Chapitre 5 - Professeur particulier (2/2)
Je me dis que c'était mon jour de chance quand je vis Michael contourner une étagère pour se rapprocher de ma table. Un frisson d'excitation me parcourut quand je me rendis compte qu'il avait l'air sincèrement content de me voir. Il était craquant, avec ses cheveux ébouriffés et son pull léger bleu qui flattait sa peau un peu halée. Il portait sous le bras un livre fatigué, dont la reliure en cuir partait en lambeaux. Il suivit mon regard et désigna l'ouvrage d'un signe de tête :
— Frédéric m'a chargé d'une tâche on ne peut plus réjouissante : numériser les 250 pages de ce chef-d'œuvre pour les envoyer aux Éclaireurs de NewHeaven.
NewHeaven était la capitale de l'Espéritie, là où se trouvaient les Maîtres-Éclaireurs et leur Conseil.
Je lui adressai une moue compatissante.
— Tu veux qu'on échange ? lui proposai-je. Je crois que je préfère encore passer une heure à faire des photocopies plutôt que de finir mes math.
Il sembla prendre conscience seulement maintenant du bazar de livres, cahiers et stylos éparpillés devant moi. Il vit aussi que la page face à moi était toujours vierge. Et ce que j'avais espéré sans trop y croire se produisit. J'en aurais trépigné de bonheur.
— Tu veux que je te file un coup de main ?
Je retins de justesse le cri victorieux qui faillit franchir la barrière mes lèvres, et j'affectai une mine détachée quand je lui répondis :
— Je ne voudrais pas t'embêter, tu as d'autres choses à faire.
— Ça ne m'embête pas, au contraire, m'assura-t-il en tirant vers lui la chaise qui se trouvait à ma gauche.
Il prit place à côté de moi et se pencha sur mon livre pour voir de quoi il en retournait. Il était si proche que son parfum citronné me chatouillait les narines. Je l'observai à la dérobée quand il remit distraitement ses lunettes en place, effleurant mon bras au passage.
— Des statistiques, constata-t-il. Qu'est-ce que tu n'as pas compris ?
Il tourna la tête vers moi, attentif. Je remarquai alors le petit grain de beauté qu'il avait au-dessus du sourcil droit.
— Hm, et si je te disais que je n'ai rien compris du tout ?
Il se mit à rire, presque sans bruit pour ne pas déranger le silence religieux de la bibliothèque.
— Reprenons ensemble, alors.
Sans attendre, il se lança dans des explications minutieuses, aussi claires que celles de Lyse, dessinant tableaux et schémas sur mon cahier d'un geste précis et dissipant avec patience tous mes doutes. Il n'y avait pas à dire, il avait une tête bien faite. Je n'étais pas sans le savoir : Sandy m'avait expliqué que Michael avait été repéré par un chasseur de tête quand il était encore en seconde et qu'il avait par la suite obtenu un score exceptionnellement élevé lors de son test d'accréditation. Cela me laissait admirative et, en même temps, je complexais un peu. À vouloir ménager la chèvre et le chou, l'école et ma mission, je n'excellais nulle part.
— L'écart-type est de...
Je pianotai sur ma calculatrice.
— 4,55 ?
Michael acquiesça avec un sourire.
— Exact.
— Génial ! m'écriai-je.
Je me pressai d'inscrire la réponse avant de fermer sèchement livre et cahier et de les pousser à l'autre extrémité de la table.
— À la semaine prochaine, leur lançai-je avec soulagement.
Ma réaction eut l'air d'amuser l'autre adolescent, qui s'adossa à sa chaise et croisa les bras sur son torse. Je me mordis la lippe et baissai la tête.
— Tu dois me trouver bête, non ? marmonnai-je.
Il secoua la tête.
— Pas du tout. On a tous nos points forts : le mien me permet de résoudre des problèmes de math, et le tien permet de sauver des vies. On sait tous les deux lequel est le plus utile, ajouta-t-il avec un clin d'œil.
Son compliment, sincère, me détendit, et je me laissai moi-même aller contre mon dossier.
— Si cela peut te faire plaisir, reprit-il, Frédéric parle beaucoup de toi, et c'est généralement en très bons termes.
Je rivai mon regard au sien, surprise.
— Vraiment ?
