste sec. Pour la première fois de ma vie, je ne me sentais pas en sécurité dans le manoir.
La lampe diffusait une lueur orangée chaleureuse, et je laissai mon regard s'attarder sur le mobilier simple, en pin, qui évoquait un chalet de montagne. Je sortis ma dague de son fourreau, détachai la ceinture qui retenait l'étui à couteaux et posai le tout sur mon bureau. Seule la lame qui s'était nichée dans le bras de Cathy était sale, et je la récupérai avant de me diriger vers la salle de bains.
Le reflet que me renvoya le miroir était à faire peur. La lumière crue émise par le néon accentuait sans m'épargner mes traits creusés, ma peau blafarde et mes lèvres sèches. J'avisai mes mèches collées à ma tempe par le sang séché, les traces écarlates grignotant ma peau jusqu'à ma mâchoire. Les mains agrippées à l'émail froid du lavabo, je sentis la pression quitter peu à peu mes membres raides. Les palpitations qui agitaient mon cœur étaient si fortes que mon pouls battait jusque dans mes oreilles. Quand ma gorge se noua douloureusement, je me rendis compte que cela faisait des années que je n'avais pas ressenti ce besoin. Celui de pleurer.
Je me frottai les yeux pour faire refluer les larmes et enlevai ma veste. Un élancement me parcourut le dos, et je retins une grimace. Je m'apprêtais à inspecter les dégâts dans la glace quand quelqu'un frappa à ma porte. Je me figeai, sourcils froncés, mais une voix me parvint bientôt du couloir :
— C'est Michael.
Depuis le seuil de la salle de bains, je fixai l'entrée de ma chambre, incapable de bouger. J'avais peur de lui faire face, avec ma tête de déterrée et, au fond du ventre, la crainte de l'avoir déçu, lui qui n'avait à aucun moment douté de moi. Mais un nouveau coup porté à la porte me décida, et j'allais lui ouvrir malgré mes réticences.
Mes yeux hésitants accrochèrent son regard grave. Les lèvres de Michael s'entrouvrirent de surprise quand il aperçut les vestiges de ma blessure au crâne.
— Je peux entrer ? me demanda-t-il à voix basse.
J'ouvris plus largement la porte pour le laisser passer, puis refermai tout doucement derrière lui.
Cela me faisait tout drôle de voir Michael là, même si ce n'était pas ma chambre à proprement parler. Il fit quelques pas dans la pièce, remontant ses lunettes sur son nez, et il passa maladroitement une main dans ses cheveux avant de me faire face. Il fixa mes mèches soudées entre elles par le sang, si longuement que je tentai une plaisanterie pour détendre l'atmosphère.
— On n'a pas été déçues : le démon était aussi coriace que prévu.
Mais, bien entendu, le cœur n'y était pas, et aucun rire ne vint accueillir ma blague lamentable.
— Ce n'est pas beau à voir, hein ? enchaînai-je tristement.
— Comment tu te sens ? demanda-t-il avec sollicitude.
— J'ai connu des jours meilleurs, concédai-je avec un petit rire, mais je vais bien.
Je savais que mon sourire de circonstance ne le leurrait pas. Moi-même, je n'étais pas dupe des efforts surhumains que je faisais pour ne pas craquer.
Michael remarqua alors la lumière allumée dans la salle de bains. Quand il entra dans la petite pièce en me soufflant de m'asseoir, je n'opposai aucune résistance. Je me laissai tomber sur ma couette, rassurée par le tissu un peu pelucheux que je sentais sous mes doigts. J'enlevai mes chaussures avec un soupir d'aise alors que le bruissement de l'eau du robinet adoucissait le silence. Michael reparut une minute plus tard, une serviette humide à la main. Sa cuisse se colla à la mienne lorsqu'il prit place à ma gauche. Il leva la serviette et attendit, comme s'il me demandait mon autorisation. J'avisai ses mèches un peu ébouriffés, son regard attentif aux reflets d'émeraude, puis fermai les yeux. Il entreprit alors de nettoyer ma tempe, avec beaucoup de douceur. La chaleur qui se dégageait du linge, qui fleurait bon la lessive, m'arracha des frissons.
Je lançai un regard oblique à l'Éclaireur : sa mine sérieuse alors qu'il frottait consciencieusement les traces de sang me fit sourire.
— Au cas où, je comptais prendre une douche avant que tu n'arrives.
Michael me gratifia d'une œillade amusée, mais aucune fossette n'apparut sur sa joue. Il continuait de passer la serviette brûlante sur mon visage avec une patience et une délicatesse qui me bouleversèrent. Quel contraste avec les coups et les souffrances que mon corps venait de subir. Les gestes de l'autre adolescent étaient empreints d'une telle tendresse que je finis par me laisser aller, ma tête suivant inconsciemment ses mouvements. Je remarquai alors que son autre main tenait la mienne et que son pouce traçait des cercles sur la peau fine de mon poignet.
— Il est mort par ma faute.
Les mots m'avaient échappé, et je me mordis l'intérieur de la joue. Michael s'interrompit et, plissant le front, me considéra avec perplexité.
— Sandy m'a dit de l'évacuer, avouai-je dans un chuchotement, mais Cathy était grièvement blessée. Je me suis dit : « Juste deux minutes. Deux minutes, le temps de la soigner, et j'emmènerai Wright ». J'aurais dû voir que nous n'avions pas deux minutes. Il s'est fait tuer à cause de moi.
Ma voix avait déraillé sur le dernier mot et, quand je clignai des yeux, une larme tiède roula sur ma joue.
La main de Michael se glissa dans le creux de mon dos, et je sursautai quand il me plaqua soudainement contre son torse. Je fus aussitôt enveloppée par son parfum, frais et acidulé, et mon angoisse s'apaisa. J'inspirai profondément l'odeur de sa peau et me blottis contre lui, alors que ses doigts se glissaient entre les mèches qui bordaient ma nuque.
— Ce ne sera jamais à cause de toi, affirma-t-il avec force, et sa poitrine vibra contre la mienne. Quoi que tu fasses. Ne l'oublie jamais.
Et ses bras me serrèrent encore plus fort contre lui. Un sourire timide naquit sur mes lèvres, et je lui rendis son étreinte, le cœur battant.
***
Coucou ! Voilà pour cette première partie de chapitre 😊 Un peu de calme après la tempête Shawn... 😅
La pauvre Alicia est un peu secouée (l'inverse aurait été surprenant 🙄), mais le plus important: Cathy est sauvée !! 🎉🎉
Comment avez-vous trouvé la scène avec Michael ? 😀
J'espère que ça vous a plu en tout cas! Merci de m'avoir lue 🤗 et à samedi pour la suite et fin de ce chapitre! Bisous 😘😘
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