Il hocha la tête et étendit ses jambes devant lui. Quand sa cheville rencontra accidentellement la mienne, je ne m'écartai pas. Et lui non plus. Mon cœur fit une embardée.
— Je pense qu'il a prévu ta carrière dans les moindres détails, renchérit-il d'un ton joueur. Je ne serais pas étonné qu'il t'envoie dans la capitale à ta majorité.
— Ne te moque pas de moi !
Je m'esclaffai et, pourtant, ce qu'il me disait ne m'étonnait qu'à moitié. Frédéric me traitait de telle manière que j'avais parfois l'impression d'être sa fille. Je savais que notre rencontre n'y était pas étrangère, et Michael dut lire dans mon esprit car il enchaîna, un peu hésitant :
— Il ne m'a jamais vraiment expliqué comment tu avais atterri ici. Il m'a dit que tu venais de Pristine, mais il ne m'a jamais donné de détails.
Pristine. C'était le nom que l'on donnait ici à ma dimension. Si Filthy avait sombré dans l'oubli chez moi, mon monde était considéré ici comme un véritable Eden, pour la bonne et simple raison que les démons n'y avaient pas leur place.
Je passai une main dans mes cheveux, un peu incertaine.
— Tu promets de ne pas te moquer, si je te raconte ?
— Promis juré.
Il esquissa un sourire en coin, qui m'incita à me lancer :
— Eh bien... Quand j'avais dix ans, je...
Mais à peine avais-je entamé mon histoire que je fus interrompue par une fille qui déboula avec fracas dans notre petite bulle. C'est lorsque Michael et moi nous tournâmes vers la nouvelle venue que je remarquai à quel point nous nous étions rapprochés près l'un de l'autre. Je m'écartai de lui à regret pour considérer la combattante qui venait d'arriver.
Chloé. Une expérimentée, comme moi. Ses longs cheveux noirs ondulés glissèrent le long de ses joues lorsqu'elle s'arrêta devant notre table.
— Salut, Michael ! Salut, Alicia.
Je faillis lever les yeux au ciel tant il était flagrant que ma présence aux côtés de l'Éclaireur ne faisait pas partie de ses plans. La belle adolescente ne se départit pourtant pas de son sourire digne d'une pub de dentifrice. Elle avait souligné ses hautes pommettes d'un fard doré qui sublimait sa peau couleur miel.
— Tu vas bien ? me forçai-je à répondre.
Je dus me contenter d'un hochement de tête : elle dirigea presque aussitôt son attention sur l'Éclaireur. Avant de parler, elle me jeta quand même un coup d'œil inquiet, et je compris pourquoi quand je l'entendis lui dire :
— Tu as vu que la foire de HillVille avait enfin ouvert ?
Elle tâchait de cacher un peu son enthousiasme, mais il suintait par tous les pores de sa peau. Sauf que la réaction de Michael vint vite doucher ses espoirs.
— Oui, j'ai vu ça dans le journal.
Et ce fut tout.
Au tressaillement qui lui échappa, je vis que Chloé fut déstabilisée par la réponse laconique, mais j'eus envie de lui tirer mon chapeau quand elle ne se découragea pas et revint à la charge.
— Ah, cool ! répondit-elle avec un sourire un peu forcé. Je tenais à te prévenir, puisqu'on en parlait la dernière fois et...
Elle laissa sa phrase en suspens, priant sans doute pour que l'invitation qu'elle espérait de toutes ses forces finisse par tomber du ciel. Je me sentis un peu embarrassée d'assister à toute cette scène, encore plus quand Michael lança un...
— C'est sympa, merci.
... d'un ton décontracté.
Chloé braqua un regard incertain vers moi, et j'imaginais très bien ce qui lui traversa l'esprit : il n'osait pas accepter devant moi, avec l'interdiction en vigueur et la menace d'une sanction. Et à l'air décidé qu'elle afficha, je sus qu'elle retenterait très vite sa chance... seul à seule.
— Il la laisse dix jours, J'espère vraiment qu'on aura le temps d'y aller, enchaîna-t-elle en prononçant chaque mot avec insistance.
— Moi aussi, fit Michael.
Mais quand l'Éclaireur n'ajouta rien de plus, elle laissa échapper un petit rire tendu.
— Bon, bonne chance pour ce soir, Alicia, finit-elle par me dire avant de tourner les talons.
— Merci.
Mais elle n'entendit pas ma réponse : elle avait déjà disparu derrière une étagère. Je haussai les sourcils, un peu ahurie. Je l'aurais davantage plainte si elle avait mieux masqué son agacement de me trouver sur son chemin.
Michael poussa un bref soupir, qui me fit me tourner vers lui. Nos yeux s'accrochèrent pour ne plus se quitter. Au bout de quelques secondes de silence, il me dit, une expression indéchiffrable sur le visage :
— Ça te dirait d'y aller, toi ?
La question me désarçonna en même temps qu'elle provoqua des picotements dans mes membres.
Aller à une fête foraine, avec Chloé et lui ?
Devais-je être sincère et lui dire que je préférais qu'on m'arrache les poils des jambes un à un à la pince à épiler plutôt que d'assister toute une soirée au manège de séduction ostensible de la Chasseuse ?
Je choisis une réponse plus diplomate.
— Je ne crois pas que Chloé apprécierait que je vienne.
Ses yeux s'arrondirent de surprise, puis il s'esclaffa.
— Non, je voulais dire : juste toi et moi.
Juste toi et moi.
En entendant ces mots, je devins rouge comme une pivoine, mais un sourire irrésistible se fraya un chemin sur mes lèvres.
— Mais, tu ne crois pas que Frédéric désapprouverait ?
Michael posa avec nonchalance ses coudes sur la table et se pencha vers moi. Je frissonnai quand son souffle effleura ma joue.
— Frédéric n'a pas besoin de le savoir, si ?
Ses yeux pétillaient de malice.
— Tu es libre, vendredi prochain ?
Je réfléchis à toute allure. Il faudrait que je trouve une nouvelle excuse bidon à servir à mes parents, mais je me sentais prête à déployer des trésors d'inventivité pour me libérer. Il m'adressa un sourire craquant quand j'opinai de la tête.
— Vivement la semaine prochaine, alors.
Mais avant que je n'aie pu répondre, Sandy fit son apparition, le visage illuminé par un immense sourire.
— Chloé m'a dit que je te trouverais là ! Tu fais tes devoirs ?
— Oui, Michael m'a filé un coup de main.
Je lui lançai une œillade entendue, à laquelle elle répondit par un lent signe de la tête.
— Je vois... Tu veux venir taper dans le sac avant qu'on parte ou tu es trop... occupée ?
Elle me laissait une porte de sortie, mais après cette heure passée dans les chiffres, j'estimais qu'une pause s'imposait. Et puis, j'avais décroché le rancard tant espéré, je pouvais partir en paix.
— Je ne suis pas contre l'idée de me défouler un peu, soufflai-je en m'étirant.
— Et moi, je dois retourner au travail, renchérit Michael.
Il se leva de sa chaise et récupéra le livre à moitié mort qui risquait d'occuper le reste de son après-midi. Avant de s'en aller, il vrilla une dernière fois ses yeux émeraude dans les miens.
— Bonne chance pour tout à l'heure. Le client ne pouvait pas être entre de meilleures mains.
Je ronronnai presque de bonheur tandis qu'il s'éloignait, et quand mon attention dévia vers ses fesses moulées dans son jean, je fus prise en flagrant délit par Sandy. Mais elle fut bien obligée de retenir le cri faussement outré qui lui vint aux lèvres, bibliothèque oblige. Et pendant que je me pressai de ranger mes affaires, elle accourut vers moi et me chuchota :
— Voilà ce qu'on va faire. On va choper Nika, le paquet de bonbons qu'elle garde sans doute précieusement dans ses placards, et tu vas tout nous raconter de A à Z.
***
Ainsi s'achève le chapitre 6 ! Alicia s'est plutôt bien débrouillée finalement, n'est-ce pas? 🤩
Petite précision "terminologique": Espéritie se prononce "cie" à la fin (comme démocratie).
L'univers est enfin pleinement posé, vous avez (presque) rencontré tous les personnages: l'intrigue peut pleinement commencer ! 🎉🎊
M. Wright vous attend donc la semaine prochaine pour filer à l'anglaise: arrivera-t-il à bon port? 😈
Merci à vous d'avoir lu ce chapitre! Cliquez sur la petite ⭐ si le cœur vous en dit.
A samedi prochain 😘😘
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